Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 06 juillet 2012
Dans sa déclaration de politique générale, Jean-Marc Ayrault s’est inscrit en faux contre l’idée qu’il faudrait prendre le tournant de la rigueur. Mais de quoi parle-t-on ? De logique, d’exactitude, ou de sévérité ? Autant d’acceptions possibles entre lesquelles le doute n’est pas levé, parce que le temps n’en est pas encore venu.
La rigueur a mauvaise presse
Dans la langue politico-budgétaire, depuis Raymond Barre, le mot est connoté de « sévérité » : il est donc à fuir. Est-ce encore une raison suffisante alors que la dette publique dépassait 1 700 milliards d’euros à la fin de 2011 (86% du PIB), qu’elle atteindra 1 850 milliards à la fin de cette année (89% du PIB), et qu’au-delà du seuil de 90% du PIB elle n’est plus maîtrisable ?
Au printemps de chaque année, après la clôture de l’exercice précédent, la Cour des Comptes fait rapport au gouvernement sur « la situation et les perspectives des finances publiques ». Comme de coutume après chaque changement de majorité, le nouveau gouvernement lui a demandé un audit de la situation budgétaire laissée par son prédécesseur. La Cour a donc fait d’une pierre deux coups. Bien que présidée par un ancien député socialiste, Didier Migaud, elle a cependant moins critiqué l’ancienne majorité qu’elle n’a adressé un sérieux avertissement à la nouvelle. Au point que, justement, les commentateurs en ont déduit que le gouvernement Ayrault n’avait d’autre choix que la « rigueur ».
En résumé, la Cour a insisté sur deux points : la trajectoire de redressement des finances publiques sur laquelle la France est engagée depuis deux ans devra être fermement maintenue quoi qu’il arrive ; il en va de la crédibilité du pays. Quant au retour à l’équilibre, il devra reposer en priorité sur l’ajustement des dépenses publiques. C’est à la lumière de ces exigences qu’il faut examiner les mesures annoncées dans la déclaration de politique générale du Premier ministre et prises dans le projet de loi de finances rectificative pour 2012.
Une trajectoire menacée ?
La France s’est engagée vis-à-vis de ses partenaires européens à réduire son déficit public (toutes entités confondues : État, collectivités locales, sécurité sociale) à 4,4% du PIB en 2012, puis à 3% en 2013, afin de parvenir à l’équilibre en 2016, ou 2017 au plus tard.
On sait qu’une part de ce déficit est due à la conjoncture : cette part est modeste, que l’on évalue à 0,5%. L’essentiel du déficit est d’ordre structurel et ne peut donc être corrigé que par des mesures de fond.
Les perspectives pour 2012 s’écartent de la ligne assignée, mais pas trop : il manque 6 à 10 milliards pour atteindre l’objectif. Non parce que l’on dépenserait plus que prévu : les risques identifiés sur les dépenses s’élèvent à environ 1 milliard d’euros (sous-budgétisation initiale du coût des interventions extérieures de nos armées, tensions sur la masse salariale, etc.) ; mais rien d’inhabituel en cette période de l’année, tant en nature qu’en montant, quand on sait que le total des dépenses de l’État s’élève à 360 milliards.
Le point critique vient des recettes qui ne sont pas au rendez-vous. Les hypothèses de croissance étaient trop optimistes, ce que l’on savait déjà : alors que l’on attendait une croissance du PIB de 0,7%, on n’atteindra que 0,4%. Or un dixième de point de croissance en moins signifie 1 milliard de recettes fiscales en moins. En outre, la baisse des bénéfices des entreprises s’avère plus importante que prévue et le ralentissement du marché immobilier pèse sur le montant des droits de mutation.
Pour 2013, les perspectives sont sombres, et le risque de dérapage nettement plus sérieux : il manque environ 33 milliards d’euros pour atteindre la cible[1]. D’où vient ce manque ? Pour une moitié, il provient d’une croissance insuffisante du PIB que la Cour des Comptes ramène à 1% ; et pour l’autre moitié, de la « dynamique tendancielle » des dépenses de l’ensemble des administrations. Impossible de s’en tirer par des expédients : il faudra taper dans le dur.
