Article rédigé par Olivier Kempf, le 01 mars 2012
Avant de réfléchir aux questions de défense, il faut bien comprendre la situation, le contexte, ce que par commodité nous appelons le cadre géopolitique.
Olivier Kempf, Maître de conférence à Sciences Po Paris et animateur du blog www.egeablog.net, fait ici un état des lieux, par zones géographiques, puis détermine les thèmes transversaux qui traversent le débat stratégique contemporain, avant d’évoquer les tendances stratégiques possibles, à l’horizon de dix à vingt ans, qui permettront d’éclairer les choix en matière de défense.
Etat des lieux géo-politiques
L’Europe en situation de déflation stratégique
Collectivement, elle pèse moins, aussi bien en termes politiques qu’en termes de puissance. Outre la double crise (institutionnelle puis économique) qui provoque à la fois une panne des élargissements et un repli national, les raisons en sont multiples : illusion que « L’Europe c’est la paix » sans voir que le syllogisme n’est pas aussi évident qu’il apparaît ; présupposé kantien de la paix perpétuelle qui se heurte aux limites de l’Europe (finalement acceptées avec la fatigue des élargissements) ; croyance dans un « soft power » sans voir qu’il n’intervient qu’en appui d’un hard power et qu’il ne saurait légitimer l’inaction ; tentation du passager clandestin à l’abri d’un lien transatlantique, sans tirer les conséquences de l’affaiblissement de celui-ci.
Une Amérique en déclin stratégique
La chose est évidente en termes économiques (même si elle profite encore de l’unilatéralisme du dollar). Sa puissance militaire est relativisée sur le terrain (Fatigue of war) et son soft power contesté. Cependant, déclin ne signifie pas effondrement, et elle demeurera une puissance mondiale majeure à l’horizon de 2030. On constate une réorientation vers le Pacifique, face à l’emerging challenger, la Chine, vue comme une puissance militaire crédible vers 2020. Dès lors, la question de la mer de Chine devient centrale : cette priorité minore l’importance européenne aux yeux de Washington. Enfin, évoquons le risque d’implosion politique, la rupture du consensus sur l’utilité de négociations au niveau fédéral et la remise en cause de la légitimité de l’Etat (Tea Party) qui font peser de graves dangers sur la démocratie américaine.
Le Moyen-Orient est en pleine reconfiguration
C’est une conséquence des révoltes arabes, certaines ayant abouti à un changement de régime (Tunisie, Egypte, Libye) d’autres à des répressions sanglantes (Bahreïn, Syrie, Yémen) mais aussi à des évolutions pacifiques (Maroc) ou à des statu quo anxieux (Jordanie, pays du Golfe). Il faut constater l’impasse persistante du conflit israélo-arabe, et le maintien des incertitudes irakienne ou iranienne. Il reste que le changement de configuration régional (l’axe Ankara - Tel Aviv - Le Caire étant désormais compromis) augure de nouveaux développements. Toutefois, malgré l’augmentation des risques, les éclats devraient être cantonnés à la région, sans grand débordement vers les rivages européens, et avec au contraire des opportunités de développement et de partenariat. La Méditerranée redevient notre priorité stratégique.
L’Afrique est en croissance
Et ce malgré d'immenses carences d'infrastructures publiques ou privées. Peu à peu, elle améliore ses régimes politiques même si le rythme peut être jugé trop lent. Il est temps de revenir en Afrique avec des yeux neufs.
La Russie est incertaine
Ecartelée entre une économie de rente et une implosion démographique inquiétante, la Russie est incertaine. Elle ne sait quelle priorité stratégique choisir, entre une Chine qu’elle persiste à trouver inquiétante démographiquement et économiquement mais facile à vivre politiquement, et un Occident qui continue de la regarder avec commisération.
La Chine est fascinante
Avec ses taux de croissance incroyables, sa puissance économique et démographique, le développement continu de son outil militaire et l’affirmation, sourde mais présente, de ses ambitions au minimum régionales, la Chine est fascinante. Il reste qu’elle reste plus fragile qu'il n'y paraît, à cause de son déséquilibre démographique (non le nombre mais l’âge), de ses déséquilibres spatiaux (une frange côtière bondée et un intérieur désert), et ses problèmes sociaux et écologiques qui peuvent avoir rapidement des conséquences politiques.
Quelques thèmes plus transverses
La régulation internationale : il faut abandonner l’expérience du XX° siècle avec un schéma très ancré dans les esprits, celui d’un monde organisé selon des pôles. On n’est certes plus dans un monde bipolaire, ni même dans uns structure unipolaire. Mais l’idée même de monde « multipolaire » semble peu fructueuse, puisque les « pôles » justement (Etats-Unis, Europe, Chine, …) ne souhaitent pas que leurs relations orientent les relations mondiales. Nous vivons en fait dans un monde zéropolaire, pour reprendre l’expression de Simon Serfatty.
