Article rédigé par Jacques Bichot, le 24 août 2012
Parmi les réformes au programme du gouvernement figure celle de la loi fin de vie de 2005, dite loi Leonetti. C’est une loi équilibrée, votée à la suite d’un travail approfondi. Elle donne un cadre légal et suffisamment souple à l’accompagnement des personnes en fin de vie aussi bien pour les personnels de santé que pour les patients et leurs familles. Il est absurde de la modifier. Mais une majorité de français se sont donnés un gouvernement qui ne l’entend pas ainsi. Comme un grand nombre de nos contemporains ils ne croient plus qu’il existe des normes universelles, éternelles, indépendantes des calculs et des volontés individuelles. Ils veulent une loi où chacun puisse choisir, comme tout le reste, le moment de sa mort, au nom d’une conception des droits de l’homme qui n’est au bout du compte qu’une aptitude à se passer de Dieu et être à soi-même sa propre fin.
Dans un excellent livre intitulé La bataille de l’euthanasie Tugdual Derville, Délégué général de l’Alliance Vita, a montré à partir d’une enquête très documentée comment a été médiatiquement orchestrée depuis 1998 pour des motifs essentiellement idéologiques ce débat sur la fin de vie [1], la question du patient et de sa vraie liberté étant finalement secondaire.
Il n’en reste pas moins qu’au quotidien chaque mort est un cas particulier et c’est un des mérites de la loi Leonetti de laisser aux équipes médicales, à la volonté du patient et à sa famille une large place à une appréciation prudente, concertée et responsable, des soins à administrer.
Ce n’est donc pas de manière idéologique que la question devrait être posée aujourd’hui mais de manière circonstanciée et au vu de chaque cas. En effet, en raison des progrès de la médecine et du manque généralisé de repères éthiques de la plupart, ce jugement pratique est loin d’être évident. La notion de soins palliatifs elle-même peut être une forme d’acharnement thérapeutique ou de suicide médicalement assisté.
Dans ce contexte, le texte que nous publions ci-dessous de notre ami Jacques Bichot pose un certain nombre de questions qui renouvellent un débat souvent binaire entre « pro » et « anti ».
En préambule de son analyse, nous pensons que quelques rappels notamment sémantiques peuvent être utiles.
Etymologiquement, le mot suicide est formé du latin « sui citium », littéralement « l’acte de se tuer », c’est-à-dire un homicide contre soi. Jacques Bichot emploie le mot dans différentes acceptions et parle de suicide altruiste.
Cette terminologie vient de Durkheim. Ce dernier distingue quatre types de suicides : altruiste, égoïste (ou réaliste) anomique et fataliste.
Selon les catégories de Durkheim, le suicide médicalement assisté entre dans la catégorie du suicide égoïst, voire fataliste, dans la mesure où s’exerce une forte pression sociale sur la personne à qui la société et l’entourage expliquent et font sentir qu’elle est devenue un poids pour la société.
Il faut aussi savoir que Durkheim dans le cadre de ses « Règles de la méthode sociologique », envisage le suicide comme un « fait social », notion elle-même non dénuée d’ambiguïtés.
La terminologie de Durkheim peut donc entraîner des confusions du point de vue éthique. En particulier la notion de « suicide altruiste » nous paraît contradictoire dans les termes. Elle fait l’impasse sur la question sous-jacente qu’évacue Durkeim, celle de la définition de la vie et du sens que nous lui donnons.
Pour faire court, il est légitime de dire « ma vie m’appartient », mais à condition que ce ne soit pas comme un absolu. De plus, « ma » vie est faite pour être donnée. « Ma vie nul ne la prend mais c’est moi qui la donne (Jean 10,18)». Le Christ, comme le remarque précisément Jacques Bichot, ne « prend » pas lui-même sa vie, il la donne. C’est toute la différence.
Autrement dit, le choix de mourir ne peut être qu’accepté. Il ne peut jamais venir de nous, au moins en tant que première intention. Il ne peut être que la conséquence indirecte d’une réponse à un appel ou l’acceptation d’une situation sur laquelle nous n’avons pas ou plus prise et à laquelle nous nous abandonnons. Mais dans le mot abandonner, il y a le mot don. Dans tous les cas, la mort devrait être le don ultime de la personne. Les soins palliatifs devraient toujours avoir comme objectif de soulager la personne en vue de lui laisser le plus possible cette liberté de dire « oui ».
La mort ne peut pas non plus être la décision des soignants et de l’entourage. Elle ne devrait être que l’effet indirect d’actes de soins posés en vue de permettre, dans les meilleures conditions possibles, cette ultime offrande de soi. Nous sommes donc dans le domaine du possible qui exige un jugement prudentiel au vrai sens du terme et une formation particulière des personnels de santé qui assistent les mourants et leurs familles.
