Article rédigé par Jérôme Sainton, le 11 mai 2012
Dans son article intitulé « technophilie et technophobie : quelle critique possible ? » [1], Marc Grassin présente la critique de la modernité par le philosophe allemand Peter Sloterdijk à travers la tension qui apparaît entre l’« appropriation de soi pour faire et décider du lien » (ce que l’homme réalise aujourd’hui par la technique), et la « dé-liaison avec tout ce qui ne correspondrait pas avec l’exigence imposée par le besoin d'une généralisation et d'une extension de ce rapport fabriquant à tous les niveaux de l’homme » (p. 84). Ou comment la conception « post-moderne » de l’individu ingénieur de lui-même rencontre les apories de l’universalisme technicien qu’elle suppose.
L’auteur développe alors comment « le rêve d'une technique anthropocentrique et humaniste, au service de l'homme en général et de tous les hommes en particulier, s'évanouit à mesure que la subjectivité libérale contemporaine se comprend de plus en plus comme unique finalité de l'existence et de l'activité » (p. 83). Qualifiant ce « repli sur soi » comme « le renversement le plus décisif de la modernité contemporaine » (p. 83), il en appellera à vivre autrement le projet de la modernité : il s’agit de revenir sur « l’éclipse de la parole » (p. 88) refoulée par la puissance d’imposition de la technique ; seule la parole pourra « ouvr[ir] la voie et la voix à une autre forme d’être actif dans le monde » (p. 89), laquelle ne doit pas être laissée à la seule technique.
Si nous souscrivons volontiers à l’intention d’ensemble, nous voudrions attirer l’attention ici sur les présupposés philosophiques et même religieux qui sous-tendent la réflexion globale de cet article, et qui, nous semble-t-il, sont en contradiction avec cette intention. Dans la perspective de cette réflexion, en effet, le projet de la modernité exprime le propre de l’homme ; son seul tort est d’avoir été captée par la subjectivité libérale qui la fait verser dans la seule recherche d’intensification de soi et de puissance. Mais, pour notre part, nous dirions que la subjectivité libérale est celle qui exprime le plus sûrement le projet de la modernité. Il n’y a pas là renversement mais aboutissement et intensification du même projet.
L’homme descend-t-il de la technique ?
Les présupposés de l’article le montrent, où la technique est conçue comme « l'organe d'une reconfiguration de la nature en tant que telle et de la condition humaine » (p. 75), entendant par là qu’elle n’est pas moins que la condition même d’être homme. Voilà « la dimension anthropologiquement constitutive de la technique » [2] : la technique constitue l’homme ; l’homme se constitue lui-même par la technique. Dans cette perspective, « l’aventure humaine naît du geste technique. […] L'homme naît véritablement par ce fait qu'il est possible, outils en main et technologie au cœur, de transformer la réalité, de "forer des trous dans la cage de l’environnement". Cette transformation, loin d'être une simple mise sous la main, possession ou arraisonnement, porte le nom de liberté. L'environnement dans lequel il s'agit de s'inscrire devient un monde parce qu'il est possible de décider de sa forme et aussi de son fond. […] Être au monde ou être de ce monde humain, c'est configurer et reconfigurer la réalité. » (p. 79-80). Il nous semble qu’on ne saurait mieux décrire « l’âme » (ou plutôt son effacement) de la « post-modernité ». Et l’article de citer Peter Sloterdijk, pour qui l’homme ne descend ni du singe ni du signe mais de la technique : c’est elle qui le fait passer du « pré-homme » à l’« homme ».
La technique serait ainsi notre origine. Elle serait aussi notre avenir. Car « il n'est pas exagéré de dire qu'avec la technique, c'est la liberté qui croît et c'est l'homme qui grandit et devient. […] Techniciser le monde, c'est jouer le chemin d'une liberté. » (p. 80). En fait, la technique se voit tout le long de cet article définie à partir de la liberté, et la liberté à partir de la technique, dans une impeccable circularité. C’est la technique qui nous rendra libres… Libres de quoi ? Libres de techniciser toujours plus, libres de (nous) fabriquer, libres de (nous) produire [3]. Non seulement la liberté n’est comprise que d’après la technique, mais encore la définition qui lui est donnée fait abstraction complète du règne de fer, de nécessités et de déterminations qu’elle a imposé à l’homme en échange des déterminations du passé. Tout cela se voit renvoyé aux torts de la seule subjectivité libérale. La technique, elle, n’est que liberté.
