Article rédigé par François-Xavier Huard, le 23 février 2012
Ce n'est pas tant la défense du Made in France qui doit devenir le principe d'une nouvelle politique économique pour notre pays, que le souci de favoriser systématiquement les circuits économiques les plus courts possibles. Une stratégie économique de cette nature n'est pas une lubie identitaire, elle ne doit pas être l'expression d'un repli sur soi malvenu à une époque où l'impératif de solidarité doit servir d'armature à un nouveau pacte social universel [cf. Caritas in Veritate, §42]. Favoriser les circuits courts trouve d'abord sa place dans une analyse économique rationnelle et dans l’application d’un principe : la subsidiarité.
L'émergence de firmes multinationales constitue un des principaux phénomènes économiques de ces trente dernières années. Totalement négligé par l'analyse économique [1], ce trait majeur de l'économie contemporaine est pourtant à l'origine de l'essentiel des dérives de nos économies. Leur récente évolution traduit une adaptation silencieuse mais déterminante des circuits d'échanges et de leur cadre légal en faveur d'organisations économiques privées de plus en plus imposantes, au point que plusieurs centaines d'entre elles ont un poids financier et économique largement supérieur à beaucoup des nations les plus modestes de notre monde.
Externalisation du coût social
Pour résumer la situation, on peut affirmer que toutes les réformes économiques et financières de ces dernières décennies ont eu pour résultat de multiplier les chances de ces grandes organisations de devenir les entités économiques les plus influentes, loin devant les Etats. Le libre-échange, ce credo libéral dont personne n'avait le droit de suggérer les aberrations jusque récemment, traduit le besoin de ces grandes firmes de disposer de circuits économiques transnationaux qui leur permettent de détourner à des fins privées les colossales asymétries et les déséquilibres évidents dont l'économie-monde est faite. Ces firmes mettent leurs moyens financiers considérables au service d'une conception des équilibres économiques strictement centrée sur leurs intérêts propres. Une connaissance fine des inégalités, des faiblesses, ou des incohérences de la législation fiscale et du droit du travail aboutit à des stratégies d'optimisation des coûts très efficaces pour la firme qui les met en œuvre, mais aux résultats désastreux pour la communauté humaine qui en assume collectivement les conséquences. Dit autrement, les multinationales externalisent le coût social de leurs stratégies d'optimisation. Prenons trois exemples:
- En déplaçant massivement leur fabrication vers les pays à bas coût [2], les entreprises industrielles, pour protéger leurs marges, ont transféré à la société le coût gigantesque qu'appelle la reconversion des millions d'emplois perdus. Dans les pays où leur activité a été délocalisée, les coûts salariaux ne couvrent aucune des obligations sociales dont pourtant un certain esprit du capitalisme avait convenu dans les décennies d'après-guerre qu'elles devaient être partiellement supportée par les entreprises comme une contribution légitime au bien commun. Quant à la facture écologique d'une production en Asie, elle est évidemment totalement négligée, et laissée aux bons soins des prochaines générations…
- Le recours à la sous-traitance, si commun depuis vingt ans, n'a pas qu'une justification industrielle. L'entreprise abandonne à un partenaire la gestion d'un pan de son activité, mais le gain économique qu'elle en retire ne tient pas uniquement à l'efficacité supérieure du sous-traitant spécialisé. Il tient aussi au transfert social implicite qui s'opère dans un contrat de sous-traitance: le partenaire n'est bien souvent pas soumis aux mêmes conventions collectives ni aux mêmes contraintes salariales, si bien qu'à taux d'emploi équivalent, la main d'œuvre sous contrat de sous-traitance est significativement moins protégée. L'accroissement masqué de la précarité est assumé par la collectivité.
- Total s'est récemment vanté d'avoir payé un impôt sur les bénéfices en France au titre de son dernier exercice, et s'est une fois de plus justifié en expliquant que les années précédentes, il n'avait pas dégagé de profit sur son activité en territoire français. Sauf qu'il est bien évident que les profits colossaux que réalise cette firme dans le monde doivent aussi à la compétence de son encadrement encore largement français, que ses employés qui travaillent en France, ou même formés en France, concourent très largement à la prospérité de ses activités non françaises. En ne payant pas d'impôt au titre de son activité industrielle française, Total admet implicitement ne pas vouloir assumer les dépenses collectives passées ou présentes auxquelles ses revenus internationaux sont pour partie redevables.
Tout cela nous conduit à apprécier la valeur des biens économiques différemment que ne le fait la doxa libérale. L'approche par les prix n'est plus un juste indicateur de leur valeur réelle, car le prix est le fruit d'une double manipulation: 1- manipulation des coûts par des firmes en mesure de sortir de leur comptes de résultats le coût social et écologique de leurs stratégies de croissance et de profit ; 2- manipulation des prix qui ne sont pas fixés en fonction des besoins objectifs des personnes, ou de la rareté des biens, mais qui sont le produit de l'effet démultiplicateur de stratégies commerciales hyper agressives (du positionnement haut-de-gamme fondé sur l'installation d'une marque dans l'imaginaire du consommateur au positionnement low cost dont la corrélation avec des coûts de fabrication bas n'est pas évidente) [3]
Chacun d'entre nous est appelé à poser sur le prix des biens dont il a besoin un regard critique. Quelle est la vraie portée économique, sociale et écologique de l'achat que je m'apprête à faire ? En achetant ce bien, quelle pratique économique est-ce que j'encourage implicitement ? Autrement dit, notre responsabilité civique et morale est de réintroduire dans le prix le coût objectif que l'entreprise a voulu évacuer.
