Article rédigé par François Martin, le 05 octobre 2012
Dans nombre d’articles dans la presse, et nombre de conversations, il est d’usage de « taper sur les chefs ». Les entrepreneurs, et plus encore les politiques sont couramment accusés, hués, rendus responsables de tous les maux de la société, les vrais et les supposés.
Ceci fait partie, dit-on, du tempérament des peuples démocratiques, et plus encore du tempérament français [1]. Les français en cela se disent râleurs, Xavier Fontanet [2] dit qu’ils sont plutôt désobéissants, une précision intéressante, et pas si fausse.
Je ne me suis jamais vraiment inscrit dans ce schéma. En effet, ma longue expérience à l’export, dans des pays bien plus sinistrés que la France, m’a souvent montré que les gouvernements n’étaient nullement parfaits, et parfois, et souvent même, mauvais ou exécrables, que les situations politiques, économiques ou sociales étaient en général bien pires que chez nous, avec des montagnes à gravir et des échéances à passer proprement terrifiantes et insupportables. Affronter l’hyperinflation et le « mur de l’argent » au Brésil ou en Argentine, survivre avec la pègre et la violence sociale au Nigeria, sortir d’une grave guerre civile au Congo ou en Angola, de l’apartheid en Afrique du Sud, de l’extrême dénuement au Bangladesh, de la « civilisation de la tente et du chameau » dans les pays du golfe, ou même du carcan communiste en Russie, en Chine ou au Vietnam n’avait rien de facile. En cela, « rien de nouveau sous le soleil » des peuples et des nations, pour reprendre l’Ecclésiaste. Par contre, pendant toutes ces années, un point m’a semblé marquer une vraie différence, extrêmement sensible, entre la plupart de ces pays et la France, c’est la façon de recevoir la réalité et celle d’y répondre, tout ce qui touche à la lucidité, au sens des responsabilités, au caractère adulte, à la résilience. En d’autres termes, une des caractéristiques principales des français, que j’ai souvent observée par contraste, est une sorte de « tétanisation », de déni, d’infantilisme, face à la réalité et au danger. Ils sont atteints, et c’est frappant par rapport à d’autres peuples, d’un « syndrome de l’autruche » extrêmement marqué.
Le coupable c’est l’autre
A quoi le voit-on ? Quelques exemples le montrent facilement. L’un est, certainement, la faculté qu’a notre peuple de toujours s’en prendre aux autres, que ce soit nos chefs, l’administration, les riches, les pauvres, les étrangers, ou les autres français, ceux de gauche, ceux de droite ou ceux du milieu, pour expliquer ce qui ne va pas. Quand ce n’est pas le cas, la critique est en général collective, mais ne se traduit jamais, ou presque par la conclusion que « je suis » responsable de ce qui nous arrive. Pessimisme et introspection généralisés et permanents, mais pas d’autocritique positive, ni surtout de décisions personnelles de changer nos comportements, en premier lieu pour nous demander concrètement et de façon optimiste ce que nous devons faire pour améliorer les choses [3]. Souvent, même très souvent, la bonne volonté est là, mais elle nous conduit la plupart du temps à nous tourner vers ceux dont nous dépendons pour leur demander « qu’est-ce qu’il faut faire ? » au lieu de nous demander, chacun à nous-même, « qu’est-ce que je peux faire ? ». Il est bien connu que nous sommes des champions de la consommation des anxiolytiques et du pessimisme. Dans les enquêtes sur la réaction des peuples face à la mondialisation, les français sont parmi les plus négatifs, les plus positifs au monde étant… les habitants du Nigeria !
Un autre aspect, corollaire du premier, est notre attitude face au risque. Nous savons que les mots « risque » et « opportunité » désignent en réalité la même chose. Ils sont la traduction du même mot, le mot « changement », la seule différence étant notre attitude, notre regard. Or, en France, nous privilégions presque toujours le premier sens. Et cela nous tue littéralement. Ce qui me frappe, par exemple lorsque je discute une possibilité d’investissement, ou bien une mission de développement à l’export, c’est que mes interlocuteurs français, banquiers, entrepreneurs ou simples contreparties, intègrent immédiatement, en général, la notion de risque, alors que d’autres voient en premier lieu, même lorsqu’ils restent prudents et réalistes, l’opportunité, l’intérêt potentiel de l’opération. La conséquence de cela, c’est que le moindre effort, la moindre action ou dépense, dans ces conditions, sont perçus comme des fardeaux pesants. Pour bien faire, il faudrait que la chose réussisse sans y croire. Le résultat, c’est que nous perdons des opportunités innombrables que d’autres, plus malins, plus optimistes et plus généreux, saisissent à notre place, aggravant encore notre jalousie et notre pessimisme. Notre faiblesse rédhibitoire à l’exportation, lieu par excellence du risque et de l’opportunité [4], n’a pas d’autre explication véritable.