C’est même cette liberté que l’homme n’arriverait pas à « assumer » aujourd’hui. Le coquin. C’est pourtant sa nature, sa vocation, d’être technicien, et technicien de lui-même ! Mais non, il faut qu’il angoisse de cette trop grande « liberté » : « c'est sans doute cela qui génère l'inquiétude contemporaine. L'homme qui jouit de son pouvoir technique rencontre l'angoissante situation d'avoir tout à décider, même sa nature, d'avoir à assumer sa liberté jusqu'au bout de lui-même. Plus de terre de repos où il n'y aurait qu'à être. Être s'inscrit dans une existence qui assume l'obligation pratique d'avoir à décider du monde et de soi. C'est cela qui, aujourd'hui, apparaît au grand jour, mais qui, en réalité, est inscrit dès le premier geste technique, dès le premier geste humain. Les biotechnologies du vivant ne font à cet égard qu'achever la révélation de cette vérité "humaine" de l'homme […] » (p. 80) – biotechniques auxquelles il conviendrait d’ajouter toutes les « techniques de soi », de l’éthique de Foucault aux fantasmes du gender… Il nous paraît quant à nous beaucoup plus simple de supposer que c’est au contraire et précisément à force de « configurer et reconfigurer la réalité » que l’homme de ce temps n’a tout simplement plus nulle part ou « être au monde » [4].
Sacralisation de la technique et désacralisation de la nature
Depuis cette « vérité révélée" » (pas moins !), les formules de foi s’enchaînent alors : « tout cela quoi que nous puissions en penser, dit cette condition humaine enfin mise à jour. La nature a défié le pouvoir de l'homme. En relevant ce défi, l'homme a fait de ce pouvoir sa marque de fabrique. […] Dire cela ne revient pas à dire pour autant que toute technologisation soit souhaitable, mais seulement que le souhaitable prendra corps, s'inscrira et s'ouvrira sur fond de cette naturelle et humaine transformation "fabricante" et "maîtrisante" du tout de l'homme » (p. 81). Pas moins, là encore. On se demande juste à quoi peut bien faire référence le « souhaitable » dans cette perspective résolument « post-moderne » i.e. « ultra-moderne », où la nature de l’homme est précisément de la défaire et de la refaire à volonté : « avec la technique, c'est toute l'anthropologie qui bascule dans un monde fait d'une liberté ouverte à l'indéterminé de ce que nous déciderons de produire » (p. 81).