C’est pourquoi la Cour tire dès maintenant le signal d’alarme. En effet, si la situation budgétaire de la France, bien que très vulnérable et à la limite du dérapage incontrôlé, est encore gérable, c’est parce que le gouvernement a pris des engagements fermes de redressement et que ses partenaires, comme ses créanciers, lui font encore confiance comme aux capacités d’une économie qui est la deuxième de la zone euro. Mais cette confiance ne sera pas infinie : c’est donc la crédibilité du pays et de ses dirigeants qui est en jeu. Qu’on revienne dessus, ou simplement qu’on s’en écarte significativement, et le choc pourrait être rude. Il se traduirait immédiatement par une flambée du coût de refinancement de notre dette qui, à 48 milliards en 2012[2], constitue déjà l’un des premiers postes de dépense, voire par une fermeture rapide des marchés, comme l’Espagne vient d’en faire les frais.
Après avoir entendu la déclaration de politique générale du Premier ministre, un doute peut s’insinuer. Qu’a-t-il dit, en effet, sur la trajectoire des finances publiques ?
Pour 2012, il a déclaré que l’engagement pris de tenir le déficit serait respecté ; mais à 4,5% du PIB, non à 4,4%… Ce petit dixième de point d’écart est peut-être le fruit d’une inadvertance. Second indice : l’engagement de retour à l’équilibre est désormais positionné en 2017 : oubliée l’idée de le viser dès 2016… Mais après tout, d’ici cinq ans, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts. Quant à la perspective 2013 avec laquelle commence la partie difficile de l’exercice, rien : pas un chiffre, pas d’engagement. Ce ne saurait être fortuit après l’avertissement lancé deux jours avant par la Cour des Comptes. Jean-Marc Ayrault sait probablement déjà que le budget 2013 ne sera pas dans les clous et il ne veut pas qu’on puisse le mettre en porte-à-faux avec sa déclaration de politique générale. Mais il ne le dit pas pour laisser venir la présentation du budget de 2013.
L’ajustement ne se fera pas par la réduction des dépenses
Nombre de commentateurs ont reproché à la Cour des Comptes de s’être engagée sur ce terrain, beaucoup plus politique.
Que dit son rapport ? Que « les ajustements budgétaires devront en priorité porter sur les dépenses. En effet, la France se situe déjà à un niveau très élevé de prélèvements obligatoires par rapport aux pays auxquels elle peut se comparer. De même, la part des dépenses publiques dans la production nationale (qui atteint 56% !), la place au deuxième rang des pays de l’OCDE. Le poids des dépenses publiques peut être réduit sans remettre en cause la qualité des services publics, grâce à des gains d’efficience collective. En outre, les études économiques montrent que le redressement des finances publiques est d’autant plus fort et plus durable qu’il porte essentiellement sur la maîtrise des dépenses… »
Et de tracer quelques pistes : y inclure les collectivités locales dont le dynamisme dépensier (et donc fiscal) est très grand ; remédier à l’enchevêtrement des compétences entre collectivités publiques ; rénover les politiques publiques en se concentrant sur l’efficience plus que sur les structures ; passer au crible les dépenses d’intervention après des évaluations à faire sans complaisance ; mieux choisir les investissements publics pour ne plus se lancer dans des projets pharaoniques insuffisamment évalués, notamment en matière de transport ; enfin, c’est le plus important et le plus difficile, maîtriser la croissance des frais de fonctionnement, c’est à dire, pour l’essentiel, de la masse salariale.
La démonstration de la Cour est rigoureuse (ici le mot est exact) et imparable. La masse salariale des administrations publiques (État, collectivités locales, sécurité sociale) atteint 260 milliards d’euros, soit 13% du PIB, et 70% de l’ensemble de leurs dépenses de fonctionnement. Depuis dix ans, hors transferts de compétences, les effectifs des collectivités locales ont augmenté de 260 000 agents[3] tandis que ceux de l’État ont diminué de 175 000 [4]. Cette baisse, issue du non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux, ne dégage que 900 M€ par an, dont les deux tiers ont d’ailleurs été mangés par les mesures compensatoires et les tricheries ministérielles. Du moins a-t-elle amorcé le mouvement. Par contre, stabiliser la masse salariale sans toucher aux effectifs supposerait tout à la fois de geler la valeur du point d’indice, de bloquer tout avancement ou promotion, et de refuser toute nouvelle mesure catégorielle. C’est évidemment impossible, et d’ailleurs non souhaitable. Il faut par conséquent – c’est la conclusion de la Cour – s’engager dans une baisse résolue et active des effectifs qui est seule de nature à libérer des marges de manœuvre durables.
