Article rédigé par Hubert de Champris, le 02 mars 2012
Lorsque l’observateur s’efforce de faire le bilan d’un ministère comme celui de la Justice, à tort pense-t-il en priorité aux réformes entreprises en droit ou en procédure pénale. Il devrait plutôt se demander si les sceaux sont bien gardés. La jeune maghrébine qui rendit son pauvre père, réservé et vertueux, si honteux de savoir qu’elle était volontairement devenu fille-mère (fusse du fait d’un personnage de l’Etat fort haut placé) alors qu’elle était justement chargé de veiller sur les sceaux de la constitution aurait été bien en peine de vous expliquer de quoi il retournait. Lorsque même la nomination d’un ministre à cette charge respectable entre toutes répond à des critères faisant fi de la véritable politique, on peut alors imaginer en quelle estime est encore tenu la Justice au plus haut sommet de l’Etat.
Le travail n’est pas fait
Les indices de la déconfiture de la Justice en France sont visibles – lisibles – si vous consultez le Recueil des arrêts de la cour de cassation. Il y a encore soixante-dix ans, les magistrats pouvaient prendre leur temps : qu’il rejette ou qu’il casse, l’arrêt rendu sur un pourvoi statuait sur tous les moyens de cassation. Alors qu’on peut estimer suffisant le nombre de professeurs en France, il est patent qu’en matière de justice, le travail n’est pas fait parce qu’il n’y a pas assez de magistrats. Il y a vingt-cinq ans, le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris, Jean Couturon, notait que la première des réformes en procédure pénale devait consister à permettre à la chambre de l’instruction (juridiction d’appel des actes du juge d’instruction, ex chambre d’accusation) d’exercer sa fonction. Surchargé de travail, les magistrats n’ont tout simplement plus le temps de lire. Une pièce duplique une autre qui n’est elle-même que le défalque de la précédente. Le juge d’instruction reprend les termes du réquisitoire du substitut et vice versa. D’où vice de forme et, surtout, de fond, ignorés le plus souvent par ceux qui en sont les auteurs. Quant à la cour de cassation, chez elle aussi, la baisse de qualité de travail est criante. Les erreurs matérielles montrant que l’arrêt n’a tout simplement pas été relu avant signature ne sont pas rares. Les audiences à juge unique se répandent abusivement. Elles étaient acceptables pour un tribunal d’instance ou en référé. En grande instance et en appel, l’enjeu augmentant, une collégialité réelle devrait être de rigueur. Or, même lorsque celle-ci existe en droit, ce n’est qu’apparence en fait. Seul le magistrat-rapporteur lira vraiment les écritures, écoutera les plaidoiries et rédigera la décision. Les autres tendent l’oreille,- mais il n’y a peut-être moins à désespérer qu’il n’y paraît : parfois les bons élèves paraissent-ils ailleurs pendant tout le cours alors qu’ils ont tout entendu…
Former mieux
La baisse quantitative des magistrats s’accompagne d’une baisse qualitative. Il ne s’agit pas de se contenter de seulement plus recruter, il faut former mieux. La Justice est certes une question de technique, mais elle est avant tout une question de morale : cette dernière seule permet de savoir pourquoi et comment une règle s’applique à un cas particulier. Or, bien souvent, trop souvent, pour ne pas dire, tout le temps, le syllogisme n’est plus appliqué. Soit le juge ne voit que la règle, soit il n’a d’yeux que pour le cas particulier. Le mouvement cérébral de va-et-vient permanent entre les deux, leur mise en relation perpétuelle n’est plus son réflexe mental primordial. En réalité, en matière civile, le juge s’identifie insidieusement, sans en être pleinement conscient, à l’une des parties. La collégialité véritable, le panachage sociétal et sexuel entre autres, permettraient de limiter le risque d’une identification unilatérale et augureraient de saines et authentiques délibérations, même si, dans les conseils de prud’hommes, ces dernières semblent être parfois des marchandages (‘‘je lui octroie ça, en échange, on le déboute sur ça’’…). Or, il faut savoir qu’aujourd’hui, malgré les apparences, les magistrats professionnels dans leur ensemble (et nonobstant naturellement tant et tant d’exceptions personnelles qu’il est sans doute impossible de soutenir que le corps dans son entier soit contaminé), consciemment ou non, sont, en tout ou partie des acceptions du mot «indépendance», guère plus indépendants que ne veut bien le laisser apparaître un conseiller prud’hommes cégétiste, dépoitraillé et le couteau entre les dents, appartenant au collège salarié de dans la section ‘‘activités diverses’’ du conseil de prud’hommes de Longjumeau (91). Car l’indépendance ne s’entend pas seulement politiquement : elle est en premier lieu distance avec ses humeurs hippocratiques, hauteur avec son quotidien. En fait, nous devrions pouvoir écrire que le magistrat qui juge ne doit se revendiquer dépendant que de la loi naturelle, sa connaissance et son application permettant seule que ce qui est décrété, décidé juste soit en même temps vrai et bien. Combien d’entre eux seraient prêts à faire leur cette maxime ?
