Article rédigé par François Martin, le 27 juillet 2012
Comme le disait un article publié récemment sur Rue 89, Bachar El Assad se battra jusqu’au bout. Si l’article donne une assez bonne vision (enfin ?) de l’imbroglio syrien, par contre, il oublie ou minimise certains aspects, qu’il est nécessaire de remettre en lumière.
D’abord, il ne précise pas suffisamment l’importance de la Syrie pour les russes. En effet, ce qu’en général on ne sait pas, c’est que les conventions du Bosphore ne permettent pas de laisser passer des navires militaires. S’ils veulent y avoir une influence, les russes ont donc impérativement besoin d’une base navale en Méditerranée même (approvisionnée via Gibraltar), et cette base est à Tartous. Si le régime d’Assad tombe, c’est tout simplement l’influence entière de la Russie en Méditerranée qui disparaît. L’enjeu pour les russes est capital. Pour cette raison, il est possible que Poutine soit prêt à aller jusqu’au bout, peut-être même jusqu’à faire débarquer ses propres troupes. L’affaire est trop importante pour lui. Nous le saurons rapidement.
Il n’indique pas la position de la Turquie, voisine immédiate et immédiatement impliquée, ne serait-ce que par l’afflux de réfugiés et de déserteurs, puissance régionale, ancienne puissance impériale, ambivalente sur les questions internes aux pays arabes, elle-même en retour vers un islam plus affirmé. Jusqu’à présent on a noté sa prudence, voire ses hésitations même si elle s’est plutôt placée du côté des insurgés. Il ne parle pas non plus de la question kurde : jusqu’ici, les kurdes de Syrie ont été très discrets, et comme on les comprend ! Sans doute très hésitants à basculer du côté de la révolution, comme toutes les minorités syriennes. Ils viennent de le faire, probablement à l’instigation de leurs congénères irakiens sur lesquels ils peuvent s’appuyer. En le faisant, ils prennent un risque pour eux-mêmes (s’ils aident au changement, que feront d’eux les nouveaux maîtres, une fois qu’ils auront la place ?), mais aussi pour les kurdes extérieurs, si en prenant parti, ils font renverser la position turque…
L’article manque aussi de clarté sur la position d’Israël. En effet, contrairement à ce que l’on pense, Israël n’est pas satisfait de ce qui se passe. Pour des raisons sécuritaires et diplomatiques, et même s’il y a le Hezbollah libanais dans le jeu, les israéliens préfèrent sans doute un excellent ennemi qu’ils connaissent par cœur, lui et son père avant lui, plutôt qu’une coalition nouvelle de radicaux sunnites soutenue par l’Arabie Saoudite et le Qatar. L’Iran est loin. Au-delà des déclarations d’un Ahmadinejad qui n’a pas de pouvoirs et qui s’en va, l’Iran n’est pas le véritable ennemi d’Israël. Le vrai ennemi, juste à côté, c’est l’Arabie wahhabite, riche et prosélyte. Peut-on penser que, par rapport à ce que l’on peut analyser, à certains égards, comme une politique de pompiers pyromanes [1], s’ils croient pouvoir maîtriser le futur pouvoir syrien, et si l’opération affaiblit finalement le Hezbollah, cette nouvelle menace sert finalement mieux leurs intérêts ? C’est un calcul très hasardeux. Pour cette raison, à tout le moins, ils sont certainement très partagés. Si le régime saute, que gagneront-ils à la place ? Certains experts reconnus et parfaitement au fait de la situation nous avaient fait part de leurs grandes réticences. Pour cette raison, nous ne pensons pas du tout que les groupes d’influence israélites français, même proches ou membres du gouvernement (dont le Ministre des Affaires Etrangères lui-même), en appelant au départ d’Assad, ne soient si alignés que cela sur la position israélienne. S’ils sont pour le changement, ce n’est à notre avis pas pour cette raison.
Et même la position américaine n’est pas très claire. Maîtriseront-ils le futur pouvoir syrien ? Garantiront-ils la diversité en son sein ? Ont-ils vraiment intérêt à donner le pays, en exclusivité, aux wahhabites saoudiens, alors qu’une volte-face, un renversement des alliances de leur part en faveur de l’Iran ne peut pas être exclue, si demain ce pays a sa bombe (cf http://www.libertepolitique.com/L-information/La-Parole-a/Le-blog-de-Francois-Martin/Iran-inquietudes-realites-perspectives) ? Rien n’est moins sûr. En politique étrangère, par principe, on n’insulte jamais l’avenir. Quand on n’y voit pas clair, il est bien plus facile et profitable (nous raisonnons comme le font les diplomates, de manière froide et réaliste…) de diviser ses contreparties et de maintenir les équilibres, pour ne pas faire basculer le présent trop vite. De plus, ils connaissent parfaitement la position russe. Ont-ils besoin d’être maximalistes, pour se faire en retour humilier publiquement par Poutine, s’il lui prend demain de dire « puisque c’est comme ça, je débarque » ?
Pour toutes ces raisons, nous pensons que l’affaire syrienne, pour le moment du moins, n’est pas du tout jouée. Sauf sur le terrain, elle reste, pour une large part, une grande opération « d’effets de manche », essentiellement à cause des élections américaines, et des suites de l’élection française. Personne, ni aux USA, ni en France, ne veut se faire taxer, de près ou de loin, d’ « anti-droit-de-l’hommisme », ni de complaisance vis-à-vis d’un « dictateur-sanguinaire-boucher-de-son-peuple ». Avec une opinion ignorante et intoxiquée, c’est bien trop dangereux politiquement. Dans ces conditions, il est beaucoup facile d’attaquer le dirigeant en place, qui est aisément identifiable, et de le désigner comme bouc émissaire. Et dans cette affaire, Poutine (et la Chine avec lui) accepte complaisamment de jouer le « bad guy », le méchant qui bloque les résolutions onusiennes, empêche que le conflit ne bascule complètement, et rend ainsi service à tout le monde. Pour le moment, même si c’est terrible à dire pour les populations, nous pensons que tout ce que l’on entend et lit procède essentiellement de politiques médiatiques à usage interne. Les choses sérieuses, sur le plan diplomatique s’entend, et sauf si Assad prend brusquement peur et s’enfuit, n’ont pas encore commencé.
Photo : Wikimedia Commons /Anjci
[1] Visant à conserver et même à fomenter, aux frontières et à l’intérieur, des ennemis identifiés et maîtrisables, pour justifier une position autodéfensive et maximaliste, une « stratégie du hérisson », qui a beaucoup d’avantages, en externe et en interne. On ne peut exclure cette vision de leur part.