Article rédigé par Jacques Bichot, le 03 août 2012
Les lettres de cadrage adressées par Matignon aux différents ministères annoncent les grandes orientations en matière de dépenses que mettra en œuvre la loi de finances pour 2013. L’un des messages que véhiculent certaines d’entre elles, joint à d’autres faits significatifs, est un coup de frein aux investissements publics. Cela est inquiétant pour l’avenir du pays.
Pourquoi vaut-il mieux diminuer les dépenses sociales que les investissements publics ?
Cent milliards de déficit n’ont pas du tout les mêmes conséquences selon qu’il s’agit d’investir ou d’être plus généreux au niveau des prestations sociales. Voici pourquoi.
Quand l’État, ou les collectivités territoriales, empruntent pour investir, ils passent des commandes aux entreprises. Celles-ci embauchent, ou se dispensent de procéder aux réductions d’effectifs qu’elles envisageaient : l’argent dépensé en investissements par les pouvoirs publics aboutit ainsi, pour la majeure partie, dans les poches des ménages, qui peuvent le dépenser pour consommer et investir, et des organismes sociaux, ce qui réduit leur déficit, et donc le recours (devenu inquiétant) à la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). L’effet sur la consommation des ménages est donc presque aussi positif que si les emprunts avaient servi directement aux prestations sociales : la relance par l’investissement public génère une importante relance par la consommation, alors que la relance par la consommation via les revenus sociaux ne débouche que sur une faible relance par l’investissement.
Plus concrètement, les pouvoirs publics peuvent emprunter dix milliards soit 1/ pour construire ou réhabiliter des routes, des locaux d’enseignement, des centres de recherche et des prisons, pour acheter du matériel militaire, pour préparer la fusion des régimes de retraite (un investissement qui serait très rentable !), soit 2/ pour favoriser le départ à la retraite précoce, augmenter les prestations dépendance et boucher les trous provoqués dans la trésorerie de l’UNEDIC par la croissance du chômage qu’entraîne inévitablement de mauvais choix budgétaires. Dans le premier cas, des emplois sont créés, des revenus sont gagnés puis dépensés, le PIB augmente, et la croissance des recettes des organismes sociaux leur permet d’emprunter moins. Dans le second, le chômage et l’inactivité s’accroissent, le PIB stagne ou diminue, et le déficit extérieur devient encore plus important, puisqu’il y a en France trop de revenus par rapport à la production réalisée dans le pays.
Hélas, ce sont les investissements que l’on sacrifie
Jetons d’abord un coup d’œil au budget de la Défense, qui comporte une part importante d’investissements. Selon la loi de programmation militaire, les commandes de matériels et d’installations pour 2012 et 2013 devaient s’élever à 22 milliards. Si l’on en croit Les Échos du 1er août, « 6 milliards sont renvoyés sine die. Autrement dit, très peu de nouveaux programmes ou de tranches de contrats déjà signés seront confirmés dans les mois qui viennent. La liste des perdants sera arrêtée à l’automne, mais on peut prédire que les programmes Tigre ou NH90 (hélicoptères), FREMM (frégates multimissions), Scorpion (armée de terre), missiles, seront touchés. » Nos excellences ministérielles, promptes à stigmatiser les entreprises industrielles qui, faute de commandes, réduisent leurs capacités de production et leur personnel, vont amener un de nos fleurons industriels, l’ensemble des entreprises françaises qui conçoivent et fabriquent des systèmes d’armes, à faire de même[1].
Il en va de même pour un ministère pourtant budgétairement favorisé, la justice : le programme de construction de prisons est revu fortement à la baisse. Certes, l’incarcération ne doit pas être l’alpha et l’oméga de la justice pénale, mais à quoi sert d’infliger des peines de privation de liberté qui ne sont pas suivies d’effet, faute de place, si ce n’est à rendre le glaive de la justice à peu près aussi effrayant qu’un sabre de bois ?
Les hôpitaux vont peut-être bénéficier d’une petite portion des 7 milliards du « grand emprunt » qui restent disponibles : c’est mieux que rien. Mais une partie de ces investissement va consister à créer des dispositifs qui existent dans les cliniques et vont être abandonnés parce qu’elles ne parviennent plus à recruter les spécialistes voulus : c’est par exemple le cas en obstétrique. De plus, beaucoup de cliniques sont étranglées – 43 % d’entre elles étaient déficitaires en 2010 – alors qu’en investissant (en moyenne) proportionnellement plus et mieux que les hôpitaux elles parviennent à soigner aussi bien pour moins cher. Or on sait bien qu’un établissement déficitaire trouve difficilement à emprunter pour se développer ou se moderniser[2].