C’est pourquoi, dans le débat qui entoure la question du suicide médicalement assisté, on peut ajouter un corollaire concernant la distinction fréquente entre euthanasie dite « active » et « passive ». L’une étant prohibée et l’autre considérée comme acceptable. C’est une fausse distinction. Dans tous les cas c’est l’intention ou non de donner la mort qui marque la frontière entre euthanasie et soins palliatifs respectueux de la dignité de la personne.
Après quoi, dans le concret des situations et dans le secret des cœurs, il existe des zones grises. Personne ne peut le nier et les questions de Jacques Bichot sur les raisons pour lesquelles une personne peut être conduite à renoncer à la vie ont toutes leur place.
Mais est-ce une raison pour modifier la loi Léonetti ? Nous ne le pensons pas. Il n’existe pas de loi humaine parfaite mais il existe des lois « bonnes » et celle-ci donne des normes suffisantes pour régler la multiplicité des cas possibles au mieux de la conscience et de la prudence de chacun.
Thierry Boutet
Des différentes sortes de suicide
La ministre chargée des personnes âgées s’inquiète du taux élevé de suicides chez les personnes de 85 ans et plus. Elle a raison si l’augmentation de ce taux avec l’âge tient au désespoir qui serait plus fréquent chez les personnes âgées du fait de conditions de vie indignes et de la solitude. Mais tout le monde, à cet âge, ne se suicide pas par désespoir ! Mettre fin à ses jours peut signifier que l’on reste maître de son destin, y compris quant à la façon de quitter cette vie (pour ceux qui croient en un au-delà) ou la vie (pour ceux qui sont convaincus qu’il n’y a rien après la mort). Ou encore, que l’on se soucie des autres, pour qui s’occuper d’une personne lourdement dépendante n’est pas une sinécure.
Suicide et angoisse : un lien ambigu
Respecter les personnes âgées suppose de ne pas automatiquement attribuer leur suicide à la dépression ou à quelque autre pathologie, ou à des difficultés d’existence. La présence d’angoisse ne signifie pas forcément une pathologie telle qu’une dépression. Un signe dépressif tel que la tristesse ou l’angoisse peut provenir d’une pathologie dépressive qui requiert des soins, mais ce n’est pas systématiquement le cas. À cet égard le cas de Jésus est très instructif : sa Passion fut un temps d’angoisse ; « sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient à terre » rapportent les Évangiles (par exemple Lc, 22, 44). Pourtant, nul ne saurait prétendre qu’il s’agissait d’une pathologie, et qu’il aurait fallu le faire soigner par un psychiatre ! Or en suivant le raisonnement de certains « bons apôtres » contemporains, on interpréterait son absence de fuite en disant qu’il s’est suicidé par désespoir, à l’occasion d’une crise de dépression !
Jésus ne s’est pas davantage suicidé que le soldat qui reste sur un champ de bataille hyper dangereux pour faire son devoir. Savoir qu’on va très probablement mourir est une situation angoissante. C’était vrai pour Jésus, c’est vrai pour un homme qui accomplit une mission très probablement mortelle, c’est vrai aussi pour une personne qui a décidé de mettre fin à ses jours. Faire systématiquement de syndromes dépressifs la cause plutôt que la conséquence d’un projet suicidaire est donc une erreur grave. Certaines personnes se suicident certes parce qu’elles sont angoissées ; mais d’autres sont angoissées parce qu’elles ont décidé de mettre fin à leurs jours. Arrêtons de traiter tous les suicidés comme des malades !
Le suicide altruiste
Chacun se souvient du poème d’Alfred de Musset :
« Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux … »
Ce pélican qui, rentré sans poisson, donne son cœur en pâture à ses petits, fait penser, entre autres réalités humaines – car la poésie est rarement univoque – au suicide altruiste qui a existé dans diverses civilisations, où il était admis et même recommandé qu’une personne devenue incapable d’apporter une contribution à la difficile recherche de la subsistance du groupe parte seule sur la banquise ou dans le désert, se sacrifiant pour apporter cette ultime contribution à la survie des plus jeunes : une bouche de moins à nourrir.
Le suicide héroïque
Les Kamikazes sacrifient également leur vie pour une cause qu’ils croient juste. Et il n’y a pas, me semble-t-il, de différence ontologique entre ces soldats qui cherchent à contribuer à la victoire en engageant une action qui mènera certainement à leur mort, et ceux qui acceptent une mission très dangereuse. Si, pour se donner une chance sur dix d’en réchapper, on réduit considérablement la probabilité de succès d’une opération dont l’échec coûterait vraisemblablement de nombreuses vies par la suite, au nom de quoi édicter un commandement moral en faveur de la seconde option ?