Service pouvoir et autorité
Force est de constater que ces considérations sur le nombre et la qualité des magistrats sont bien absentes de la réflexion sur les réformes à entreprendre sans délais dans le monde de la Justice. Pourtant, sans leur prise en compte, on pourra introduire dans le fonctionnement de la Justice les plus excellentes et nécessaires mesures, ces dernières demeureront toujours bancales tant que ceux qui sont chargés de les appliquer n’appartiendront pas à la crème de la société.
Professeur émérite aux universités de Paris et de Berlin, Etienne François relève l’une des raisons pour lesquelles la Cour constitutionnelle fédérale allemande inspire le respect : un niveau de qualification élevé. «Les juges de Karlsruhe ne sont pas seulement des excellents juristes (avec une forte représentation parmi eux des professeurs de droit), mais aussi, comme c’est souvent le cas chez les meilleurs juristes allemands, des personnes ayant une vaste culture littéraire, philosophique ou théologique » [1].
La nouvelle formation des magistrats dispensée à l’Ecole nationale de la magistrature, à Bordeaux devra donc comporter un aspect psychologique (afin de prévenir les phénomènes d’identification et de projection par trop exclusifs au sein d’une même formation de jugement), opérer une discrimination tantôt négative, tantôt positive à l’égard de l’un ou l’autre sexe selon l’état des lieux démographique et social, réorienter le corps des magistrats de l’ordre judiciaire vers la conception de « charges ministérielles », précision étant donnée que le ministre est d’abord, et étymologiquement parlant, un serviteur. Certes, selon le mot fameux, doit-on aussi rappeler qu’une juridiction rend des ordonnances, des jugements ou des arrêts, non des services. Mais les cours et tribunaux de France et Navarre n’en sont pas moins au service de la Justice, laquelle repose en dernière instance sur l’application du droit naturel,- attendu que le droit positif en procède, sauf pour ce dernier à ne reposer que sur le rapport de forces et les réflexes mentaux conditionnés de l’époque.
Selon la constitution de la Cinquième République, à l’encontre de l’exécutif et du législatif, le judiciaire n’est pas un pouvoir mais une «autorité», manière de rappeler, paraît-il, qu’il rend ses décisions non de lui-même, mais au nom de Peuple français. A moins d’estimer que celui-ci est tombé bien bas, il appartient donc à l’autorité judiciaire de s’en montrer digne, sans exclure l’hypothèse que ce même peuple ait une si piètre image de l’autorité rendant censément la Justice en son nom, qu’il juge inutile de se hisser à si faible hauteur.
Le rôle de l’avocat
La baisse de qualité des magistrats a-t-elle précédée ou suivie celle des avocats ? Elle l’accompagne en tous cas en ce moment encore et depuis près de trente ans. Vous souvenez-vous de ce remarquable avoué et de son clerc incarnés par Fabrice Luchini et Daniel Prévôt dans Le Colonel Chabert réalisé par Yves Angelo d’après le roman de Balzac ? Nos avoués à la cour d’appel viennent de se fondre dans le corps des avocats. Il faut dire qu’ils avaient déjà disparu des écrans à force de ne vouloir assumer leur rôle de responsable effectif et pratique de la procédure écrite devant la juridiction de second degré. Mais, à leur disparition, le législateur et les avocats n’avaient-ils pas déjà consenti par la réforme du 31 décembre 1971 portant absorption des avoués de première instance par les ordres d’avocats ? La fin de la distinction, en tous cas de la séparation formelle entre le postulant et le «postillon», entre le rédacteur (des conclusions, c’est-à-dire l’exposé écrit des moyens de fait et de droit sur lesquels une partie fonde ses prétentions) et l’orateur (l’avocat plaidant) commandait à terme non seulement la fin de la procédure orale mais aussi celle de la procédure écrite. Il est un fait que de nos jours, à l’image, à la suite des lycéens et des étudiants, les magistrats et les avocats ne savent plus écrire ni parler. Les choses se sont grosso modo déroulées ainsi. De crainte que ne s’opère à l’insu du plein gré des juges une inégalité des justiciables devant les tribunaux et cours du fait de l’inégalité des plaideurs professionnels, une certaine conception sociale de la Justice a paru devoir entraîner un moindre rôle donné à l’oral. Mais, en raison de l’accroissement exponentiel du nombre des