La Cour a-t-elle eu tort de l’écrire ? Certes non : elle est dans son rôle qui n’est pas seulement comptable, mais aussi de conseil. Sera-t-elle entendue ? C’est moins sûr.
Assumant l’engagement du Président de la République, le Premier ministre a annoncé une simple stabilisation des effectifs de la fonction publique d’État. Or il lui faut dégager les moyens de recruter 60 000 fonctionnaires pour l’Éducation nationale et environ 10 000 autres pour les services prioritaires (sécurité, justice), sur cinq ans. Les effectifs de l’État, au sens strict, s’élèvent à 1 935 000 agents[5] ; les ministères sanctuarisés (éducation nationale, enseignement supérieur, justice, police) en comptent environ 1 100 000. Pour aboutir à une stabilité globale, il faudra que les autres supportent une réduction symétrique, ce qui signifie pour eux une baisse de plus de 8% au cours des cinq années à venir. On sait d’avance qui en fera les frais : la défense en premier lieu, accessoirement les administrations des finances et de l’équipement, là où il y a des effectifs significatifs. Si des marges existent certainement dans ces administrations et dans quelques autres, en revanche la situation de la défense est déjà celle d’une surtension opérationnelle : va-t-on, par ce biais, remettre en cause les missions et l’outil militaire au moment même où l’instabilité de notre environnement immédiat appellerait un plus grand effort ? Combien de temps cela sera-t-il possible ? Probablement pas très longtemps.
L’habituelle préférence pour l’impôt
Comment fera-t-on ? Comme on a toujours fait en France : on augmentera les impôts, même si la solution est mauvaise. Le projet de loi de finances rectificative pour 2012 ouvre la voie. Certes, le gouvernement annule la hausse de TVA qui devait intervenir en octobre (la fameuse « TVA sociale ») en compensation de la réduction des cotisations destinées à la branche famille de la sécurité sociale : retour à la case « départ » ; mais le solde est neutre. Par contre, on voit surgir toute une série de mesures fiscales, petites et diverses, qui vont peser sur les entreprises et les particuliers. Passons sur leur détail ; on admirera seulement la fertilité de l’imagination des fonctionnaires de Bercy. Mais pour le moment, on n’a pas encore une vue globale de ce que sera la politique fiscale du nouveau gouvernement. On sait seulement comment sera bouclé le budget pour 2013 : par des hausses massives d’impôts.
Or notre système fiscal présente deux particularités qui rendent problématique toute perspective d’augmentation significative de son rendement :
- D’une part les impôts directs (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, taxes locales sur les propriétés) sont assis sur des bases étroites (la moitié des ménages ne paye pas l’IR), parfois archaïques (taxes locales sur les propriétés), mités par toutes sortes d’exceptions, et sont très difficiles à ajuster. Ils ont des rendements faibles (l’IR et l’IS ne contribuent, ensemble, qu’au tiers des recettes de l’État) et on ne peut guère en attendre davantage sans les refondre complètement ; personne n’a voulu en prendre le risque jusqu’à présent.
- D’autre part les deux seuls impôts à large assiette et fort rendement que sont la TVA (plus de 50% des recettes de l’État) et la CSG (qui finance la sécurité sociale et rapporte, avec la CRDS, le double de l’IR) ont mauvaise presse dans la mesure où, à cause de leur universalité et de leur uniformité, ils frappent tout le monde sans distinction de capacité.