Et que faut-il penser du comportement d’une personne qui se jette sur une grenade, ou devant le canon d’une arme à feu, pour tenter de sauver, au prix de la sienne, la vie de quelqu’un d’autre – que ce soit un être aimé ou quelqu’un dont la vie est particulièrement précieuse pour des enfants ou une communauté ? Ce comportement suicidaire peut-il être « mis dans le même sac » que l’acte d’un désespéré qui estime ne plus rien pouvoir attendre de la vie ?
Donner sa vie pour ceux que l’on aime, pour les valeurs auxquelles on adhère, est un comportement héroïque. Au nom de quoi refuserait-on systématiquement de voir un comportement héroïque dans le suicide d’un vieillard ? Sacrifier quelques années de vie serait obligatoirement un comportement pathologique, une fuite devant les difficultés de l’existence, alors qu’en sacrifier plusieurs dizaines relèverait a priori plutôt de l’héroïsme ?
Un trauma culturel
Il se pourrait que la recherche sociologique, en la matière, soit quelque peu influencée par la façon dont notre civilisation considère la mort : comme un échec, comme un mal absolu. La tendance de la civilisation occidentale actuelle qui correspond à la convention sociale dominante est la préservation à tout prix de la vie humaine, exception faite de la vie prénatale. Pour prolonger de quelques mois une vie déclinante, quelles prouesses techniques, quelles dépenses ! On a beau dire qu’il n’est pas souhaitable, l’acharnement thérapeutique est quasiment devenu la règle : c’est seulement à la toute dernière extrémité que l’on se résout parfois à laisser faire la nature. On dirait qu’une humanité occidentale (et de civilisation chrétienne) saisie par le vertige et le remords de ce qu’elle a fait (les camps d’extermination et les boucheries que furent les deux guerres mondiales) cherche désespérément à exorciser le démon qui inspire le mépris de la vie humaine.
Cet exorcisme est d’autant plus explicable sociologiquement que ce démon est toujours à l’œuvre : accepter l’élimination en grande série des fœtus engendre probablement un sentiment collectif de culpabilité dont le refoulement passe, entre autres, par l’accumulation déraisonnable des actes thérapeutiques lourds en fin de vie. Le contraste est saisissant entre les dizaines de milliards dépensés par la sécurité sociale pour prolonger des vieillards et l’absence presque totale de programme social destiné à résoudre les problèmes des couples ou des femmes seules pour qui l’arrivée d’une grossesse prend des allures de catastrophe, ou du moins de sérieuse difficulté.
Les chrétiens ne devraient pas, me semble-t-il, être dupes et apporter leur appui à cet exorcisme païen que constitue l’acharnement thérapeutique généralisé. Quand nous chantons « Mort, où est ta victoire ? », comprenons que sa victoire est là, dans la peur que nous ne parvenons pas à dominer, dans ce refus de voir et d’accepter la fin de la vie terrestre, dans cette assimilation de tout décès à une défaite.
Il y a un temps pour se cramponner à la vie, et un temps pour quitter l’existence terrestre. Un jeune père, une jeune mère, ont le devoir de (presque) tout faire pour que leurs enfants ne deviennent pas orphelins, et la sécurité sociale a celui de leur en donner les moyens. Au terme d’une vie bien remplie, il n’en va pas de même. Le cantique de Syméon est alors la prière qui convient : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole. »
Un effet d’hystérésis
Certains ne sont pas prêts. Il est merveilleux que la médecine puisse parfois leur donner un peu plus de temps. D’autres le sont : pourquoi les forcer à jouer les prolongations ? Mais comment apprécier moralement le désir de certains parmi eux, qui savent que cette prolongation sera effroyable pour leurs proches, d’abréger le processus qui a été ralenti par les traitements antérieurs ? Leur décision doit être examinée en tenant compte de l’effet d’hystérésis parfois inhérent aux interventions thérapeutiques : telle opération, tel traitement, pratiqué vingt ans plus tôt, peut être la cause de leur résistance « supranormale ».
L’image du tuyau qu’il suffirait de débrancher pour « laisser faire la nature » est bien trop simpliste ! Notre vie peut être artificiellement prolongée à 90 ans, non pas tellement par les soins prodigués à cet âge, que par des soins bien antérieurs. De tels soins n’avaient à l’époque aucunement la nature d’un acharnement thérapeutique, mais ils ont définitivement placé le patient dans une situation de résistance artificielle à la grande faucheuse. Faut-il lui interdire de défaire cette résistance artificielle en ayant recours à une mort artificielle – ce que l’on appelle couramment le suicide médicalement assisté ?
