Article rédigé par Jacques Bichot, le 03 août 2012
Quelques heures de panne sur un réseau de téléphonie cellulaire suffisent à provoquer de sérieux dysfonctionnements. Comment des années de panne de déontologie sur le réseau d’échange, d’organisation et de surveillance numérique mutuelle qu’est la finance n’engendreraient-elles pas des dysfonctionnements majeurs ?
La déontologie financière est effectivement en panne. Prêts immobiliers, subprime, titrisations abusives, arnaques de type Madoff, endettement irresponsable de nombreuses entités politiques, tricheries sur la fixation d’indices de référence utilisés à l’échelle planétaire (Libor et Euribor), trading en folie, abus sur la facturation des transactions par cartes, etc., la liste des manquements à la déontologie financière s’allonge au fur et à mesure que de nouvelles turpitudes sont dévoilées.
Les devoirs sont moins à la mode que les droits. La déontologie, étymologiquement, pourrait concerner l’ensemble des devoirs, mais l’emploi de ce terme s’est concentré sur les devoirs professionnels. En l’espèce, il est bien question des professionnels de la finance : quelles règles s’imposent-ils à eux-mêmes, quelles normes de conduite la profession a-t-elle mis en place ?
Il ne s’agit pas forcément de règles formalisées. À l’époque où beaucoup d’affaires se traitaient sur les champs de foire, comme à celle moins éloignée où les traders concluaient leurs transactions au téléphone, il n’était nul besoin de loi ni de règlement pour que chacun sache qu’on ne revient pas sur un marché conclu : la règle de respect de la parole donnée était ce que Hayek appelle une "règle de juste conduite" mise au point par la société des personnes concernées, sans que soit indispensable l’intervention d’une autorité dotée d’un pouvoir législatif. Les us et coutumes constituent pour la déontologie une base très solide. Il est même possible que l’abus et le dévoiement du recours à la loi écrite aient joué un grand rôle dans l’actuelle panne de déontologie financière. En effet, les États et autres instances normalisatrices ont fort peu de déontologie lorsqu’ils édictent des normes : ils font ce qui les arrange, utilisant la loi pour commander à ceux qu’ils considèrent comme leurs subordonnés, au lieu de simplement chercher à mettre noir sur blanc ce qui est juste.
Nos institutions républicaines, à l’instar des monarchies absolues et des tyrannies, produisent principalement ce que Hayek appelle des "règles d’organisation", règles au moyen desquelles le pouvoir politique donne des ordres et dirige ou cherche à influencer l’action des personnes physiques et morales. Si bien qu’enfreindre la loi devient souvent synonyme de choisir la liberté, de se comporter comme Antigone face à Créon. Les lois de commandement sont amorales, alors que la déontologie est une partie de la morale. Si cela est négligé, la volonté de réglementer les activités financières peut être pire que l’inaction. La règlementation que produisent les instances politiques, qu’elles soient nationales ou internationales, est en effet le plus souvent un ensemble de lois de commandement. En schématisant, ces lois et règlements relèvent de la formule : "faites ceci, ça m’arrange ; ne faites pas cela, ça me déplait". De tels comportements autoritaires n’ont pas grande chance d’être efficaces, du fait que l’autorité qui exerce le pouvoir normatif a toujours un handicap technique et un temps de retard par rapport aux professionnels. Ces derniers n’ont aucun respect moral pour une règlementation qui ne constitue pas une explicitation de la déontologie, mais un carcan règlementaire dont il faut savoir contourner habilement (c’est-à-dire sans tomber sous le coup de la loi) les dispositions gênantes. À la limite, agir illégalement n’est qu’une question de rapport coût/bénéfice : si l’espérance de gain liée à l’infraction dépasse l’espérance de perte reflétant la possibilité d’être puni et mis à l’amende, aucun sentiment d’interdit ne vient s’opposer à l’action illégale. La loi n’a plus l’appui de la morale. De même que des bandes de voyous n’ont aucun respect des représentants de la loi, et les considèrent comme une sorte de bande rivale qu’il faut supplanter par la ruse et la force, parce que le droit positif [1] n’a pour eux aucune valeur morale, de même bien des financiers n’intériorisent-ils pas au niveau de leur conscience morale les dispositions des codes monétaires et financiers : elles sont pour eux de simples contraintes techniques auxquelles il est légitime de se soustraire en faisant preuve de créativité technique.