Tournons-nous maintenant vers les principaux investisseurs publics, les collectivités territoriales. Là encore, c’est l’investissement qui sert de variable d’ajustement : on le comprime pour faire face à la montée des dépenses sociales. Il y a pourtant énormément à faire pour rendre la France accueillante aux activités, freinées par les difficultés de déplacement, de stationnement, de construction. La faillite de Dexia rend difficile le financement des investissements locaux et départementaux, mais qui en est responsable ? Une équipe dirigeante mégalomane, largement issue de Bercy, mais aussi des actionnaires, majoritairement publics, qui n’ont pas assumé leur devoir de surveillance.
L’effet d’éviction provoqué par le choix du social à crédit
Ne multiplions pas davantage les exemples : il suffit de constater qu’il ne s’agit pas de quelques exceptions, mais d’une insuffisance globale de l’investissement public, qui ne date certes pas du changement de majorité, mais qui risque de s’accentuer encore, parce que la gauche va un peu plus loin que la droite dans la priorité donnée au social, à la consommation et au fonctionnement. Or ce que l’on dit des impôts (« trop d’impôt tue l’impôt ») est vrai également du social et des dépenses de fonctionnement : trop de dépenses sociales et de dépenses de fonctionnement, cela veut dire emprunter pour distribuer de l’argent non gagné, ou gagné en travaillant de manière peu productive (voir nos collectivités locales !), donc de grosses difficultés pour trouver de quoi investir, ce qui débouche sur une stagnation qui rend extrêmement difficile le développement du social et des services publics – sauf à emprunter encore plus pour payer les prestations sociales et des fonctionnaires peu productifs[3], et faire repartir pour un tour le cercle vicieux du déclin de la production et de l’endettement sans investissement.
Les économistes ont depuis longtemps exposé l’éviction du financement des investissements privés par l’endettement public. Nous avons franchi un pas de plus : il y a depuis quelques décennies une éviction de l’investissement public par l’endettement public couvrant le déficit de la protection sociale et des dépenses de fonctionnement des administrations. Cet effet d’éviction joue un rôle important dans les malheurs qui nous accablent. Il faut en prendre conscience, et agir en conséquence, c’est-à-dire freiner les dépenses de protection sociale et de fonctionnement des administrations pour concentrer les ressources d’emprunt sur les seuls investissements. Telle est la véritable « règle d’or » dont nous avons besoin.
Cette conclusion peut paraître de prime abord contraire à la charité chrétienne. Mais ne nous fions pas aux idées toutes faites, qui ne voient l’amour du prochain que sous la forme de l’aumône, aujourd’hui déguisée en prestation sociale. Léon XIII l’affirmait déjà dans Rerum novarum (7-1) : « le travail est le moyen universel de pourvoir aux besoins de la vie ». Il me semble plus conforme à la doctrine sociale de l’Église de promouvoir les politiques créatrices d’emplois réellement productifs que l’hypertrophie de l’État providence et de l’administration. Redistribuer ce qui est produit avec les moyens du bord part d’un bon sentiment ; mais la charité éclairée par la raison, conformément à ce que souhaite Benoît XVI dans Caritas in veritate, ne doit pas hésiter à fixer des limites à la redistribution, les limites au-delà desquelles son hypertrophie étouffe la création d’emplois en exerçant un effet d’éviction sur l’investissement.
Photo : Centimes d'euros © Wikimedia Commons / Julien Jorge
[1] Il ne s’agit pas ici d’une critique partisane : depuis plus de dix ans la Ddroite a hélas usé et abusé des réductions et étalements dans le temps des commandes destinées à l’armée. Cette façon de faire a pour conséquence inéluctable d’augmenter les coûts unitaires : on dépense par exemple 20 % de moins que prévu, mais on acquiert 40 % de matériel en moins. C’est ainsi que des soldats ont perdu la vie en Afghanistan à bord de véhicules blindés légers inadaptés, dont le remplacement avait été maintes fois différé.
[2] Là encore, la Gauche ne fait qu’amplifier les erreurs commises par la Droite : le sacrifice de la médecine libérale, dont les mauvais résultats des cliniques en 2010 sont un des aspects, a commencé sous Chirac et s’est poursuivi sous Sarkozy.
[3] La faible productivité des fonctionnaires n’est pas principalement le résultat de leur indolence, bien que ce défaut soit probablement plus répandu dans le secteur public que dans le privé. Les deux facteurs dominants sont la mauvaise organisation du travail et la complication épouvantable des dispositifs légaux et réglementaires à mettre en œuvre, sources d’un terrifiant gaspillage du dit travail.