Article rédigé par Frédéric Le Moal, le 16 mars 2012
Le mandat de Nicolas Sarkozy, entre 2007 et 2012, est jalonné d’événements majeurs. Le monde a connu pendant cette période des bouleversements profonds, depuis la crise financière et économique de 2008 jusqu’aux printemps arabes, en passant par la crise de l’euro et des dettes souveraines.
Lors de la campagne présidentielle de 2008, Nicolas Sarkozy voulut imprimer une marque de rupture également dans le domaine de la politique étrangère. Il mit l’accent sur la défense des droits de l’homme, se fit critique à l’encontre de la Russie, et ne cacha pas son atlantisme ni sa proximité avec Israël. La nomination de Bernard Kouchner à la tête du Quai d’Orsay confirma cette orientation.
Le retour dans l’OTAN
Le retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan, en avril 2009, apparut clairement comme une rupture avec le dogme gaulliste en place depuis 1966. Rappelons néanmoins qu’il s’agit là de la concrétisation d’un projet ouvert dès l’élection de Jacques Chirac en 1995. Elle s’est réalisée sans remise en cause de l’Europe de la défense, acceptée depuis quelques années par Washington. De leur côté, les dirigeants israéliens nourrissaient beaucoup d’espoirs sur une possible mise en sommeil de la traditionnelle politique arabe de la France, jusqu’à ce que les relations ne s’enveniment entre M. Netanyahou et Nicolas Sarkozy qui reprit à son compte les positions traditionnelles du Quai d’Orsay. Quant à la construction européenne, les europhiles se félicitèrent du volontarisme du nouveau locataire de l’Elysée qui favorisa la rédaction du traité de Lisbonne, copie du Traité constitutionnel pourtant rejeté par référendum en mai 2005. Le mandat de Nicolas Sarkozy vit aussi la confirmation de la montée en puissance des émergents. Celle-ci se faisait déjà sentir avant la crise. Mais ses efforts, conjugués à ceux de Gordon Brown, le Premier ministre britannique, conduisirent à l’institutionnalisation du G20.
Absence de ligne claire
En réalité, la politique étrangère de la France se caractérisa, pendant une partie du quinquennat, par l’absence d’une ligne claire. Le président se rendit à Londres et y chanta les louanges du modèle anglo-saxon. Les relations avec Berlin se tendirent, certes à cause d’un choc des personnalités entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Mais le projet présidentiel de fonder une Union Pour la Méditerranée (UPM) contribua aussi à dégrader le climat entre Paris et Berlin puisque, à l’origine, l’Allemagne ne devait pas être associée à la nouvelle organisation. On avait ici une claire orientation de Paris vers la Méditerranée, seul espace dans lequel la France peut espérer jouer un rôle moteur, sans craindre la concurrence italienne ou espagnole, sans parler des Grecs. Le recul de Paris et l’association de l’ensemble des membres de l’U.E. au projet d’UPM indiquèrent clairement le rapport de force au sein de l’Union…
Juppé ouvre une seconde période
L’arrivée au Quai d’Orsay d’Alain Juppé (février 2011) ouvre une seconde période qui se caractérise par plus de professionnalisme et un retour aux fondamentaux diplomatiques. Ce tournant s’explique aussi par l’intensité de la crise européenne. A cet égard, Nicolas Sarkozy relança le couple franco-allemand dans toute sa force, mais sans pouvoir masquer le rapport de force favorable à Berlin. Le maître mot de la diplomatie française est aujourd’hui la convergence franco-allemande. Le projet d’une véritable fusion des deux Etats, affirmée, rappelons-le, lors du quarantième anniversaire du traité de l’Elysée en 2003, connaît une accélération certaine. Et si, d’un côté, les gouvernements reprennent la main, au détriment des instances fédérales de l’Union (la Commission en premier lieu), de l’autre, une impulsion nouvelle est donnée à l’intégration économique et financière, avec la mise sous contrôle des budgets nationaux (Mécanisme européen de stabilité). A ce stade, un rappel s’impose pour prendre la mesure de l’évènement. L’histoire anglaise est en effet là pour nous rappeler que la maîtrise du budget est un des éléments centraux du pouvoir législatif et de la souveraineté nationale.
La France et le printemps arabe
Les bouleversements dans les Etats arabes concernent la France au premier chef. Nous sommes en effet liés à ces pays par la géographie, par l’histoire, par l’immigration et par l’économie. La chute des dictateurs arabes, depuis le début de l’année 2011, ouvre une période de recomposition et d’interrogations profondes. Plusieurs scénarios sont possibles, et il est encore tôt pour savoir avec clarté lequel l’emportera.
