Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 18 mai 2012
Nous avons reçu beaucoup de réactions à la suite de l’article d’analyse des résultats du second tour des élections présidentielles rédigé par François de Lacoste Lareymondie et publié la semaine dernière.
Certaines résultent d’une incompréhension. Elles viennent de la reprise de cet article par un blog, qui a été effectuée sans notre autorisation et sans mention d’origine, mais surtout reprise qui était biaisée parce qu’amputée de toute la démonstration chiffrée. Ce blog est, hélas, coutumier du fait à notre égard.
D’autres appellent des compléments et précisions que l’auteur apporte ici.
La rédaction de www.libertepolitique.com
La question posée concerne les transferts de voix entre le premier et le second tour, c'est-à-dire la façon dont les électeurs de Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et François Bayrou se sont comportés. On peut laisser de côté les autres candidats dont le score était trop modeste pour avoir une influence décisive sur le résultat final. C’est une question politique importante dans la mesure où ce comportement révèle si les consignes de vote ont été ou non suivies, quel est le tropisme des électeurs concernés et, en creux, ce que sont leurs attentes.
Une fausse objection
Certaines critiques contestent que Marine Le Pen et François Bayrou aient donné des « consignes de vote » : tous deux n’auraient fait qu’exprimer un « choix personnel ». Cette vision est trop complaisante envers les apparences, et peu conforme à la réalité : quand le leader d’un grand mouvement politique rend public son « choix personnel » entre les deux tours d’une élection, cette prise de position politique est-elle autre chose que l’expression d’une volonté de servir d’exemple, d’influencer ses amis et sympathisants, et par conséquent de peser sur le résultat ? À l’inverse, celui qui aurait honnêtement voulu laisser une vraie liberté de vote n’aurait rien dit de son propre choix.
Pourquoi cette question des reports est-elle politiquement importante ? Selon que les reports ont été ou non bien identifiés et selon que l’analyse que l’on en fait est ou non conforme à ce qui s’est réellement passé, les conclusions peuvent différer du tout au tout. Or, la plupart des commentaires entendus à l’issue du second tour, et bien des analyses lues depuis lors, sont fondés sur une vision erronée de la réalité.
La formation du résultat du second tour
La question n’est pas le sens global du résultat : on s’attendait bien à ce que Nicolas Sarkozy fût battu ; il l’a été. On sait aussi pourquoi. La question est celle de la formation du résultat du second tour. Il s’agit de comprendre comment les Français ont voté le 8 mai par rapport à leurs votes du 22 avril[1]. Or ce résultat recèle trois surprises :
- La participation a été supérieure à celle qui était annoncée, et s’est même accrue de 380 000 voix au second tour, à rebours de toutes les attentes : l’élimination de François Bayrou, Marine Le Pen et des petits candidats aurait normalement dû se traduire par une baisse de participation qui n’a pas eu lieu.
- Au premier tour le nombre de bulletins blancs s’élevait à 700 000, soit un peu moins de 2% des votants (1,93% exactement). C’est son niveau habituel : il n’a pas de signification politique particulière. Au second tour, contrairement à ce qui était escompté, le nombre de votes blancs n’a augmenté que de 1 440 000, pour atteindre 2 140 000 (5,85% des votants, pourcentage d’ailleurs comparable à celui des seconds tours des scrutins précédents)[2] : seul l’accroissement peut avoir un sens politique et c’est cet accroissement qu’il faut confronter aux positions prises par les candidats éliminés.
- Le score de Nicolas Sarkozy a été nettement supérieur à celui qui était prévu puisque, au second tour, celui-ci a fait le « plein » des voix de droite, du moins en chiffres bruts, en atteignant 16 630 000 voix avec une progression de 7 millions de voix par rapport à son score du premier tour alors que, en théorie, il n’avait pas de réserves.
Les anticipations des sondages
Pour expliquer ces mouvements d’entre-deux-tours, les commentateurs se sont en général appuyés sur des sondages. Or, pour être disponibles le soir du second tour ou le lendemain, ces sondages ont été réalisés dans les jours qui ont précédé le 6 mai. Malgré cela, chacun les a pris pour argent comptant. Hélas, ils ont mal anticipé la réalité des urnes ; il s’en faut parfois de beaucoup.
