Article rédigé par Jacques Bichot, le 23 février 2012
Nous poursuivons la publication des bonnes feuilles de l’essai de notre ami Jacques Bichot Les enjeux 2012 de A à Z, Abécédaire de l'anti-crise, (coédition AFSP/l’Harmattan, sortit le 11 février). Cette semaine, nous publions quelques passages en lien avec notre dossier présidentiel sur l'Europe.
Le 1er janvier 1999, les compétences des banques centrales des pays ayant adopté l’euro ont été transférées pour l’essentiel à la BCE. La « zone euro » a été initialement constituée de 11 pays ayant pris l’engagement de satisfaire aux critères définis par le traité de Maastricht ; elle en compte maintenant 17, et les critères de Maastricht, qui dès le départ avaient été appliqués avec des exceptions (les dettes publiques de la Belgique et de l’Italie, notamment, étaient presque 2 fois trop importantes) sont allègrement violés.
La BCE est la tête de l’euro système, dont les membres sont les banques centrales nationales (BCN) des pays ayant adopté l’euro. Elle définit la politique monétaire, coordonne l’émission et la mise en circulation des billets, mais les relations avec les banques commerciales (ou « banques de second rang ») restent assurées par les BCN.
Comme jadis les BCN, la BCE « tient » les banques de second rang par la méthode des réserves obligatoires. En quelque sorte, les banques commerciales sont obligées de prêter à la BCE des sommes calculées en fonction de différents éléments de leurs bilans, principalement les dépôts à vue. Cette ressource s’ajoute à celle constituée par les billets (dettes de la BCE envers les porteurs). Comme la BCE ne fait pas elle-même de prêts aux agents non bancaires, ceux-ci s’adressent aux banques de second rang, qui sont obligées de se refinancer en partie auprès de la BCE, c’est-à-dire de lui emprunter. Ces emprunts s’effectuent principalement à l’« open market » (tout le monde utilise l’expression anglaise) soit à court terme (« opérations principales de refinancement », réalisées chaque semaine par appel d’offre), soit à 3 mois (appels d’offre mensuels) ; ils peuvent aussi prendre la forme de refinancement au jour le jour (« facilités de prêt marginales »), ce qui permet aux banques d’ajuster quotidiennement le montant de leurs réserves, modifié par le résultat des opérations de compensation interbancaires (les soldes de compensation sont réglés par virement sur les livres de la BCE, tenus en fait par les BCN).
La BCE souffre d’une faiblesse de conception : elle rémunère les réserves obligatoires, et qui plus est au taux des « opérations principales de refinancement », c’est-à-dire qu’elle emprunte au même taux qu’elle prête ordinairement. Elle ne fait donc pas beaucoup « souffrir » les banques de second rang quand elle augmente son « taux directeur ». La Banque de France, elle, ne rémunérait pas les réserves obligatoires, mais la coutume anglo-saxonne a prévalu.
On ne s’est pas rendu compte du problème que cela pose, car la BCE a reçu comme unique mission d’assurer la stabilité des prix (en réalité, une inflation modérée : 2 % par an, en moyenne, depuis 1999), laquelle est assurée par l’importation croissante de marchandises à très bon marché en provenance des pays émergents. Mais en fait la BCE est une bonne-maman gâteau qui console les établissements malheureux, panse leurs plaies, sans jamais administrer les fessées qui les remettraient sur le droit chemin lorsqu’ils en sortent. La crise actuelle aurait été sans doute bien moins grave si la BCE n’avait pas été dotée uniquement de pommades et de sparadrap, mais aussi d’un martinet : bien des dérapages auraient été évités. « Qui aime bien châtie bien », dit fort justement la sagesse des nations, mais la zone euro ne bénéficie hélas pas de cette sagesse.