Et avec cela « la représentation même de la nature […] cessant d'être appréhendable comme une réalité permanente, éternelle et sacrée [se voit] désacralisé[e] » (p. 80). L’évocation de la désacralisation de la nature achève ici de rendre compte de la sacralisation dont la technique a fait l’objet. Ainsi que l’auteur de La technique où l’enjeu du siècle l’avait exprimé il y a déjà longtemps, « c’est le facteur de désacralisation qui devient en même temps le centre du nouveau sacré. La puissance qui a provoqué la transgression de l’ancien ordre ne peut être elle-même que sacrée : elle entre dans le monde sacral, et se trouve investie d’une évidence d’autant plus aveuglante qu’elle a précisément triomphé de l’évidence première [5].» La certitude de la fabrication de l’homme par lui-même par la technique, et la promesse de la technique de nous rendre de plus en plus libres ne signifient qu’une chose : « la technique est sacrée parce qu'elle est l'expression commune de la puissance de l'homme et que, sans elle, il se retrouverait pauvre, seul et nu, sans fard, cessant d'être le héros, le génie, l'archange qu'un moteur lui permet d'être à assez bon compte. En définitive la technique est pour l'homme actuel ce qui assure son avenir […] [6]. »
Son avenir, et son origine, nous l’avons vu. Ellul écrivait alors en 1973 le sous-texte de l’article de 2011 ici critiqué : « En contrepartie de cette certitude, cet homme se donne pour origine d'avoir toujours été Homo faber. Cette réversion de la technique vers le passé, cette proclamation que l'homme n'a été homme qu'à partir du moment où il était faber, c'est-à-dire technicien, est probablement une des marques les plus sûres de ce sacré : car c'est toujours dans son sacré qu'il établit son origine. Dans un monde peuplé de dieux, l'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. Mais dans un monde peuplé de machines, il n'a comme origine que le point de départ de la technique. Sa façon de représenter son point de départ, sa première caractéristique exclusive dénote immédiatement où est son sacré. Et à partir de là, il reconstitue son histoire en fonction de la technique. Là encore, la façon de raconter l'histoire est indicative du sacré. Et maintenant, ce n'est plus l'histoire des grands héros, des guerres, des charismes et des dieux, c'est l'histoire édifiée peu à peu dans le progrès des techniques : il ne pouvait pas s'y tromper, ce n'est pas là une histoire séculière, c'est une autre histoire sacrée [7]. »
Humiliation de la parole
Dès lors, quelle critique possible de la technique ? demandait Marc Grassin. Faire place de nouveau à la parole et au symbolique, hérités de notre passé mais refoulés par l’automatisme de la technique, répond-il. Nous sommes bien d’accord. Sauf que, à notre idée, on en reste là à un vœu pieu et contradictoire en maintenant la technique dans le domaine à partir duquel elle a justement humilié la parole et nié toute symbolisation. L’on espère toujours pouvoir servir deux maîtres. Comment la technique pourrait-elle faire l’objet d’une critique qui la reçoit comme sacrée ?
La technique étant sacrée, la technique étant « l’âme » de la modernité, la critique qui porte est obligatoirement profanatoire. Elle se reconnaît à ce qu’elle attire sur elle la condamnation des prêtres de notre temps, la vindicte populaire, et le lynchage médiatique - à l’image de ce qu’ont provoqué les paroles limpides de Benoît XVI il y a 3 ans sur « le sida et le préservatif » : là non plus, on ne pouvait pas s’y tromper : c’était un sacrilège.
Aussi, à notre avis, la seule vérité que le progrès des techniques révèle, et en particulier le progrès évoqué des biotechniques[7], c’est qu’il « impos[e] de choisir entre deux types de rationalités, celle de la raison ouverte à la transcendance et celle d’une raison close dans l’immanence technologique. On se trouve devant un "ou bien, ou bien" (aut, aut) décisif [8]. » C’est, concrètement, le travail patient et obstiné, à temps et (en l’occurrence surtout) à contre-temps, des disciples du Christ qui témoignent que la technique n’est ni l’origine ni l’avenir de l’homme, et moins encore ce qui rend libre. Elle est seulement, ou devrait être, un instrument de sa liberté (véritable) et c’est uniquement en tant qu’instrument qu’elle pourra être liée au développement humain : instrument et non instrumentalisation (de l’autre ou de soi), instrument subordonné au « sens pleinement humain du "faire" de l’homme, sur l’horizon de sens de la personne prise dans la globalité de son être[9]. »
Une ambition immense et « déraisonnable », une folie pour la sagesse de ce monde - la parfaite mesure, donc, de l’Espérance.
[1] Marc Grassin, enseignant à la faculté de philosophie de l’Institut Catholique de Paris ; article paru dans la Revue d’éthique et de théologie morale, Cerf, Paris, n°265, sept. 2011, p. 75-89.
[2] p. 77. Dimension qu’il ne faudrait pas refuser, à l’image des « technophiles et technophobes, radicaux ou modérés [qui] se donnent la main sans en avoir l’air, pour éviter d'assumer jusqu'au bout l'incidence de [cette dimension], c'est-à-dire l'obligation de penser et de vivre le mouvement d'un homme "innové" par cette part active de lui-même (la technique). » (ibid.)