En voici trois exemples, pris chez trois des principaux instituts, et qui portent sur les reports de voix des trois candidats précités. Ces sondages ont été réalisés juste avant le second tour, après le débat télévisé et après les prises de position de Marine Le Pen et de François Bayrou :
Sondage Louis Harris [3] :
En % des voix obtenus au 1° tour | Report sur François Hollande | Report sur Nicolas Sarkozy | Abstention ou vote blanc |
Jean-Luc Mélenchon | 91% | 4% | 5% |
François Bayrou | 42% | 41% | 17% |
Marine Le Pen | 20% | 58% | 22% |
Sondage IFOP [4] :
En % des voix obtenus au 1° tour | Report sur François Hollande | Report sur Nicolas Sarkozy | Abstention ou vote blanc |
Jean-Luc Mélenchon | 84% | 4% | 12% |
François Bayrou | 31% | 37% | 32% |
Marine Le Pen | 19% | 55% | 26% |
Sondage IPSOS [5] :
En % des voix obtenus au 1° tour | Report sur François Hollande | Report sur Nicolas Sarkozy | Abstention ou vote blanc |
Jean-Luc Mélenchon | 76% | 6% | 18% |
François Bayrou | 30% | 38% | 32% |
Marine Le Pen | 15% | 54% | 35% |
Au-delà de certains écarts, parfois étonnants, ces sondages convergeaient autour de trois idées : un report quasi intégral des voix de Jean-Luc Mélenchon sur François Hollande, un éclatement des voix de François Bayrou en trois tiers, entre gauche, droite et abstention ou vote blanc, un report majoritaire des voix de Marine Le Pen sur Nicolas Sarkozy, mais tout juste, puisque entre un quart et un tiers de ses électeurs étaient censés s’abstenir ou voter blanc, et près d’un cinquième voter pour François Hollande. Autant la première idée n’a pas été démentie, autant les deux autres se sont révélées erronées.
Le démenti des chiffres
La preuve de l’erreur, la voici.
Faisons les calculs de ce qu’aurait dû être le second tour si les pourcentages de reports estimés par les instituts de sondage, appliqués aux voix recueillies par les trois candidats éliminés, avaient été réalisés. Ces calculs aboutissent à des chiffres très éloignés de ce qu’a été le vrai résultat :
- Ils donnent un nombre de voix non exprimées (abstention ou vote blanc) surestimé de 1 million à 2,5 millions par rapport à ce qu’il a été en réalité ; en d’autres termes, l’accroissement réel des voix non exprimées a été deux fois moindre que ce qui était annoncé.
- Ils attribuent à François Hollande un total de voix nettement inférieur à son score réel, l’écart allant de 1,4 million à 2,7 millions ; même si on y ajoute la totalité des voix provenant des petits partis de gauche et du surcroit de participation, François Hollande n’atteint son résultat réel que dans un cas, celui de Louis Harris ; dans les deux autres cas, il lui manque entre 400 000 et un million de voix pour y parvenir.
- S’agissant de Nicolas Sarkozy, l’écart avec le nombre de voix réellement obtenu est encore plus grand puisqu’il s’étage entre 1,8 million et 2,2 millions. Ni l’attribution de la totalité de la participation supplémentaire ni l’adjonction des voix de Nicolas Dupont-Aignan ne comblent la différence, il s’en faut de beaucoup (entre 800 000 et 1,2 million).
Cherchez l’erreur
Il n’y a pas une erreur, mais trois.
La première, et la principale, porte sur l’anticipation du nombre de voix non exprimées (abstention et vote blanc) : les sondeurs se sont trompés du simple au double, voire davantage, ce qui est considérable et fausse toutes les conclusions que l’on a tirées à partir de leurs anticipations.
La deuxième porte sur le vote des électeurs de Marine Le Pen : l’analyse par département que j’ai exposée dans mon article précédent et à laquelle je renvoie, montre qu’ils ont voté pour Nicolas Sarkozy à plus de 80% et n’ont pas suivi « l’exemple » de leur candidate.
La troisième, que révèle la même analyse des résultats par département, porte sur les électeurs de François Bayrou qui ne se répartissent plus, comme on le pense couramment, à parts à peu près égales entre la gauche et la droite : pour les deux tiers d’entre eux, ils ont voté à gauche, le tiers restant se partageant entre la droite et l’abstention ou le vote blanc.
Une double impasse
L’impact des « choix personnels » de ces deux candidats a donc été singulièrement contrasté.
Si François Bayrou s’est trouvé en harmonie avec la majorité de son électorat, c’est parce que celle-ci venait de gauche (électeurs déçus des Verts, etc.) ; à gauche elle est revenue et à gauche elle restera. C’est sans doute pour cela que François Hollande ne lui en a aucune reconnaissance et laisse le PS aligner un candidat contre lui dans sa propre circonscription. François Bayrou était dans une impasse politique depuis cinq ans ; il n’en est pas sorti. Son ambition de reconstruire le centre, déjà bien aléatoire, s’est évanouie au soir du second tour. En effet, si on retire au MoDem la part des voix de gauche qui s’étaient conjoncturellement portées sur son président, il ne lui reste plus d’assise politique. Sa prise de position l’empêchera de récupérer rapidement les voix centristes qui votent traditionnellement plutôt à droite. Ainsi, la bipolarisation de l’électorat continuera de s’accentuer.
