Article rédigé par Hubert de Champris, le 14 septembre 2012
On a besoin de mécènes afin que les créateurs se mettent en scène, essaiment, afin que, se sentant aimés, à leur tour et tout à eux, enfin ils s’aiment. Son salut, l’industriel, l’industrieux, l’ami de l’air champêtre et sylvestre, l’équanime, ferme et affable Henri Rouart l’obtint de son vivant en assurant cette fonction, moralement première pour celui qui détient les fonds. Vive Montluçon donc et, d’Henri Rouart, l’usine, les fers creux, les inventions ! Sa charité discrète fit qu’à l’époque, on ne se rendit guère compte sur le motif que l’ingénieur Henri Rouart mit dans sa peinture plus que du talent mais aussi une part de son génie. Ainsi s’explique le titre de cette exposition. Elle devrait conduire à esquisser quelques réponses à ce genre de questions.
- Question d’ordre moral et politique : la bourgeoisie louis-philipparde aurait-elle mérité de se maintenir alors que son essence elle-même il se peut la prédestinait – être au XIXème des manants, réincarnations des petits nobliaux du Grand Siècle – si, à l’exemple d’Henri Rouart, elle avait créé, engendré, vécu conforme à ses canons ?
- Question qui relève d’un mot assombri, enseveli parfois sous une part de l’ «art» contemporain et de sa constitutive psychose, d’un mot anathème et qui se meurt : le beau (sa
vie, ses acmés, son présent désœuvrement, son anatomique et actuel démembrement) ; question que Jean-Dominique Rey, commissaire de l’exposition, introduit avec justesse en ces termes : «Une œuvre vit non seulement le temps de se faire mais, une fois accomplie, de circuler. Le silence ou le succès vont la réduire à être ignorée ou l’irriguer, l’occulter ou la diffuser, mais aucune œuvre de qualité n’est jamais à l’abri d’un revers ou d’un coup de fortune qui en renverseront le cours. Il y a des succès immédiats qu’un rien de temps crève comme une bulle. Il y a des refus qui réclament plusieurs décennies pour être surmontés. Il y a des œuvres qui se font dans l’éclat, d’autres qui s’opèrent dans le silence et peut-être n’a-t-on pas suffisamment analysé et étudié les mécanismes des occultations et des résurgences dont les œuvres peintes ou les livres sont l’objet. L’histoire du goût, et de la réception des œuvres, de ses variations, de ses caprices, reste encore à écrire» [1]. Ainsi, l’interrogation ne ressort-elle point du sentiment : ‘‘qu’est-ce qui fait que nous aimons une œuvre ?’’ mais s’énonce-t-elle plutôt de la sorte : ‘‘qu’est-ce qui, en dernière et inconsciente instance, détermine notre analyse à son sujet ?’’ (et, question subséquente : son sujet se confond-il avec son objet ?) De cette histoire du jugement de goût, de la manière dont on a soupesé la valeur «beau» à travers les âges, l’écrivain d’art Gérard-Georges Lemaire nous dira l’année prochaine deux mots, peut-être même le fin fond dans son Histoire de la critique d’art de Vasari à 1950 [2].
- Question de situation : dans quel courant pictural les tableaux d’Henri Rouart s’insèrent-ils généralement ? Selon Rey, c’est l’impressionnisme. Impression fondée, et fondée sur la psychologie politique. Le bourgeoisisme, c’est le mastoc et le toc, le tangible, le palpable, l’apparence visible (ce n’est pas là redondance.) Et l’impressionnisme peut aussi a minima se percevoir comme la systématisation, moins (ou mieux) encore, l’habitude de procéder par une légère abstraction paysagère et figurative. Survolant Constable et Turner, on croit se souvenir (et, ainsi, sans guillemets) que Hegel, qui ne savait qu’il décrivait là le pré-impressionnisme, alléguait pour une fois d’un sentiment. Dans ces toiles écrivait-il, l’absolu, la subjectivité la plus nuancée s’expriment dans l’infini de l’intuition, dans cette mobilité qui lui est propre et qui, à chaque instant, attaque et dissout toute forme concrète [3]. N’est-ce point cela que nous retrouvons-nous au principal dans l’œuvre peinte d’Henri Rouart ? Et n’est-ce pas à ces trois déductions – on n’ose dire : conclusions – de trois ordres que leur supervision nous conduisent ? L’amoureux du beau ne peut, en bonne politique, que se vouloir conservateur, au pire : libéral-conservateur. Manant politiquement, l’esthète sera dans sa psychologie propre un demeuré. Enfin, si le voulant et l’estimant empli de dignité, on table que l’histoire de l’art a dès l’or [4] déjà pris fin, nous ne pourrons qu’en déduire que l’art en vérité, en toute sévérité participe physiquement de l’anti-matière.
[1] catalogue Henri Rouart (1833-1912), L’œuvre peinte, Hazan, Musée Marmottan Monet, 144 p., 29 €.
[2] éditions Klincksieck.
[3] Avec à-propos, Jean-Dominique Rey relève que « ‘‘mentale’’ et ‘‘mobile’’ sont presque synonymes » op. cité, p. 31.
[4] étant donné le contexte, ce lapsus calami n’aurait-il pas droit au maintien ?