Personne ne peut douter sérieusement que la démocratisation des pays arabes ouvrira la voie du pouvoir aux islamistes. C’est déjà le cas, à des degrés différents, au Maroc, en Tunisie, en Egypte mais aussi en Libye. La thèse du Quai d’Orsay semble être celle d’un islamisme modéré, qui se fonderait dans les institutions démocratiques, selon un scenario à la turque. Une sorte de démocratie-islamiste, lointaine cousine de la démocratie-chrétienne. Thèse optimiste.
L’autre thèse est plus pessimiste. Elle privilégie une islamisation lente et en profondeur des nouvelles institutions, les partis islamistes jouant sur le temps et leur enracinement dans les couches les plus pauvres de la société. Le fossé s’approfondirait alors entre les deux rives de la Méditerranée.
La question majeure concerne l’aspiration profonde des révoltes. Les insurgés luttent-ils pour la liberté ou pour la démocratie ? Les deux sont indissociables certes. Mais la démocratie est un système politique qui demande un apprentissage, une culture spécifique, une éducation et une instruction des masses, capables dès lors de participer aux combats politiques. Ce n’est pas faire injure aux populations de ces pays que de dire que c’est encore loin d’être le cas. Rappelons aussi que le principe démocratique, qui veut qu’un individu soit égal à une voix, se heurte à certaines résistances dans des sociétés claniques, où la lutte politique se construit autour de groupes ethniques ou religieux (c’est le cas en Libye et en Syrie).
Les insurgés luttent sans aucun doute davantage pour la liberté, pour leur liberté. Car la liberté est intrinsèque à la nature de l’homme, comme n’a cessé de le dire Jean-Paul II dans son combat contre le totalitarisme. Il reste en revanche à prouver que le système démocratique est universel et que la prospérité en soit la matrice.
L’affaire de Libye
Critiquée pour son absence de réactivité lors de la révolution en Tunisie, la France de Nicolas Sarkozy/Alain Juppé reprit la main avec les événements en Libye. Passons sur l’influence qu’aurait eue Bernard-Henri Levy dans cette affaire. Plus intéressantes sont les conditions dans lesquelles l’intervention eut lieu. La France profita du retrait des Etats-Unis, dirigés par un prix Nobel de la paix et peu désireux de s’impliquer dans une nouvelle guerre dans le monde arabe, et de l’accord tacite donné par la Russie et la Chine, certes plein d’arrière-pensées. Très vite néanmoins, le mandat onusien, visant à protéger les insurgés de Benghazi, fut détourné, Kadhafi renversé et abattu. La Libye est désormais livrée aux milices et à l’anarchie, et le Sahel déstabilisé.
Une adaptation difficile
La France est aujourd’hui en première ligne dans la lutte pour faire tomber le régime de Bachar el Assad, dont la chute privera l’Iran de son principal allié au Proche-Orient. L’activisme français peut être probablement lu à travers deux prismes : le droit-de-l’hommisme couplé à la démocratisation, et l’hostilité à la République islamiste d’Iran. Mais la diplomatie française se heurte, au sein de l’ONU, aux vetos de Moscou et de Pékin. Les deux capitales n’ont toujours pas digéré l’affaire libyenne, protègent leurs intérêts militaires et pétroliers, défendent le principe de la souveraineté et indiquent clairement à ceux qui en douteraient que le moment unipolaire est terminé. La crise russo-géorgienne de 2008 et son issue, dans laquelle Nicolas Sarkozy joua un rôle, l’avaient déjà démontré. Or, la France défend une politique de gouvernance mondiale, via l’ONU, et d’ingérence démocratique (cf. l’intervention en Côte-d’Ivoire). Il y a là une divergence de fond essentielle et inscrite sur le long terme.
Le renversement des dictateurs arabes sur lesquels, nolens volens, la France s’appuyait et dont elle avait fait ses interlocuteurs (Kadhafi, Bachar el Assad, sans parler de Ben Ali) l’oblige à traiter avec des dirigeants nouveaux, peu ou mal connus. L’arrivée au pouvoir des islamistes, officiellement modérés, peut rendre le dialogue plus difficile car les nouveaux dirigeants regardent davantage vers la Turquie, modèle de « démocratie islamiste » que vers la France, malgré l’aide que Paris a pu apporter dans la lutte contre l’ancien pouvoir et sa volonté d’accompagner ces pays vers la démocratie et la prospérité. Or, avec le vote de la loi mémorielle sur le génocide arménien, qui vient s’ajouter à l’hostilité de Nicolas Sarkozy à l’adhésion turque à l’U.E., les relations entre Paris et Ankara sont très dégradées. On peut donc supposer, prédire et craindre un recul de l’influence française dans le monde arabe.
Depuis 2010, le monde ne cesse de perdre son caractère occidental. La France cherche à s’adapter à ce bouleversement et à conserver son influence, à défaut de sa puissance. C’est un défi majeur, peut-être le principal des années à venir.
Frédéric LE MOAL est professeur de géopolitique et d’histoire des relations internationales à l'Institut Albert le Grand