Sans doute ne pouvait-on pas attendre mieux d’une institution dont le site lui-même proclame l’impuissance, dans un passage qui aurait dû être porté à la connaissance de tous les citoyens avant le référendum sur l’adoption de l’euro : « Les fondements théoriques de la politique monétaire ainsi que l’expérience passée démontrent que la politique monétaire n’influe, en fin de compte, que sur le niveau des prix dans l’économie. Dès lors, le maintien de la stabilité des prix constitue le seul objectif que la politique monétaire peut atteindre à moyen terme. À l’inverse, si l’on fait abstraction de l’influence positive de la stabilité des prix, la politique monétaire ne peut exercer une influence durable sur les variables réelles. »
Il est urgent de réviser ce dogme de la neutralité de la monnaie, et avec lui la stratégie de laisser-faire qui est celle de la BCE (comme hélas de la Fed). Une banque centrale est faite pour maintenir l’ordre dans un secteur d’activité dont le bon fonctionnement est essentiel à l’économie, le secteur bancaire. Sa contribution principale à la recherche du bien commun devrait être de réfréner les ardeurs intempestives des banques de second rang quand elles se lancent dans une finance coupée de l’économie réelle. En laissant les banques de second rang faire tout et n’importe quoi, la BCE, la Fed et la Bank of England ont gravement manqué à leur devoir de surveillance des banques tentées par la débauche financière. Les hommes politiques également, puisqu’ils n’ont pas donné à la BCE le mandat qui aurait dû être le sien face à la montée en puissance de la finance-casino et au laxisme des finances publiques qui ont caractérisé les vingt dernières années.
Euro (p : 130)
Cette unité monétaire a pris la suite de l’ECU (European Current Unit), qui était, comme le DTS (Droit de tirage spécial) du FMI une unité de compte formée d’un panier de monnaie. Si la Zone euro venait à éclater, les contrats et les créances, et notamment les obligations, libellées en euros, pourraient être modifiés en remplaçant « euro » par ECU, à condition de redonner à cet ancêtre une définition précise. Une autre solution serait de conserver le mot « euro », en le définissant désormais comme un panier de monnaies nationales. Il importe que nos dirigeants, à côté des plans A destinés à maintenir la Zone euro, éventuellement allégée de trois ou quatre pays tels que la Grèce, pour lesquelles les rudes disciplines requises pour rester dans la zone risqueraient d’être vraiment trop dures, aient un plan B de cette nature.
Europe (p : 130-131)
Dès le traité de Maastricht, en 1992, une erreur fut commise : décider de doter les pays européens, ou du moins tous ceux qui le voudraient et rempliraient certaines conditions, d’une monnaie unique, sans pour autant qu’ils forment une fédération. On le savait pourtant : l’Union latine, au XIXème siècle, n’a pas survécu, tandis que le dollar américain est devenu une monnaie irremplaçable. Pourquoi ? Parce que l’euro résulte d’un simple accord entre des pays indépendants, tandis que le dollar est la monnaie d’un État fédéral, dont les membres ont abandonné à l’échelon fédéral des prérogatives extrêmement importantes.
La deuxième erreur, encore plus lourde, fut de ne pas appliquer avec rigueur les critères dits « de Maastricht », et particulièrement ceux relatifs aux déficits publics (qui doivent être inférieurs à 3 % du PIB) et à la dette correspondante (qui ne doit pas dépasser 60 % du PIB). Ainsi l’Italie et la Belgique furent-elles admises à intégrer la zone euro, lors de sa création en 1999, alors que leur dette publique était supérieure à leur PIB ! Ensuite les dépassements commis par de nombreux pays membres ne furent pas sanctionnés. Quant à la Grèce, elle fut admise au vu d’une comptabilité publique truquée, sans qu’aient été effectuées par la Commission de Bruxelles elle-même des « dues diligences » analogues à celles qui permettent aux commissaires aux comptes de certifier sincères les comptes d’une société.
Telle est l’origine des difficultés rencontrées par divers pays européens pour trouver en 2011 les prêteurs dont ils avaient un absolu besoin. Prêter, c’est faire confiance, et la confiance s’accorde aux agents connus pour leur honnêteté et leur capacité à s’imposer des sacrifices si cela est nécessaire pour tenir leurs engagements. Malheureusement, l’Union européenne est constituée de pays dont beaucoup ont des habitudes de laxisme. Si les prêteurs potentiels renâclent, les dirigeants et les syndicats de ces pays, au lieu de battre leur coulpe, vitupèrent contre « la tyrannie des marchés » et le manque de sens civique des agences de notation.