Les soins palliatifs ne sont pas la panacée universelle
Je ne sais pas répondre à une telle question. Ce que je sais, en revanche, c’est que nombre de discours bien-pensants sur le thème « les soins palliatifs, oui ; le suicide assisté, non » manquent de consistance. D’une part, parce que les soins palliatifs peuvent constituer tout bonnement une forme socialement et juridiquement acceptée de suicide assisté, voire d’euthanasie[2] lorsque le patient n’est plus à même de se prononcer sur l’augmentation des doses : la morphine n’est pas un analgésique anodin, et le phénomène de l’overdose mortelle n’est pas réservé aux junkies ! D’autre part, et cela est très important, parce que la polarisation exclusive sur la souffrance du mourant ferme la porte à son altruisme : on raisonne comme si le seul problème était pour le patient l’intensité de sa douleur, alors qu’il s’agit parfois, et peut-être plus souvent qu’on ne l’imagine, d’une personne soucieuse de ses proches, consciente de tout ce que la lenteur de sa marche vers la mort leur impose, à eux, comme souffrances, et leur cause comme problèmes.
Le dolorisme, c’est-à-dire la réduction du problème de fin de vie à l’atténuation de la souffrance du mourant, est une des formes subtiles que peut prendre le matérialisme. Comme si la technique n’avait pour but que le confort ! L’homo faber, l’homme qui agit en fabriquant et utilisant des outils, des artifices, a recours à la technique pour toute son existence : elle lui permet de ne pas se borner à s’adapter à son environnement, aux évènements, mais d’exercer sur eux une influence éventuellement décisive. La technique qui réduit la douleur peut être une excellente chose ; celle qui permet de choisir le moment de quitter ce monde serait-elle forcément mauvaise, immorale, couperait-elle obligatoirement ses utilisateurs de l’amour divin ?
Et que dire lorsqu’il s’agit non plus de technique au sens classique, mais de cette volonté qui permet à certaines personnes de choisir l’heure de leur mort ? La volonté de quitter ce monde peut être efficace, comme la volonté de guérir : le moral n’est pas sans influence sur le physique. Et encore, que dire de ces personnes qui ont recours à une ultime grève de la faim, technique rudimentaire mais efficace pour quitter cette vie quand on estime que le temps est venu ? La loi devrait-elle obliger leurs soignants, leurs enfants, à les alimenter de force ?
Bien poser les questions
Comment la morale naturelle, et la théologie morale, doivent-elles aborder le cas des mourants altruistes, éventuels candidats au suicide médicalement assisté ? Je n’ai pas trouvé la réponse, ni dans les Écritures, ni dans les quelques textes de personnes en principe compétentes que j’ai pu lire ici ou là (y compris sur libertepolique.com), ni dans mon for intérieur. J’espère du moins avoir fait œuvre utile en posant quelques questions, en positionnant quelques problèmes. A une époque où les législateurs, en plusieurs pays, et peut-être prochainement en France, ont choisi ou vont choisir entre le refus absolu du suicide médicalement assisté et son autorisation sous diverses conditions, il importe grandement que nous ayons sur ces matières délicates une réflexion alliant charité et vérité.
Ne pas trop attendre des lois sur la fin de vie
Il est possible de poser les problèmes de façon simpliste, en partant d’une image de la réalité idéalisée, ou très schématique. Cela permet d’apporter plus facilement des réponses, et des réponses plus péremptoires. Cette vision en noir et blanc, sans demi-teintes, est rassurante, comme ces romans et ces films où s’affrontent des bons et des méchants parfaitement typés. Mais la vraie lutte du Bien contre le Mal est plus subtile. Le Malin excelle à nous faire voir le mal là où il n’y en a pas, comme il réussit à nous faire adorer des idoles.
Jésus nous a appris qu’il fallait laisser l’ivraie pousser avec le blé, quand on ne sait pas l’arracher sans mettre le bon grain en péril. Nos lois ne sont pas toujours capables d’éradiquer le mal sans porter atteinte au bien. Ne cherchons pas à les rendre trop catégoriques quand elles portent sur des sujets difficiles comme les conditions dans lesquelles peuvent légitimement se terminer nos vies terrestres. La loi n’est pas un bon substitut à la conscience morale.
[1] La bataille de l’euthanasie, Enquête sur les 7 affaires qui ont bouleversé la France Tugdual Derville Edition Salvator
[2] La confusion entretenue par certains journalistes et moralistes entre le suicide médicalement assisté, où la décision appartient entièrement au patient, et l’euthanasie, où la décision est prise par des tiers, obscurcit complètement la réflexion sur le sujet délicat des fins de vie.