Le travail mal aimé
Un autre aspect de la même question est notre attitude par rapport au travail. Comme l’on sait, la vocation du travail en général, et de l’entreprise en particulier, est « d’unir les hommes pour construire la communauté » [5]. Pour cela, et malgré les divergences d’intérêt qui sont celles des employés et des patrons, doit prévaloir, de part et d’autre, une envie de la réussite commune et un amour du travail bien fait. Or en France, la méfiance réciproque est souvent si grande que le travail n’y sert plus à « unir les hommes pour construire la communauté », mais à donner à contrecœur le minimum indispensable pour en retirer, en contrepartie, le plus possible. S’il n’y a pas, dans l’entreprise, de « deal », de sentiment partagé d’un contrat gagnant pour tous, il est impossible que la productivité augmente, que la qualité des produits s’améliore, que l’on résiste à la pression accrue de la mondialisation. Un dialogue social à l’abandon, et pire, une attitude négative et pessimiste face au travail, c’est pour cela que nous coulons peu à peu.
Quelles sont les causes de cette situation ? Elles sont nombreuses :
L’une d’entre elles est certainement le fait d’être un pays du nord, un pays « riche ». Pays moderne avant les autres, puis ayant bénéficié, nonobstant nos apports civilisationnels, de la prédation coloniale puis, pendant la période postcoloniale, de la puissance politique, diplomatique, militaire, financière, commerciale et technologique, nous avons pris des habitudes de facilité. Pendant que les pays du sud donnaient dix d’efforts pour gagner un de résultat, nous donnions un pour gagner dix. Pour eux, aujourd’hui, donner dix est une habitude, et devient d’autant plus intéressant que le rendement de l’effort augmente, alors que pour nous il diminue. Ils apprennent à descendre la pente, alors que nous apprenons à la monter….
Une autre raison, c’est que nous avons négligé et sous-estimé ces pays. Nous avons fait fabriquer à bas coûts, ne pensant pas que nous pourrions un jour être égalés, et nous nous réveillons bien tard [6]. Bien que nous sachions, depuis longtemps, que ces peuples étaient astucieux et travailleurs, notre idée était bien de croire que nous étions de toute façon, osons le dire, plus intelligents, et qu’il y aurait ainsi un partage des tâches et de la valeur ajoutée, avec l’essentiel du profit pour nous, bien entendu. En d’autre terme, que notre « supériorité » intellectuelle et technologique nous assurerait, pour longtemps encore, le leadership. Belle erreur d’appréciation.
Mais ceci est vrai pour tous les pays occidentaux. Or tous ne souffrent pas du « syndrome de l’autruche ». A quoi tient l’exception française ? Plusieurs raisons.
Le goût de l’assistanat
La principale nous semble être historique. La clé m’a été donnée par Michel Rouche, et puis par un jeune chef d’entreprise italien. Il m’avait dit « Nous, en Italie, nous n’avions pas d’Etat, mais des principautés et des villes. C’est nous, les peuples de l’Italie, qui avons construit notre Etat. Nous n’avons pas de surmoi à ce propos. Il vaut ce qu’il vaut, il ne vaut d’ailleurs souvent pas grand-chose, mais quand nous avons un problème, nous savons que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Pour cette raison, nous nous en sortirons toujours. Vous, en France, au contraire, vous n’avez pas fait l’Etat, mais c’est l’Etat, vos rois, puis vos grands leaders, avec votre administration, qui vous ont faits. Vous êtes encore en monarchie, une monarchie républicaine, et vous en êtes les sujets, au sens de personnes assujetties. Dès que vous avez un problème, vous demandez à l’Etat de vous sauver. Vous êtes irresponsables. C’est pour ça que vous ne vous en sortez pas ». Son analyse m’avait parue très juste. D’autres pays, les pays libéraux anglo-saxons en particulier, pour qui la liberté individuelle, malgré les injustices flagrantes qu’elle peut comporter, est la valeur première, auraient pu nous dire la même chose.
Une autre raison est sans doute le fait que nous avons fait petit à petit de l’assistanat à la fois une philosophie et un mode de gouvernement. Une philosophie, car nous avons justifié le fait qu’il fallait que l’Etat couvre tous nos risques, tout en maintenant, dans notre esprit, le droit de faire ce que nous voulons. Assistance totale et liberté totale, liberté économique et « Etat-providence », évidemment ça ne peut pas marcher. Lorsque la période est faste, cette fiction peut être masquée, mais tôt ou tard, il faut en sortir. Un mode de gouvernement, parce que nous nous sommes habitués à ce que l’Etat achète notre liberté [7]. Ainsi, nous avons passé ensemble un pacte malsain, un contrat de parasitage, réciproque d’ailleurs : « je vis à tes crochets, tu vis à mes crochets. Nous sommes deux frustrés et inefficaces, mais nous restons ensemble ». Le phénomène s’observe en politique étrangère, il est flagrant en Afrique. La France ne lâche jamais ses « amis », dont elle achète en permanence l’amitié, et c’est d’ailleurs réciproque [8]. La conséquence en est que certains dirigeants restent au pouvoir pendant 30 ou 40 ans. Les mêmes causes ayant les mêmes effets, la différence de dynamisme politique, économique et social entre les pays francophones et les anglophones, qui savent qu’ils n’ont aucune aide à attendre de personne, est totale.