Certes, il y a beaucoup à dire sur les marchés financiers, et les agences de notation ne sont pas parfaites. Mais le plus grave défaut des grands acteurs sur les marchés obligataires n’est pas de se faire tirer l’oreille pour prêter ; c’est de ne pas être assez exigeants, de prêter trop facilement : ils auraient dû manifester depuis longtemps leur réticence à prêter à des pays aussi mal gérés que la Grèce, ou aussi imprudents que l’Irlande (qui a laissé ses banques faire n’importe quoi). Quant aux agences de notation, ce n’est pas leur dureté qui peut leur être reprochée, mais bien leur excessive gentillesse, pour ne pas dire leur incroyable mansuétude ! Qu’il s’agisse du produit de la titrisation des prêts hypothécaires « subprime » et d’autres prêts à haut risque, ou des obligations émises par les Trésors publics, les bonnes notes ont été incroyablement abondantes : on aurait cru le baccalauréat français des années récentes, devenu une sorte de distributeur automatique de mentions !
La crise des finances publiques met ainsi l’Union européenne au pied du mur : évoluer vers une Europe à deux vitesses, ou régresser vers un simple marché commun. Il semblerait que l’Élysée ait commencé à s’intéresser à la perspective d’un « noyau dur » rassemblant les pays capables de conserver l’euro, qui seraient liés par des liens plus forts, par exemple une gouvernance économique commune. Néanmoins, est-il possible d’avoir un ministère de l’économie unique mais dix, douze ou dix-sept gouvernements distincts ?
L’Europe à deux vitesses, idéalement, comporterait un État fédéral ayant pour monnaie l’euro, et un marché commun qui pourrait s’élargir aux pays européens anciennement communistes et peut-être à la Turquie. Hélas, il ne faut pas se bercer d’illusions : l’État fédéral est probablement hors de portée, les difficultés objectives étant très grandes, en particulier le manque d’unité linguistique, si bien qu’il faudrait des dirigeants d’une extraordinaire qualité pour parvenir à le mettre en place.
En tous cas, à supposer – ce que nous aimerions – que ces propos soient trop pessimistes, il s’agira d’une construction délicate, qui prendra du temps. Dans un article intitulé « Vite, l’Union politique !»[1] Éric Le Boucher propose de « fixer une date d’union politique (2020 ?), débattre du comment, convaincre que les nations seules face aux États-Unis et à la Chine ne seront plus rien, que l’Europe unie a un bel avenir. » On voit que pour un fédéraliste convaincu mais réaliste, « vite » signifie presque une décennie.
Union européenne (p : 249-252)
Le traité de Rome, en 1957, avait créé une Communauté économique européenne, la CEE. Le traité de Maastricht, en 1992, institua l’Union européenne (UE). En 1999 une Union économique et monétaire, dite Zone euro, fut instaurée entre une partie des pays membres. Et enfin le traité de Lisbonne, en 2009, renforça la gouvernance de l’UE, introduisant notamment des votes à la majorité qualifiée (c’est-à-dire exigeant des pourcentages de « oui », souvent supérieurs à 50 %, au lieu de l’unanimité) sur divers sujets qui requerraient jusque-là l’unanimité, de plus en plus difficile à obtenir au fur et à mesure qu’augmentait le nombre des pays membres, passé de six en 1957 à 9 en 1973 puis à 15 entre 1981 et 1995, et à 27 entre 2004 et 2007 avec l’arrivée des pays d’Europe centrale et orientale, de Chypre et de Malte. D’autres adhésions, à commencer par celle de la Croatie, sont « dans le tuyau ». Celle de la Turquie, dont il avait été fortement question, paraît maintenant peu probable.
Le Parlement européen constitue certes une instance supranationale, bien que ses membres soient élus séparément dans chaque pays membre, et la Commission est une bureaucratie également supranationale, mais pour l’essentiel le pouvoir appartient au Conseil des ministres, de nature intergouvernementale. Autrement dit, l’UE est loin de constituer une fédération, elle ne dispose pas d’un pouvoir central capable de prendre des décisions importantes s’imposant aux États-membres. Au vu des décisions prises par la Commission, qui reflètent souvent un esprit tatillon et dogmatique y compris lorsqu’il s’agit de faire en principe prévaloir des principes libéraux, il serait d’ailleurs permis de ne pas trop le regretter, si une monnaie unique n’avait pas été mise en place pour 17 des 27 États-membres : la Zone euro ne peut visiblement pas se contenter de la direction collégiale qui préside aux destinées de l’Union.