Il reste que les organisations internationales assurent toutefois une lente intégration : les régulations collectives ne sont pas fortes, elles n’obéissent donc pas aux canons de la « puissance ». Mais elles demeurent influentes, selon une liaison faible. L’ONU agit dans la mesure du consensus qu’elle réussit à obtenir, mais demeure une instance de légitimation. La régulation économique est indécise, même si la place relative des pays néo-développés augmente (FMI, G20 à côté du G8, OMC) : toutefois, les actions ne sont pas structurantes. L’OTAN demeure une boîte à outil utile, mais elle ne suffit plus à structurer autant qu’elle a pu le faire. En revanche, on observe une croissance lente mais continue des organisations régionales (UE, UE, ASEAN, UNASUR…) qui commencent, pour les plus jeunes, à se préoccuper de questions de sécurité.
Un trait dominant demeure la dialectique renouvelée de l'accès et de la maîtrise des ressources rares. C’est l’objet à la fois de l'économie et de l'écologie, qui toutes deux sont préoccupées de ces ressources rares : soit pour les exploiter, soit pour les conserver. Il s’ensuit, en termes de sécurité, une double conséquence : d’une part, le débat croissant sur la maîtrise des approvisionnements, qui touche l’énergie, mais pas seulement (énergies carbonées, terres rares, ressources sous-marines, zone arctique) ; d’autre part, la question des conséquences géopolitiques de la conservation de la biosphère (qui pose la question de la croissance) mais aussi de la compétition pour des ressources autrefois considérés comme des biens publics ou communs (eau, air, terres arables..) avec d’éventuelles suites conflictuelles (guerres démographiques ?).
La démographie, en effet. Si l’explosion démographique crainte par certains ne sera pas une réalité et si au contraire la planète réalise sa transition démographique, le globe continue encore de se remplir et donc de rétrécir. Les humains sont physiquement plus proches les uns des autres, avec un double phénomène d’urbanisation et de littoralisation.
L’émergence est un fait qui occupe le devant de la scène. Elle rassemble, selon les catégories, BRICS ou BASIC, même si on observe un deuxième vague d’émergence (Indonésie, Turquie, Iran, Maroc, ..). Au-delà du constat économique, elle est plus un concept d'analyse qu'une réalité politique : en effet, il s’agit tout d’abord moins d’un déclin occidental que de la convergence de pays anciennement sous-développés vers un standard occidental ; ensuite, la diversité des pays ne les rassemble pas dans un projet politique commun (ce n’est pas un mouvement des non-alignés qui aurait réussi) même s’ils partagent le seul intérêt d’augmenter leur présence dans les cénacles internationaux (FMI, G20, voire ONU).
La crise économique est au centre des attentions. Ses conséquences stratégiques font l’objet de nombreux débats mais les conclusions sont peu claires et les pronostics hasardeux. Surtout, personne ne peut dire si c’est un moment, donc contingent, ou si c’est durable, comme une phase B d’un cycle Kondratieff qui emmènerait vers l’augmentation des conflits.
Le monde est donc plus compliqué, il n’est pas forcément plus dangereux : on observe en effet une internationalisation plus pacifiante : il y a de moins en moins de conflits depuis vingt ans, et le développement de régulations indirectes (responsabilité de protéger, CPI, ..) crée une sorte de droit commun de l’humanité : cela entraîne à la fois une légalisation croissante (le fait juridique encadre de plus en plus les relations privées ou publiques), et en même temps une certaine mise au pas des souverainetés traditionnelles.
Cela accompagne donc un affaiblissement de l’Etat, par le haut (régulation internationale) mais aussi par le bas, le prétexte de la décentralisation ouvrant la porte à des égoïsmes régionaux et des séparatismes, tentations rendues plus aigues par la crise (y compris en Europe, plus menacée qu’il n’y paraît), et aboutissant à des micro-Etats qui sonnent la fin du système westphalien. Cet Etat perd de l’influence également à cause de la multiplication des acteurs et des zones grises : FMN, pirates, ONG, mafias, réseaux sociaux, autant d’acteurs qui complexifient le monde. Cette dilution par le bas constitue probablement le facteur crisogène le plus inquiétant.
Ainsi, la mondialisation n’est pas une simplification, contrairement à ce que soutiennent certains.
Tendances stratégiques envisageables
Pour ouvrir le débat, et préparer les décisions, que « prévoir » pour demain ?
Constatons tout d’abord la disparition de menaces clairement identifiées, mais en contrepartie l'augmentation de risques, facteurs de surprises stratégiques. Deux options sont alors possibles, très contrastées.
La première repose sur une vision irénique : elle prolonge la tendance d’intégration qui accompagne une certaine unification du monde. C’est la version heureuse de la mondialisation, qui rassemble des ressources croissantes d'intelligence et bénéficie d’une sorte de résilience mondiale qui lui permet, progressivement, de gommer les effets des chocs et des crises qui persisteront malgré tout mais demeureront sous contrôle.
La seconde est plus pessimiste et dessine une vision polémologique : elle insiste sur une possibilité de fragmentation du monde, la compétition pour les ressources, la densification des hommes et la multiplication des acteurs favorisant l’émergence de chaos localisés pouvant s’étendre.
La prudence du responsable recommande de privilégier la seconde, l’optimisme de la volonté choisissant la première.
Olivier Kempf est maître de conférences à Sciences Po Paris. Il anime le blog de géopolitique www.egeablog.net
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