Marine Le Pen est dans la situation exactement inverse, de n’avoir pas été suivie par la très grande majorité de ses électeurs qui, eux, voulaient l’union de la droite et ont voté en ce sens. Elle a objectivement commis une erreur politique en promouvant un vote blanc qui l’a mise en complet décalage avec sa base électorale ; elle a donc subi un échec de son propre fait. En retombant dans les vieilles ornières de son parti, elle s’est privée de la possibilité de peser positivement sur la suite et de participer à la recomposition de la droite, au moins pour les élections législatives et le proche avenir. Elle a révélé qu’en réalité, comme c’est le cas depuis l’origine, ni elle ni la majorité de son parti n’étaient encore prêts à assumer une entrée dans le jeu des alliances et des responsabilités politiques, mais qu’ils préféraient continuer de se leurrer sur une éventuelle explosion de la droite classique. Ce faisant, l’acquis qu’elle avait engrangé depuis qu’elle a été portée à la présidence du Front National est sérieusement fragilisé. C’est probablement la raison pour laquelle certains de ses cadres importants, qui avaient vu l’erreur, ont milité pour un report explicite sur Nicolas Sarkozy. Mais le mal (politique) était fait. Il était ensuite inévitable que le Président sortant et les dirigeants de l’UMP déclarent qu’il n’y aurait aucun accord avec le Front National, bien qu’ils fussent, eux aussi, en contradiction avec les attentes d’une bonne part de leurs électeurs.
Dans l’immédiat, même si les candidats « Bleu-Marine » aux prochaines élections législatives recueillent moins de voix qu’elle-même en raison de leur faible implantation et de leur moindre notoriété, la multiplication d’élections triangulaires est désormais assurée, en dépit des appels contraires lancés ici ou là : sur quelles bases, après ce retour aux vieilles habitudes, conclure des alliances crédibles et acceptables ? Si aucun avenir n’est jamais définitivement fermé en politique, pour l’heure, en attendant de sérieuses remises en cause de toutes parts, l’avenir de la droite s’avère particulièrement bouché.
On peut donc parier que le PS détiendra une majorité confortable dans la prochaine assemblée. À court terme, chacun se sentira justifié dans ses choix tactiques. À long terme, sont remises à une échéance indéterminée la recomposition politique de la France et l’émergence de forces politiques larges, rénovées et assainies, qui sachent réintégrer dans l’espace politique et social les Français qui en ont été exclus, qui soient capables de porter une réelle alternance, et qui veuillent traiter de façon sérieuse et acceptable les problèmes de fond que les partis protestataires ont révélés.
ANNEXE :
Tableau des résultats des deux tours, en millions de votants ou de voix, avec indication des variations entre les deux tours
Millions de votants ou de voix | 1° tour | 2° tour | Variation 2° tour/1° tour |
|
Votants | 36,18 | 36,56 | +0,38 | |
Blancs et nuls | 0,70 | 2,14 | +1,44 | |
Suffrages exprimés | 35,48 | 34,42 | -1,06 | |
Droite | 16,64 | |||
Marine Le Pen | 6,40 | |||
Nicolas Sarkozy | 9,60 | 16,63 | -0,01 | |
Nicolas Dupont-Aignan | 0,64 | |||
François Bayrou | 3,23 | |||
Jacques Cheminade | 0,08 | |||
Gauche | 15,53 | |||
Eva Joly | 0,81 | |||
François Hollande | 10,16 | 17,79 | +2,26 | |
Jean-Luc Mélenchon | 3,95 | |||
Philippe Poutou | 0,41 | |||
Nathalie Arthaud | 0,20 |
[1] Pour faciliter la lecture de cet article, le tableau des résultats des deux tours (en millions de voix et non en pourcentage) qui figurait dans mon article précédent, a été reproduit ci-après en annexe.
[2] À titre de comparaison, lors des précédentes élections présidentielles, les pourcentages de votes blancs et nuls ont été les suivants (pour chaque scrutin, 1er tour puis 2nd tour) :
- 2007 : 1,44% - 4,20% ;
- 2002 : 3,38% - 5,38% ;
- 1995, 2,81% - 5,97% ;
- 1988 : 2,00% - 3,62%.
[3] Sondage Harris-interactive réalisé le 3 mai pour VSD/LCP.
[4] Sondage IFOP « rolling » publié le 4 mai pour Fiducial/Paris-Match.
[5] Sondage IPSOS du 3 mai (vague 20) pour Logica, France-Télévision, Radio-France, Le Monde. À la différence des deux autres, cet institut n’a pas parlé de vote blanc mais de « votes non exprimés ».