Pourquoi ? Parce que l’existence d’une monnaie unique mutualise beaucoup de choses. Si un pays membre de l’Union mais non de la Zone a un important déficit extérieur, sa monnaie baisse sur les marchés des changes, et cela n’affecte pas fortement les autres membres de l’UE ; s’il a un déficit important qui inquiète ses créanciers, cela reste son problème, et s’il venait à ne plus pouvoir emprunter de quoi financer ce déficit, une banqueroute partielle, comme par exemple celle de l’Argentine en 2001, serait envisageable. Pour un pays ayant adopté l’euro, la situation est tout à fait différente : son déficit extérieur pèse sur l’euro, le tirant vers le bas, et un excédent, a contrario, tire l’euro vers le haut, ce qui dans les deux cas affecte les autres pays membres de la Zone.
Autrement dit, l’interdépendance qui lie les pays membres de la Zone euro est beaucoup plus forte que celle qui existe au niveau de l’UE. Dans le second cas, les autres pays membres peuvent se sentir tenus de porter assistance à un membre en difficulté, mais cela n’a rien d’automatique, car les mésaventures de ce pays malchanceux ou mal géré ne les affectent pas directement, rien d’important n’ayant été mis en commun. Dans le premier cas, la brebis galeuse affecte, voire même met en péril, le troupeau tout entier, parce que les variations du taux de change de l’euro ont des conséquences pour tous, et parce que le défaut de paiement d’un membre pourrait entraîner sa sortie de la Zone, ou entraîner une défiance des prêteurs à l’égard des autres membres.
Il ne faut cependant pas dramatiser à l’excès. Supposons que la Grèce soit acculée à faire une banqueroute partielle : c’est a priori un pays qui répond seul de ses dettes, du moins tant que les autres membres ne se sont pas portés caution auprès de ses créanciers, si bien qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter davantage que si un État américain, fut-ce le plus peuplé de l’Union (la Californie) a des difficultés avec ses prêteurs.
Et si la Grèce jugeait que conserver l’euro comme monnaie l’obligerait à pratiquer une déflation salariale insoutenable, si elle ne voyait son salut que dans le retour à la drachme, dont la baisse sur les marchés des changes redonnerait du punch à sa production et à ses ventes de biens et services aux étrangers (y compris aux touristes), où serait le problème ? L’échec de la Grèce n’est celui ni de l’euro ni de la Zone euro ; revenir à la drachme serait dur pour le peuple hellène, mais après tout, quand on a fait des bêtises, il y a un moment où l’on en subit les conséquences !
Les problèmes viennent des velléités de solidarité que manifestent les autres pays de la Zone euro et de l’UE. Dans un cas pareil, il faudrait soit un soutien sans faille, soit une attitude de « benign neglect », d’indifférence : ce qui nuit à la crédibilité des membres de la Zone euro, c’est l’incertitude qui se dégage de leurs discussions. Les médias montrent au monde entier que leurs tractations sont difficiles, laborieuses, et ne débouchent pas sur grand-chose de réaliste, si bien que les observateurs perdent confiance. Il aurait fallu trancher rapidement, sans multiplier les sommets, sans en appeler au G 20 ni au FMI. L’incapacité des instances européennes à prendre une décision, livrée en pâture aux caméras de télévision du monde entier, a gravement porté préjudice à l’image de la vieille Europe : nous voilà classés « has been » !
Essayons donc de nous doter de dirigeants qui gardent la tête froide face aux turbulences qui agitent l’UE. Des dirigeants qui soient plus exigeants qu’on ne l’a été jusqu’ici quant aux conditions d’adhésion à l’UE : une politique d’élargissement à tout-va débouche inévitablement sur des difficultés ultérieures. Des dirigeants qui soient également très vigilants à ne pas accepter l’inclusion dans des traités, accords ou directives de mentions qui, sous des apparences de grands sentiments assez platoniques, nous obligent ensuite de manière très concrète à incorporer dans nos lois et notre réglementation des dispositions surréalistes dans des domaines délicats tels que la politique pénale (police, justice et dispositif carcéral), le droit des sociétés, celui de la famille, la concurrence, le contrôle des flux migratoires, etc. L’appartenance à l’Union peut amener la France et d’autres pays à truffer leur droit national de contraintes inutiles et néfastes dictées par divers dogmatismes qui s’imposent heureusement moins facilement dans un cadre national : la capacité de résistance de nos représentants a donc une grande importance.
