Article rédigé par Jacques Bichot, le 13 octobre 2012
Les comptes de la sécurité sociale ont été approuvés par la Commission ad hoc il y a quelques jours. Aux précieux renseignements fournis par ces quelque 400 pages de chiffres et de commentaires s’ajoutent deux rapports récents de la Cour des comptes, l’un relatif à la certification des comptes des organismes du régime général, l’autre (plus de 500 pages) portant sur l’ensemble de la sécurité sociale. Il serait dommage de ne pas extraire de ces travaux quelques informations particulièrement significatives.
La première tient au fait que plus de mille pages sont nécessaires pour avoir un petit aperçu, encore insuffisant pour le spécialiste, de la situation et des perspectives de cette institution. Le niveau de complication institutionnelle est extrême. À cause de cette complication, deux éditions des comptes sont réalisées chaque année : l’une sort en juin ou juillet, l’autre en septembre ou octobre. Pour éclairer la préparation du projet de loi de financement de la sécurité sociale, sur laquelle les services planchent durant l’été, seule est disponible la première édition, qui ne traite que du régime général, parce que les autres régimes (plus de 60 % des prestations retraite, notamment) ne peuvent pas être traités dans les délais. La préparation initiale de la loi est donc réalisée en l’absence d’une partie importante des données qui seraient nécessaires.
Autre problème posé par la complexité institutionnelle : les comptes ne permettent pas vraiment de savoir quels régimes sont bien gérés, ni de déterminer lesquels doivent faire l’objet de mesures de redressement particulières. En effet, la tuyauterie qui sert à effectuer des transferts d’un organisme (y compris le Trésor public) à l’autre est tellement foisonnante et changeante que quasiment personne, et à coup sûr pas le parlementaire « de base », ne peut rien y comprendre. Le FSV (Fonds de solidarité vieillesse) est l’une des plaques tournantes de ce trafic de rentrées fiscales ou sociales (souvent d’ailleurs, on ne sait plus bien ce qui est prélèvement social et ce qui est prélèvement fiscal) et de transferts. Le monde politique et la haute administration ont mis en place, pour les finances publiques, l’équivalent des îles Caïman et autres Bahamas, c’est-à-dire de la finance off-shore : un lieu, ou plutôt un système, où les transactions importantes peuvent se s’effectuer à l’abri des regards indiscrets, dans une pénombre favorable à toutes les combines.
Par exemple, quel est le résultat des réformes des régimes de la SNCF et de la RATP qui ont eu lieu de 2005 à 2008 ? Les comptes permettent seulement de voir que les subventions étatiques à ces régimes spéciaux continuent à augmenter, ce qui est déjà mauvais signe. Un audit spécifique de la Cour des comptes permet heureusement d’y voir plus clair. Le résultat de ces diligences est, pour votre serviteur, à la fois réjouissant et navrant : réjouissant car il confirme ce qu’il avait pronostiqué dès que le détail des mesures prises a été connu, il y a quelques années ; et navrant, parce que c’est un constat d’échec, ou du moins de semi-échec. Plus précisément, les contreparties salariales accordées pour faire passer quelques mesures ont été telles que les économies pour les deux caisses de retraite sont minimes et les surcoûts pour les deux entreprises, importants.
Notamment, une compensation salariale ayant été la revalorisation des fins de carrière, la prolongation du travail au-delà de 53 ou 54 ans (moyenne de l’âge de départ à la retraite dans ces organismes) coûte affreusement cher, d’abord en salaires et ensuite en pensions, puisque celles-ci sont calculées sur les traitements de fin de carrière. Pour une réforme destinée à faire des économies en incitant les gens à prendre leur retraite moins tôt, c’est réussi !
Au hasard des chapitres, le lecteur peut tomber sur le régime des professions libérales (à l’exception des avocats, qui font barreau à part). Voici que ce régime, à la démographie extraordinairement favorable (80 cotisants en plus, pour 100 retraités, que dans le régime général) est quasiment sinistré. Que se passe-t-il donc ? Simplement ceci : beaucoup d’auto-entrepreneurs cotisent à la CIPAV, l’une des dix sections de la CNRACL, la caisse de retraite des professionnels libéraux. Or l’auto-entrepreneur moyen gagne dix fois moins que la moyenne des professions libérales, et donc cotise dix fois moins. Mais la compensation démographique qui draine l’argent des régimes ayant le plus de cotisants en proportion de ses pensionnés tient peu compte des revenus : l’arrivée des auto-entrepreneurs a donc coûté très cher à la CNRACL. Cette mésaventure, désagréable pour les médecins, architectes et autres experts comptables, est un signe de plus de l’inadéquation de notre système de compensation démographique – qui a fait l’objet de plusieurs rapports, notamment du Conseil d’orientation des retraites et de l’Inspection générale des affaires sociales. Il est clair que seule la fusion de tous les régimes par répartition en un régime unique apporterait une bonne solution à l’absurde fractionnement de notre système de retraites – mais nos hommes politiques, de gauche comme de droite, n’ont pas l’envergure nécessaire pour se lancer dans une telle opération.
Terminons cette galerie des horreurs par le régime des fonctionnaires locaux et hospitaliers. La Caisse qui le gère, la CNRACL, a de la chance : les postes de ces catégories de fonctionnaires ont longtemps poussé comme les champignons à l’automne, si bien qu’il y a beaucoup de cotisants par rapport aux retraités. Néanmoins, cet avantage a commencé à régresser petit à petit. Du coup la situation financière se gâte : 290 millions de déficit en 2010, 1 306 millions envisagés pour 2013. Comment ces déficits ont-ils été financés, et comment le seront-ils à l’avenir ? Telle est évidemment la question qu’on se pose. Mais les volumineux comptes de la sécurité sociale ne fournissent que des comptes de résultats, pas de bilans. Imagine-t-on Total ou l’Air Liquide privant leurs actionnaires et les analystes financiers de cette information indispensable ?
Heureusement, la CNRACL est gérée par la Caisse des dépôts, si bien que ses bilans figurent sur le site de cette institution. Pour les exercices achevés bien entendu : les bilans prospectifs, 2012 et 2013, seraient du ressort de la Commission des comptes de la sécurité sociale. Donc, nous avons des données jusqu’à 2011 inclusivement : elles montrent qu’en 2008 la CNRACL avait 2,16 milliards de fonds propres et, à l’actif, 1,13 milliard en valeurs mobilières de placement. Au 31 décembre 2011, il ne restait que 1,29 milliard de fonds propres et plus du tout de valeurs mobilières de placement : le financement des premiers déficits est donc éclairci. Mais pour la suite ? Où les 2,1 milliards d’excédent des dépenses sur les recettes prévus du 1er janvier 2012 au 31 décembre 2013 vont-ils être trouvés ? On aurait été content que la Commission, à défaut d’y répondre, soulève du moins cette question.
Ce rapide coup de projecteur montre au moins une chose : nos gouvernants successifs ont fait de la sécurité sociale un tel labyrinthe que plus personne ne peut s’y retrouver, ce qui la rend ingouvernable. Le moment d’une destruction créatrice est venu : notre sécurité sociale est obsolète ; il faut savoir liquider ce qui est vétuste et le remplacer par des institutions fonctionnelles.