Quelle autorité morale pourrait d’ailleurs posséder des entités dont le comportement financier consiste depuis plusieurs décennies à emprunter de façon excessive, pour des raisons démagogiques, au lieu d’ajuster les dépenses aux recettes et inversement ? Comment les acteurs de la finance respecteraient-ils au plein sens du terme des règles imposées par des législateurs ou des autorités réglementaires ayant fortement contribué à semer la pagaille dans le monde financier, et cela depuis des siècles, en s’efforçant d’instrumentaliser la finance pour la mettre au service de certaines ambitions, voire de folies meurtrières ?
Rappelons à ce propos qu’en voulant reprendre la main sur les banques centrales, certains hommes politiques nous ramènent au temps monstrueux de la "Grande guerre", cette effroyable boucherie qui ne fut pas le fait de tyrans ni de régimes totalitaires, à la différence de la seconde guerre mondiale, et qui révèle ipso facto l’inhumanité de systèmes politiques "respectables".
Ce n’est donc pas la règlementation qui sauvera notre monde des turpitudes financières. La déontologie n’a pas de substitut. Ce remède aux maux dont nous souffrons ne peut pas être remplacé par une sorte de générique issu des instances européennes, des G 7 ou G 20 ou G 100. Il faut que les professions financières fassent elles-mêmes leur examen de conscience, qu’elles stigmatisent elles-mêmes non seulement les trucages et les filouteries, mais les habiletés nocives, le goût de l’argent vite gagné, les innovations techniques qui déstabilisent et déshumanisent les échanges (par exemple le trading haute fréquence réalisé par des automates). Il faut surtout que le monde de la finance renoue avec une tradition de surveillance mutuelle bilatérale qui tient à son essence même. L’épidémie de "marchéisation" qui s’est abattue sur la finance a provoqué le remplacement des relations entre hommes et organismes par des changements de propriété sur des choses [2] ; ceci est à l’origine d’une grande partie de nos problèmes. Avoir affaire à des hommes requiert un comportement moral ; s’occuper de choses permet au contraire de faire tout et n’importe quoi.
Dans La bonté humaine [3], le psychologue Jacques Lecomte montre excellemment que nous avons en nous des résistances qui s’opposent à ce que nous fassions du mal à une personne concrète, tandis que l’abstraction rend possibles les pires cruautés. Il retrouve ainsi, en étudiant une multitude d’enquêtes et de faits historiques, l’une des leçons du film de Carol Reed, Le troisième homme, lorsque du haut de la grande roue de Vienne le trafiquant de pénicilline contrefaite explique que la mort de quelques-unes de ces petites fourmis que l’on voit se mouvoir sur le sol lointain ne saurait avoir beaucoup d’importance. Le recours systématique au marché anonyme en remplacement des relations de face-à-face entre créanciers et débiteurs est le mécanisme d’abstraction et de déshumanisation qui facilite les actes financiers mortifères.
Non pas, certes, que les financiers n’aient pas à donner la mort – la mort économique, bien entendu.
Une entreprise qui périclite ne doit pas être maintenue en survie artificielle, mais mise en faillite par ses créanciers, et particulièrement par ses banquiers, avant que l’issue inévitable ne génère davantage de catastrophes. Mais la relation directe rend plus difficile les meurtres injustifiés, ceux qui résultent d’un comportement de prédateur. Les marchés, lorsqu’ils remplacent la réalité par des abstractions, facilitent le passage à l’acte prédateur, le passage d’une économie de services et d’échanges à une économie de rapine et de spoliation.
L’essor de la déontologie financière passe donc très probablement par une décrue considérable de la finance de marché au profit de la finance relationnelle. Il ne s’agit pas de se passer de marchés financiers : la technique du marché est très intéressante à maints égards. Il s’agit de l’utiliser à bon escient, là où elle engendre une réelle valeur ajoutée, et de l’abandonner là où elle sert à faire disparaître l’homme du paysage financier.
La finance véhicule des actes de naissance et des arrêts de mort ; ces réalités vécues ne doivent pas être masquées par l’anonymat du marché. Il n’y a pas de déontologie possible si l’abstraction dissimule la réalité au lieu de la rendre compréhensible.
Article également publié sur www.magistro.frPhoto : © Wikimedia Commons / Feltcher6
[1] À la différence des règles non écrites en vigueur dans leur petit univers.
[2] Ces "choses" sont le plus souvent le résultat de la "chosification" de relations. Soit par exemple un titre de créance négociable, tel qu’une obligation. Il s’agit initialement d’une relation entre un prêteur et un emprunteur, mais la négociabilité transforme cette relation en une chose que l’on achète et que l’on vend. L’abus du recours à la négociabilité a joué un grand rôle dans la perversion de la finance.
[3] Ed. Odile Jacob, 2012.