Zone Euro (p : 255-258)
C’est l’ensemble des pays ayant l’euro comme monnaie. Ces pays sont actuellement au nombre de dix-sept, sur les vingt-sept membres de l’Union européenne (EU) ; ils regroupent 327 millions d’habitants, ce qui donne à la Zone euro une population légèrement supérieure à celle des États-Unis (311 millions en 2011). Onze de ces États – les plus importants – ont adopté l’euro le 1er janvier 1999 ; la Grèce a suivi le 1er janvier 2001, puis 5 petits pays entre 2007 et 2011.
Pour être admis dans la zone euro, il faut en principe respecter diverses conditions, dites « critères de Maastricht » parce qu’ils font partie du traité de Maastricht. Les deux plus connues sont un déficit public inférieur à 3 % du PIB et une dette publique inférieure à 60 % du PIB ; ils restent valables, théoriquement, après l’entrée dans la Zone. Les autres critères (taux d’inflation, stabilité du taux de change, indépendance de la Banque centrale) sont relatifs à l’état du pays candidat avant son acceptation.
La zone euro est née dans la transgression de ces critères : la Belgique et l’Italie, qui firent partie du groupe des onze premiers États, avaient en 1999 des dettes publiques d’environ 120 % de leur PIB (le double du pourcentage autorisé). La Grèce, deux ans plus tard, bénéficia elle aussi d’un traitement de faveur, mais surtout sa comptabilité publique avait été falsifiée pour obtenir son entrée – ce qui ne fut découvert que plus tard. On notera au passage que ses comptes avaient été certifiés par une célèbre institution financière américaine…
La transgression est ensuite devenue, si l’on ose dite, monnaie courante. Ainsi les dettes publiques dépassaient-elles en 2010 la barre des 60 % du PIB dans dix États de la zone sur dix-sept : 144 % en Grèce, 118 % en Italie, 99 % en Belgique, 94 % en Irlande, 84 % en France, 83 % au Portugal, 79 % en Allemagne, 65 % aux Pays-Bas, 63 % en Espagne et 61 % à Chypre. Autant dire que les engagements pris par les pouvoirs publics des pays voulant adopter l’euro ont été majoritairement des chiffons de papier !
Ce manque de sérieux, de discipline, a été grandement facilité par l’absence de sanctions, si ce n’est symboliques, en cas d’infraction aux règles du traité. Le traité lui-même manquait singulièrement de bon sens : il est normal que les récessions provoquent des déficits budgétaires et sociaux, et donc des accroissements de la dette publique ; il faut donc disposer de deux limites à ne pas dépasser, l’une assez basse pour l’entrée dans la zone et les années fastes, l’autre plus élevée pour les années de crise. En somme, il aurait fallu que les concepteurs de la Zone euro se rappellent le songe de Pharaon et son interprétation par Joseph au chapitre 41 de la Genèse : durant les années de vaches grasses, c’est-à-dire d’abondance, il faut faire rentrer des taxes et remplir les greniers, afin que l’on puisse ensuite faire face aux années de vaches maigres, c’est-à-dire de mauvaise conjoncture économique. L’oubli de cette sagesse millénaire a été la grande faiblesse de la Zone euro et de ses membres.
Cela étant, il ne faut pas confondre la crise des dettes souveraines (les dettes des États) avec une crise de l’Euro. Certes, la Zone euro est concernée : la Grèce, par exemple, devrait en sortir, dans son propre intérêt (elle a besoin de retrouver sa compétitivité économique, perdue à la suite d’augmentations salariales déraisonnables, et ne pourra le faire qu’en pratiquant des dévaluations compétitives, ce qui requiert un retour à la drachme). Mais l’euro en tant qu’unité monétaire n’est pas directement sur la sellette : à ce jour de décembre 2011 où nous écrivons, son recul par rapport au dollar est d’ailleurs resté limité – inférieur à ce que beaucoup d’exportateurs souhaiteraient et à ce qui correspondrait à la parité des pouvoirs d’achat.