Du Président « je fais tout » au Président « marchand de sable »
Tout ceci n’est évidemment pas rédhibitoire. Si tous les peuples ont les défauts de leurs qualités, aucun défaut d’aucun peuple n’est incorrigible, parce que les générations se renouvellent, et avec elles les psychologies, et que l’Histoire est là pour les faire évoluer. Par ailleurs, je l’ai souvent constaté, la faculté des peuples à se serrer la ceinture et à souffrir est absolument sans limites [9]. Nous nous en sortirons donc, tôt ou tard, cela n’est pas une inquiétude. Le seul problème, en réalité, c’est la prise de conscience.
Par rapport à cela, il nous semble que Nicolas Sarkozy avait bien identifié le problème, celui du « syndrome de l’autruche » français, mais qu’il y a apporté une mauvaise réponse. Voulant secouer le volatile de toutes ses forces pendant cinq ans pour le réveiller [10], et emporté par son tempérament de feu, en jouant de « l’hyperprésidence », il a provoqué, à son corps défendant, la réaction inverse, celle de la désobéissance et de la passivité. Par son style très envahissant, il a continué, sans le vouloir certainement, une sorte « d’assistanat psychologique », le contraire de ce qu’il fallait faire [11]. La prise de conscience ne s’est pas faite, alors qu’elle est, aujourd’hui, plus que jamais nécessaire.
François Hollande a choisi le parti opposé, celui de laisser l’autruche se rendormir, pensant qu’il pourrait lui prendre plus facilement quelques œufs et quelques plumes pendant son sommeil. Son style étant rigoureusement inverse, le contraste avec le précédent est saisissant, à tel point que les français ont le sentiment, clairement, que l’Etat n’est plus là. Plus personne pour leur parler, pour les protéger, les défendre, alors que la vague du tsunami ne cesse de grossir. La peur commence à grandir, et c’est exactement ce qu’il nous faut. Soit nous remonterons vers les dunes, soit nous serons noyés, mais avec ce qui se passe, pas de doute, nous serons bientôt réveillés.
Photo : Wikimedia Commons / Tony Wills
[1] Un jour, à la sortie d’une messe, une personne, très courtoise au demeurant, s’était plainte devant moi du manque d’énergie et de charisme du curé. Je lui avais demandé si elle s’était jamais posé la question de savoir ce que le curé pensait d’elle. Ma réponse l’avait beaucoup surprise.
[2] Président d’Essilor, auteur de « Si on faisait confiance aux entrepreneurs », Les belles Lettres, 2010. Cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Xavier_Fontanet
[3] Cf. NDBP [1]
[4] Et alors que, à la différence de l’Europe qui s’enfonce, le monde n’a jamais autant été en croissance. Que nous perdions du terrain sur les voitures, sur les vins, etc… alors que la demande mondiale est folle, est proprement incroyable.
[5]Cf « Laborem exercens », Jean-Paul II, 1981
[6] Hitler avait fait la même erreur, sous-traitant, juste avant la guerre, ses chars et armes de faible technologie en Union Soviétique. Pensant qu’ils avaient affaire à des « sous-hommes », les nazis n’imaginaient pas une seconde que ces fournisseurs « à bas coûts » seraient capables de moderniser eux-mêmes ces produits et de les retourner contre eux. A Stalingrad, il était bien tard pour le regretter.
[7] Xavier Fontanet a donc raison. Nous sommes des désobéissants, et certainement pas des rebelles.
[8] Les nombreuses « affaires » de rétrocommissions, utilisées au financement par ces pays, ce qui est un comble, de nos propres partis politiques, sont là pour le prouver.
[9] Qu’on se souvienne de l’Argentine : plus riche que les USA avant la première guerre mondiale, en faillite, avec les émeutes de la faim, en 2000, et en plein essor aujourd’hui…
[10] Cf http://www.libertepolitique.com/L-information/La-Parole-a/Le-blog-de-Francois-Martin/Et-les-autruches-se-rendormiront-doucement
[11] Dans les écoles de management, on appelle ce type de leader le « manager Josh Randall », du nom d’un célèbre chasseur de primes, immortalisé par Steve Mac Queen. C’est celui qui passe dans les couloirs, et qui tire sur tous les problèmes. La réaction est toujours la même : puisque le patron fait tout lui-même, tout le monde se met en roue libre…