Si l’extension de la CSG aux revenus de l’épargne et aux pensions de retraite est à l’ordre du jour, en revanche l’augmentation de la TVA fait figure d’épouvantail. Pour l’heure, le gouvernement se contente de dire qu’il fera « payer les riches ». Ce sera politiquement efficace, mais budgétairement inopérant : globalement, l’institution d’une nouvelle tranche d’IR à 45% et d’une tranche à 75% visant les revenus supérieurs à un million d’euros devrait rapporter moins de deux milliards[6]. On s’attaquera évidemment aux fameuses « niches fiscales » qui, dit-on, recèleraient un gisement d’environ 80 milliards d’euros. Mais ce concept est trop hétérogène pour avoir un véritable sens. À côté de véritables trappes à évasion comme les investissements dans les D/TOM ou le cinéma, ou comme certaines exemptions catégorielles, mais qui sont aussi complexes et nombreuses qu’elles ont un impact modeste, on trouve :
- - Des dispositifs d’allégement du coût du travail (exemptions de charges sociales sur les bas salaires), et d’incitation économique (prime pour l’emploi, crédit d’impôt recherche) ;
- Des dispositifs destinés à éviter la double imposition des mêmes revenus, donc de neutralité fiscale, comme le régime d’intégration fiscale applicable aux groupes d’entreprises, ou le régime mère-fille des dividendes au sein d’un groupe, ou encore la déduction des frais d’emploi d’un salarié à domicile ;
- Des dispositifs destinés à réduire le travail au noir comme la TVA à taux réduit sur les travaux des particuliers ;
- Les déductions pour dons aux œuvres d’intérêt général qui contribuent puissamment à financer le monde associatif et caritatif.
Ces quatre séries de dispositifs représentent plus de 90% du gisement. Que fera-t-on ? Sauf à déstabiliser des pans entiers de l’économie et reporter sur l’État des charges aujourd’hui assumées par la société civile, on ne pourra pas aller très loin. Je suis donc prêt à prendre le pari que la TVA et la CSG seront à nouveau sollicitées pour boucher les trous ; et pas de façon provisoire et bénigne.
En fin de compte, je me demande si, dans la nouvelle majorité, les plus lucides n’ont pas été les députés du Front de Gauche qui n’ont pas voté la confiance au gouvernement, mais se sont abstenus.
Dès l’automne, le gouvernement va devoir résoudre la quadrature du cercle. Jusqu’à présent, nul n’y est parvenu. Ce n’est pas être un grand prophète que d’anticiper quelques révisions déchirantes, sous la menace d’une sanction sévère en provenance de nos partenaires européens et de nos créanciers. Peut-être viendra alors le temps de la rigueur !
Photo : Jean-Marc Ayrault © Wikimedia Commons / Afcejmanantes
[1] En réalité, il manque 40 milliards : il faut ajouter l’effet de deux gros contentieux fiscaux que l’État a perdus face aux fonds d’investissement européens sur l’imposition des dividendes, et qui vont l’obliger à restituer entre 6 et 9 milliards.
[2] Ces 48 milliards représentent le paiement des seuls intérêts (on ne rembourse pas le capital : les emprunts sont réémis au fur et à mesure des échéances). Ce qui donne un taux moyen de 2,9%, qu’on n’a jamais connu si bas ! On en connait les raisons ; elles sont largement opportunistes. Une remontée des taux de 1 point coûterait 2,5 milliards la première année (compte tenu des tombées des emprunts en cours), 4,5 la deuxième année, 7 la troisième, etc. L’expérience nous a montré cependant que si les taux devaient repartir à la hausse pour des raisons de défiance, ce mouvement serait très violent et de très grande ampleur, au point d’empêcher toute émission nouvelle et d’obliger à appeler à l’aide.
[3] Dont les trois quarts dans les communes et les intercommunalités.
[4] Sur cette baisse de 175 000, les trois quarts ont été réalisés depuis 2007.
[5] Hors agents des « opérateurs de l’État », c’est-à-dire des entreprises publiques, établissements administratifs, agences régionales de santé, etc. dont le nombre s’élève 373 000. Le total fait 2,3 millions de fonctionnaires, nombre qui est celui habituellement cité. Les données sont en ETP (équivalent-temps-plein).
[6] Dont un milliard et demi pour la tranche à 45%, et 200 à 250 millions d’euros pour la tranche à 75% qui concernerait 15 à 20 000 personnes. Par contre, l’incitation à l’exode fiscal sera inversement proportionnelle au rendement.