Article rédigé par Hubert de Champris, le 08 mars 2012
La liberté religieuse ne se confond et ne se réduit pas à la liberté de conscience. Il faut avoir conscience que se dire fidèle d’une religion, ou d’une confession en particulier implique d’avoir au préalable conscience de ce que cette religion ou confession enseigne et confesse déjà en propre. Ainsi, et entre autres bénéfiques conséquences, le débat sur le sens de la laïcité dans le monde moderne occidental y gagnerait en profondeur et clarté.
Hubert de Champris souligne ici que le futur Benoît XVI avait, et dans l’intérêt de toutes les parties, remarquablement déblayé le terrain.
Bien des commentaires eussent été inutiles si les deux parties, catholique et luthérienne, de l’entité chrétienne s’étaient avisées de se pencher sur la pensée explicite (c’est-à-dire, en premier lieu, exprimée dans des écrits) du pape Benoît XVI au sujet des conditions sur lesquelles les uns et les autres devaient s’accorder au préalable avant leur pleine et entière réunification [1]. C’est dire que nombre des commentaires formulés à la suite du périple allemand du vicaire du Christ en septembre 2011 ignoraient – ou pire : ne tenaient aucun compte – d’un travail théorique considérable contenu, en autres, dans l’ouvrage du cardinal Ratzinger publié en France aux éditions Téqui sous le titre Les principes de la théologie catholique [2]. On y découvre un théologien parfaitement au fait de la lettre et de l’esprit de la doctrine de Luther.
L’esprit de Luther, c’est la mentalité, l’intention qui l’animaient de son vivant ; c’est l’esprit, la mentalité, l’intention d’une époque où n’existaient pas encore de communautés ecclésiales constituées de sa mouvance ; la mentalité, l’intention de Luther, c’est celles qui habitaient un moine dont, d’une certaine manière, on peut dire qu’il souffrait pour son Eglise, cette dernière n’étant autre que l’Eglise de Pierre qui avait et qui a son siège à Rome ; la mentalité, l’intention de Luther, ce sont celles d’un homme qui ne souhaitait, et qui n’imaginait même peut-être pas que son effort d’approfondissement doctrinal de la catholicité débouche pour de bon sur une scission (ne parlons même pas de schisme proprement dit) avec ce que nous appellerons l’incarnation statutaire de la Parole de Dieu, à savoir l’Eglise tout bonnement.
Enfin, l’esprit, la mentalité de Luther sont celle d’une âme qui, de nos jours, se reconnaîtrait beaucoup plus sûrement dans l’Eglise actuelle (à la pensée par définition au principal inchangée, sauf, à l’occasion, dans son expression) que dans les nombreux succédanés du luthéranisme originel tel qu’il est véhiculé aujourd’hui, pour l’essentiel par les Eglises évangéliques d’Allemagne.
Benoît XVI se concentre au premier chef sur ce qu’a écrit Luther, non sur ce qu’on lui fait dire. «Il me semble important de reconnaître que les progressismes les plus enragés sont des archéologismes : limiter la tradition par le sola scriptura ne leur suffit plus ; pour eux tout ce qui vient après Paul est déviation. […] La Tradition au sens propre est de cette manière complètement manquée, sans parler du fait que ces archéologismes progressistes sont déloyaux parce qu’ils jalonnent le terrain selon leurs besoins et que leurs prétendues reconstructions, bien loin de l’être, ne sont que des jeux de leur propre a priori : la raillerie de Faust contre les historiens, selon laquelle derrière le prétendu esprit des temps se cache simplement le propre esprit de ces messieurs porte exactement dans notre cas.»
En deuxième lieu, le pape insiste sur le fait qu’un véritable œcuménisme « s’oppose évidemment à une solution qui cherche le salut dans l’abandon du dogme et de la structure de l’Eglise ancienne comme cela a été effectivement prévu dans la proposition de l’Institut œcuménique des facultés universitaires allemandes.» [3]
La référence écrite première de ce rapprochement est la lettre de Luther, la formalisation la plus ancienne de sa pensée. «Dès lors qu’il est question non pas d’union entre les individus ou avec des individus, mais bien de la recherche d’une communion ecclésiale, alors sont requises la confession et la foi de l’Eglise au sein de laquelle l’individu participe à une vie […] avec Dieu. […] Le point de référence se trouve dans les écrits symboliques de l’Eglise évangélique luthérienne (essentiellement), la confession d’Augsbourg, livre symbolique luthérien fondamental composé de telle manière que, selon le droit d’Empire, on pouvait l’interpréter comme une confession catholique pas seulement pour des raisons diplomatiques mais, aussi, comme la recherche d’une catholicité évangélique.»
