Article rédigé par Catherine Rouvier, le 16 mars 2012
Comment l’homme est devenu spectateur de lui-même ?
Narcisse se mirait dans l’eau et y tomba. C’est le miroir qui donna à la marâtre de Blanche Neige le désir de tuer sa belle fille devenue plus jolie qu’elle. Contempler son image peut donc conduite au crime. Ou au suicide, c’est selon.
L’homme n’aurait-il été créé que pour contempler Dieu ? C’est une théorie, peut être la première de toutes, car theo oreo veut justement dire je contemple Dieu.
Mais Dieu n’a-t-il pas fait l’homme à son image ? Se contempler n’est ce donc pas aussi le contempler ?
D’où sans doute cette insatiable curiosité
Jadis limitée au regard de soi sur soi, cette curiosité s’est étendue tout récemment aux autres, au regard des autres sur soi. De secrète et intime, la vie dite « privée » est soudain devenue « publique ».
Désormais aucun évènement, fût-ce le plus insignifiant ; une marche en montagne, un déjeuner sur l’herbe, un café pris à une terrasse de café ensoleillée ne peut plus être tenu secret, ou simplement ignoré.
Dans l’instant, via une « vidéo » postée sur le net, la terre entière peut en être informée. Un procès peut vous être fait demain pour une simple blague destinée à votre seul voisin. Votre conjoint peut savoir avant vous que votre maitresse vous trompe. Bref l’enfer, oui, cher Jean-Paul Sartre, oui, l’enfer c’est vraiment devenu les autres.
Mais il y a pire encore que d’être montré malgré soi. C’est de s’être soi-même volontairement exhibé une fois, et de recommencer. C’est comme un TOC. Irrépressible. Une pensée décoiffante vous traverse-t-elle ? Un acte militant vous démange-t-il comme un vieux prurit oublié ? Avez-vous envie de partager (dites share) l’élégance racée de votre nouvelle conquête ? Avez-vous conquis l’Eiger par la face Nord ? Venez vous de recevoir les si seyantes « palmes académiques » sur votre tailleur gris perle façon Maggie ? Facebook, Twitter, et Linkedinh en seront aussitôt informés et, via ces « réseaux sociaux », la planète entière. Et pour l’éternité.
Comme si un acte une parole, un sourire, un corps non exhibé n’existait pas, était réduit à l’état de « rien » s’il n’était pas « publié ». Publicisé. Immortalisé.
Anonyme et discret, voila ce que chacun était. Fors les stars bien sûr. Mais après le tennis, le golf et la thalasso, la starisation s’est democratisée. La notoriété, comble du paradoxe, s’est popularisée.
C’est la narcissisation du monde. le règne fou de l’homme spectateur de lui même.
Cela aura-t-il sur tout un chacun les même conséquences tragiques que sur les stars : hypertrophie du désir de plaire, soif de pouvoir, brièveté des amours, drogue, alcool, suicide ?
Le danger est là, bien réel. En surimpression de la face riante de Narcisse amoureusement penché sur son image, comme du visage courroucé de la marâtre à la blessure narcissique béante et saignante se lisent les drames à venir.
Le « lâcher prise » des psy va enfin trouver un emploi à sa mesure.
« Accro » ou « addict » à tant de choses déjà, l’homme moderne est en train de le devenir de lui-même. Très vite il ne peut plus vivre sans ces « j’aime » ( dites like), sans ce petit pouce levé - et non l’index, comme lors du tea time dans la vraie vie - qui lui prouvent la qualité de ses « post » et donc l’acuité de son esprit, l’exquisité de son goût, la pertinence de ses positions idéologiques …Il vit en mode BD. Mais il est à la fois Tintin et Hergé…
Plus de silence. Plus de blanc. Paroles et images se croisent et s’entrecroisent, s’enlacent et se délacent en un ballet quotidien rassurant, mais aussi épuisant
L’info n’est plus une liturgie célébrée chaque soir à l’heure du diner, une communion à la détresse du monde de toute la famille réunie. C’est une serie de balles lancées dans la stratosphère, rattrapées par l’un, par l’autre, relancées, commentées, disséquées. Jusqu’à la lassitude qui les fait choir, oubliées, peut être là aussi, pour l’éternité
Vérité ou rumeur ? Qu’importe ! La vérification, dans le temps court de ce ballet échevelé est impossible. L’éphémère est roi. La vérité une fois rétablie, du reste, le mal ( le bien, parfois ) est déjà fait.
L’homme, sidéré par la magie qu’il a su créer, consomme sans modération.
Souvenez vous. On craignait que l’ordinateur ne remplace l’homme. Mais non ! il est devenu son complice et son double. Un cerveau annexe, étendu aux dimensions du monde, et qui travaille pendant qu’on dort. De Tokyo, de Melbourne, de New York arrivent pendant la nuit des SMS, des posts, des mails …
Cela n’aura-t-il qu’un temps ? L’homme saturé d’immatériel voudra t il retrouver la chaleur du contact ? L’homme saturé de bruit voudra t il ne plus entendre que le ressac de la vague et le chant de l’oiseau ? Y aura-t-il un retour au réel comme il y a eu un retour à la terre ? La cellule du moine aux murs protecteurs de toute intrusion du monde apparaitra t elle comme un nouvel eldorado ? Les amants lassé d’exhiber leur amour fuiront ils au fond d’impénétrables jungles pour s’aimer sans être vus ?
Sans doute, car toute aventure dont les charmes s’épuisent en appelle une autre. Inexorablement. Depuis la nuit des temps.
En attendant, Narcisse, ferme les yeux. Rien qu’un instant. Pour faire cesser le vertige …Pour ne pas sombrer dans ta propre image, devenue démesurée dans ce monde narcissisé.