[3] C.-à.-d.. le fantasme ultime de l’homme « "post-moderne »", celui qui se constitue lui-même. Cf. l’ouvrage magistral d’Olivier Rey, Une folle solitude : le fantasme de l’homme auto-construit.
[4] Comme certains l’ont bien montré, la « "subjectivité libérale »" est parfaitement liée à l’objectivation croissante imposée par la science-technique, le subjectivisme venant en réaction compensatoire à la disparition du sens et à la dissolution du sujet dans la science et la technique, avec pour corollaire que la science-technique est en retour le seul ordre extérieur opposable à l’individualisme : « les deux vont de pair. L’individualisme a trouvé en la science un puissant allié — pour déconstruire les institutions et les ordres anciens, pour affranchir l’homme des héritages et des autorités traditionnelles. Et, chemin faisant, la science est devenue le seul contrepoids possible à l’individualisme. L’équilibre ne se fait pas par conciliation, irréalisable, mais par un va-et-vient entre les deux positions extrêmes. […] Plus l’individualisme croît, plus on a besoin de science : face aux vérités particulières, dont plus rien n’assure la concordance, la science est le seul ordre admissible. » (Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement : le rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, p. 144-145). Cf. aussi Bernard Charbonneau, le système et le chaos, et Jacques Ellul, le système technicien.
[5] Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, p. 107. Un exemple parmi tant d’autres mais tellement parlant : ces déclarations du rapporteur de la mission parlementaire lors de la dernière modification des lois de bioéthique, Jean Léonetti, pour autoriser le sacrifice de l’embryon de l’homme à la recherche : « Il faut faire la distinction entre l’éthique sociétale, qui implique de la prudence, et l’éthique scientifique, qui doit privilégier la témérité » (Le Journal du Dimanche, 07/11/2010). Tout est dit du caractère sacré de la technoscience, ce temple de la modernité : à l’intérieur du temple, les prêtres-techniciens ne participent pas de la société usuelle : il s’agit bien d’une sacralisation, c’est-à-dire d’une séparation entre un domaine sacré et un domaine profane — qui n’ont pas les mêmes devoirs.
[6] Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, p. 118. La technique est sacrée aussi dès lors que passent par elle le faire vivre et le faire mourir. Il n’y a qu’à considérer sa puissance de légitimation : dans l’avortement, dans l’euthanasie prénatale, dans les procréations artificielles ; des choses qui seraient pour la majorité inconcevables par elles-mêmes iront de soi dès lors que "strictement encadrées", "médicalisées" bref, dès lors que médiatisées par la technique … Disons ici un mot de l’euthanasie, puisque elle fait l’actualité. N’est-elle pas archétypique de la dimension sacrale de la technique ? Le geste en question est à la portée de quiconque, alors pourquoi un médecin ? N’est-ce pas là qu’il faut que cela passe par le corps médical, c’est-à-dire tout l’apparat religieux de la technique ? Il faut que cette "interruption volontaire de vie" reçoive la bénédiction d’un prêtre-technicien, il faut qu’elle soit le dernier sacrement conféré par la technique. L’euthanasie arrivera ainsi à boucler les nécessités intrinsèques du "système technicien", éliminant les individus qui n’ont plus rien à "faire" ; tout en étant réclamée "librement" par eux, la "liberté" en question les ayant précipités dans le néant, indétermination ultime offerte par la « reconfiguration de la réalité ».
[7] Ibid.
[8] Ce « domaine particulièrement délicat et décisif, où émerge avec une force dramatique la question fondamentale de savoir si l’homme s’est produit lui-même ou s’il dépend de Dieu » (Benoit XVI, L’amour dans la Vérité, n. 74).
[9] Benoit XVI, L’amour dans la Vérité, n. 74.
[10] Benoit XVI, L’amour dans la Vérité, n. 70.