Une sorte de contrat intellectuel synallagmatique entre les parties devrait être conclu portant « reconnaissance de la Confessio Augustana en tant que catholique et pour constater par là la catholicité des églises de la Confession d’Augsbourg. » Le futur Benoît XVI ajoute même que « cela rendrait possible une réunion en corps dans la différenciation.» Précision qui constitue, on en conviendra, une avancée considérable, car visible organiquement.
Ainsi, l’Eglise catholique accepterait-elle de voir dans ladite confession «une forme particulière de la réalisation de la foi commune.»
Cette reconnaissance de la lettre et du sens de l’intention de la lettre devant être réciproque, «cela signifierait inversement que, du côté réformé, l’on vit et comprend ce texte, susceptible de multiples interprétations, dans le sens où il a été voulu à l’origine : celui de l’unité avec le dogme de l’Eglise ancienne et avec la forme ecclésiastique fondamentale de celui-ci. »
L’ensemble de ces considérations convergent vers la saisie de la conviction initiale de Benoît XVI que l’œcuménisme – qui, en dernière instance, est bien, de manière ultime, synonyme de réunion des Eglises, telle qu’on l’entendait dans les années cinquante – nécessite que les protestants se fassent, ou redeviennent luthériens dans l’âme, c’est-à-dire en l’occurrence, et aussi paradoxal que cela puisse paraître de prime abord, dans la lettre. Au préalable, et un peu comme à titre d’exemple pédagogique, le catholique ne doit pas «miser sur la dissolution des confessions et sur la décomposition de la réalité ecclésiale qui se trouvent dans le monde protestant mais, tout à l’inverse, espérer un renforcement de la confession et de la réalité ecclésiale. […] L’intérêt de l’oecuméné est que la confession cesse d’être considérée comme non obligatoire et trouve sa pleine signification de foi commune obligatoire dans l’Eglise.»
On peut en conséquence prendre acte qu’il existe une doctrine catholique du luthéranisme qui, d’emblée, fait l’aveu qu’il lui semble, après examen, avoir obligation de considérer «les œuvres de Luther, fondement propre de la Réforme, comme la base normative d’interprétation à partir de laquelle on déterminerait le sens des textes de confession.»
Cette conviction repose sur l’intuition puis l’analyse de ce qu’était l’intention des parties à l’époque de la survenue du mouvement de la Réforme : «Luther ne s’est pas considéré comme un quelconque théologien mais comme ayant une autorité comparable à celle de l’apôtre Paul. Il a toujours été compris dans la tradition luthérienne comme une sorte de fondateur prophétique, [même] pour Mélanchton.»
La doctrine catholique du luthéranisme valide la position des évangéliques luthériens et des réformés d’origine calviniste orthodoxes considérant que la reductio ecclesiae ad scripturam doit s’effacer derrière « l’évidence qu’avait pour Luther et Melanchton leur interprétation de l’Ecriture.»
A l’heure actuelle, cette position est notablement minoritaire dans la mouvance protestante, la majorité, libérale, ayant opté pour «l’héritage de la réforme qui se prête à une évolution dans la direction d’un centrage sur l’expérience religieuse, ce qui, si on l’absolutisait, ferait voler en éclats toute institution.»
Cela posé, cela écrit, l’observateur, stupéfait pour ne pas dire atterré, se rend compte de l’écart en doctrine et en sensibilité grandissant entre la portion libérale des Eglises évangéliques allemandes et l’Eglise de Rome, les premiers ignorant ou, en tous cas, voulant méconnaître et ne tenir aucun compte ni du contexte ni des textes (la Confession d’Augsbourg pour l’essentiel) fondant le développement de la doctrine luthérienne à laquelle devrait se rattacher et se résoudre tout fidèle se disant protestant. «Benoît XVI n’a rien dit de la foi des protestants aujourd’hui» se plaignait dans le quotidien La Croix une théologienne luthérienne à l’issue de son voyage. Eh oui, c’était là diplomatie. C’était que Benoît XVI aurait bien voulu que la foi des protestants d’aujourd’hui soit la même que celle des protestants d’autrefois [4].
[1] Il y a eu réunification politique de l’Allemagne en 1990 ; il devrait y avoir dans l’esprit des chrétiens allemands l’idée d’une semblable réunification ecclésiale.
[2] Voir aussi les ouvrages du même publiés aux éditions Fayard/Le Sarment.
[3] Voir la référence dans Les principes de la théologie catholique, op. cité dans le texte, en note 275, p. 224.
[4] On se reportera aussi aux différents numéros de l’hebdomadaire Famille chrétienne qui, en septembre et octobre 2011, a assez bien soulevé les arcanes cachés, les véritables enjeux de ce voyage.