personnes exerçant un recours en justice (judiciarisation à l’anglo-saxonne de la société), de l’excessif accroissement de l’aide financière à l’exercice de ces recours (dite aide juridictionnelle), de la baisse de qualité rédactionnelle des participants aux débats judiciaires (magistrats et auxiliaires de justice, les uns dépendants des autres, de bonnes conclusions impliquant en théorie de bons jugements etc.), après les saintes Ecritures, ce sont, de la sorte, des écritures un peu plus laïques qui se sont mises depuis une vingtaine d’années a gravement pécher tandis que les décisions rendues pêchaient avec un trop d’outrecuidance à droite ou à gauche, et alors que, comme le Droit l’indique, elles auraient du se tenir droites et irréprochables comme la femme de César. Ainsi sommes-nous finalement en présence d’un paradoxe qui voit le citoyen et l’auxiliaire de justice ne pouvoir recourir ni à l’expression écrite, ni à l’expression orale pour se faire entendre tandis que le juge lui-même, par manque d’autorité (au sens psychologique de ce qu’on entend par autorité naturelle), ne peut même plus exercer (et faire respecter) l’autorité judiciaire qu’il représente en même temps.
Justice intensive et extensive
Il conviendrait donc de revenir à un pouvoir judiciaire reconnu en tant que tel, ledit pouvoir reposant sur une autorité, laquelle dépendant de la compétence. En ce dernier terme, nous comprenons bien sûr pas uniquement la compétence formelle et matérielle que détient, ou pas, un magistrat mais la compétence au sens le plus général et large du mot : celle que seule l’expérience de la vie octroie.
Une réorganisation profonde et totale autant de la formation des magistrats que de celle des avocats semble en conséquence requise. Elle s’appuierait au premier chef par l’instauration d’un numerus clausus dans ces deux professions dont, en ce qui concerne nos anciens baveux, le caractère libéral serait supprimé, à tout le moins réduit, au profit d’un conception corporatiste, élitiste de son exercice. La révolution de ces « tenants » impliquerait nécessairement une modification radicale de la mentalité des populations appartenant au peuple français et une diminution notable du réflexe et de la possibilité (légale et financière) de recourir aux tribunaux. (On pourrait en parallèle notablement étendre les juges dits de proximité, rétablir nos anciens juges de paix). L’arrêt de la justice extensive (qui ne sera pas à regretter puisqu’elle s’accompagnait fatalement d’un appauvrissement de sa qualité [ou justice intensive, à ne pas assimiler à la notion de sévérité]) entraînerait dans la foulée l’arrêt de la prolifération législative. Trop de lois tue la loi : le phénomène a été constaté depuis la plus haute antiquité, selon la formule consacrée et très vraie. On juge parfois de manière plus proche de la vérité sans lois, mais aidé par des sources subsidiaires du droit comme la coutume ou les principes généraux du droit. Car, n’en doutons pas, si tout se tient, c’est aussi le signe que, depuis un temps qu’il ne nous est pas possible de cerner ici avec certitude, l’activité législative elle-même, désordonnée, s’accomplit dans un état d’oncogenèse .
Mais, la clinique montre qu’il se peut qu’en soignant les symptômes, on traite aussi la source du mal.
Ainsi avons-nous sans le vouloir rencontrer le politique en bout de course du juridique et du judiciaire. On a compris que, la Justice étant aussi un service public, pas plus que les écoles primaires et les bureaux de poste, il ne fallait supprimer les tribunaux de nos provinces. Et aussi que, celle-ci étant très, trop humaine, donc faillible, il y avait quelque paradoxe à exclure le second degré de juridiction précisément lorsqu’on en a le plus besoin, c’est-à-dire en matière criminelle. Soyons ainsi positif : reconnaissons que l’instauration de la cour d’assises d’appel est une des rares mesures qu’en dix ans, tout citoyen qui se respecte a été en mesure de ne pas désapprouver.
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[1] cf. Etienne François, Le Cour constitutionnelle et la culture juridique allemande dans Le Débat n°168, janv. 2012, Gallimard
Photo : Hôtel de Bourvallais (ministère de la Justice) et Hôtel Ritz, place Vendôme, Paris / © Frédéric de Villamil sur Wikimedia Commons / licence Creative Commons Paternité – Partage des conditions initiales à l’identique 2.0 générique