Reste que, en l’absence d’État fédéral capable de prendre des décisions rapides pour l’ensemble de la Zone, celle-ci reste fragile. L’Italie, par exemple, ou la France, suite à l’arrivée au pouvoir de dirigeants encore moins doués et plus démagogues que ceux qui la gouvernent actuellement, pourraient se rapprocher de la situation qui est aujourd’hui celle de la Grèce : déficits extérieurs et publics insoutenables. Autrement dit, il faut un maître d’école pour instaurer une discipline au sein de la Zone euro, pour empêcher les pays peu vertueux de nuire à ceux qui s’imposent à eux-mêmes une réelle discipline. Et la Banque centrale européenne, la BCE, ne peut pas jouer ce rôle. Si l’on compare les pays membres à des enfants, la BCE est un peu comme leur mère, et il leur manque un père – les États-Unis d’Europe. Pour s’occuper de plus d’une douzaine d’enfants, dont certains sont particulièrement turbulents, deux parents valent mieux qu’un !
En bonne logique, il aurait fallu créer des États-Unis d’Europe (distincts de l’Union européenne, ramenée au rang de zone de libre-échange, de marché commun) avant la création de l’euro. Cela n’ayant pas été fait, cette reconfiguration devrait être étudiée puis effectuée le plus vite possible. À défaut, il est tout à fait possible que la Zone euro soit remise en question.
Si tel était le cas, cela pourrait se produire de trois façons :
- Une dissolution décidée d’un commun accord, avec retour à des unités monétaires nationales, qui dans un premier temps remplaceraient l’euro dans tous les contrats ayant un caractère national. Certaines de ces monnaies nationales conserveraient des taux de change élevés, d’autres se déprécieraient sur les marchés, ce qui permettrait aux pays où les prix ont le plus augmenté d’éviter l’asphyxie sans avoir à procéder à des déflations salariales. Deux problèmes seraient particulièrement délicats, outre la difficulté de se mettre d’accord : les contrats et créances ayant un caractère international (quid par exemple d’un emprunt en euros contracté par une entreprise brésilienne auprès d’une banque britannique ?) ; et les problèmes d’intendance (échange des billets, modification des contrats, de certains logiciels, notamment comptables, etc.).
- Le départ d’un premier pays, puis d’un second, et ainsi de suite. Cette formule serait beaucoup plus difficile à gérer : on a évoqué plus haut le cas de la Grèce, dont les créanciers pourraient accepter un retour à la drachme, vouée à se déprécier, parce que cela ne leur ferait pas plus de tort qu’une banqueroute partielle ; mais si d’autres suivaient, les créanciers pourraient se montrer moins compréhensifs !
- Un éclatement brutal non préparé, chaque pays décidant unilatéralement au cours d’une crise diplomatique, dans un assez court intervalle de temps mais sans simultanéité, de revenir à une unité monétaire nationale. Le désordre ainsi provoqué pourrait être assez catastrophique.
La moins mauvaise formule est certainement la première. Mais des chefs d’État incapables de s’entendre pour persévérer dans l’union monétaire le seraient-ils pour mettre au point une dissolution en bon ordre ?
Il ne faut cependant pas broyer du noir. Il est indiqué dans la rubrique « Union européenne » que, dans des pays où il existe un État fédéral, des États-membres peuvent connaître des difficultés de paiement sans que cela tourne à la catastrophe. Une garantie de chacun par tous n’est pas nécessaire : l’État fédéral américain ne garantit pas les dettes des États membres, pas plus que l’État français ne garantit les dettes de ses régions, départements et communes. L’activisme dont font preuve les États de la Zone euro pour créer un Fonds européen de stabilité financière, auquel devrait succéder à l’été 2012 un Mécanisme européen de stabilité, est probablement déplacé autant que maladroit et peu efficace. Chaque État doit rester pleinement responsable de ses dettes, et supporter les conséquences d’une banqueroute partielle s’il y est acculé, sinon adieu le sens des responsabilités ! Nous devrions choisir des dirigeants qui ne participent pas aux paniques des moutons de Panurge et qui ne cherchent pas à mettre à tout prix une « solidarité » artificielle là où il faut de la discipline et de la responsabilité.
Vous pouvez commander Les enjeux de A à Z : Abécédaire de l'anticrise à l'AFSP en écrivant à Astrid Coeurderoy (astrid@libertepolitique.com)
ou en téléphonant au 01 47 5305 50
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[1] Les Échos du 2 décembre 2011.