Responsabilité politique, responsabilité personnelle
Nous n'évacuons pas la question de la concurrence, mais nous la replaçons dans le cadre de régions économiques homogènes, protégées des politiques commerciales agressives des autres régions économiques où les conditions de coûts sont différentes. Il est immoral qu'une entreprise qui participe au bien commun d'un pays en payant taxes, cotisations et salaires décents, et en se soumettant à de lourdes contraintes réglementaires, se retrouve concurrencée par d'autres entreprises qui n'assument rien, ou si peu. C'est la responsabilité du politique de réaffirmer les conditions d'une concurrence saine et loyale. Mais c'est notre responsabilité de la réclamer, et en attendant, d'agir individuellement en refusant d'acheter les biens qui ne répondent pas à ces conditions [cf. Caritas in Veritate §37].
C'est également notre responsabilité de fuir les réseaux de distribution qui ruinent nos centres-villes, détruisent la diversité et la richesse des commerces indépendants, déshumanisent banlieues et sorties d'agglomération, et en définitive rongent les communautés humaines de nos villes et villages en faisant disparaître les occasions de se connaître et de vivre ensemble. C'est un lieu commun de dire que la grande distribution est une plaie sociale, alors pourquoi y faisons-nous nos courses chaque semaine ? A cause du prix ! Mais de quel prix parlons-nous ? De celui dont nous écrivions plus haut qu'il falsifie la valeur réelle des biens et des services. Car la grande distribution laisse à la collectivité la charge de soigner les blessures qu'elle nous inflige en ruinant ses fournisseurs, en délabrant nos centres-villes, en appauvrissant la vie sociale. Et cela va sans compter l'impact psychique et spirituel du mode d'achat compulsif et aliénant qu'encourage le modèle de vente des chaînes de distribution et des centres commerciaux.
Nous ne pouvons non plus pas faire l'impasse sur le très lourd tribut que les circuits longs font payer à notre environnement naturel. Les transports sont la clef de voûte d'une économie à flux dont le principe génère quelque 20% des émissions de C0² [4]. Le raccourcissement des circuits économiques est donc une urgence écologique, mais c'est en passe de devenir également une nécessité pratique tant il devient évident que le pic de pétrole, scenario désormais accepté par les instances les plus conservatrices comme l'Agence Internationale de l'Energie, remet en cause tout le modèle économique contemporain. Choisir dès aujourd'hui de privilégier les biens économes en transport, c'est préparer l'avenir et anticiper sur un modèle qui va devenir la règle.
La relocalisation des circuits économiques est enfin cohérente avec les principes d'un mode de vie simple. L'inauthenticité d'une économie à flux devient évidente, singulièrement lorsqu'on considère le risque qu'elle fait peser sur la distribution et donc la disponibilité des biens de première nécessité que sont la production agricole et la production alimentaire. Le défi de l'alimentation dans les décennies à venir suggère de mettre un terme au commerce mondial de produits agricoles, et de travailler ardemment à rendre à chaque région son autonomie alimentaire [5].
Subsidiarité
Au fond, une économie à visage humain s'envisage sur le mode de la subsidiarité, par cercles concentriques : notre responsabilité est de favoriser par nos choix quotidiens les filières qui nous sont géographiquement les plus familières, autrement dit de participer d'abord à la vitalité de notre environnement économique et social immédiat. Les filières longues doivent rester des exceptions justifiées par un état de rareté, et en tout état de cause, l'allongement de la filière doit se refléter dans son prix lequel augmente à mesure que la communauté délègue à d'autres le soin de lui procurer les biens et les services dont elle a besoin.
En la matière, la responsabilité politique de ceux qui nous gouvernent ou sont appelés à nous gouverner demande plus que des slogans et des postures électoralistes : elle exige le courage d’agir sans délai, et la volonté de persévérer.
François-Xavier Huard pour les Chrétiens indignés (www.chretiensindignonsnous.org)
Retrouvez tous les articles d'économie de la présidentielle 2012 dans notre dossier :
[1] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 2011, p. 19
[2] La part de l'industrie dans le PIB français a chuté de 22% en 1999 à 14% en 2007, et c'était avant l'effondrement de ces dernières années… (source: Ministère de l'Economie et des Finances)
[3] Le cas de l'i-phone est doublement pervers : vendu très cher grâce au prestige dont jouit Apple, il est pourtant produit en Chine à des coûts inimaginablement bas. L'Apple coûte effectivement très cher à la collectivité, car les externalités négatives dont il est l'origine sont énormes. Citons pêle-mêle la surconsommation de terres rares propres à tous les biens high tech aussi sophistiqués que le sont l'i-phone ; une production entièrement sous-traitée à la firme géante chinoise Foxconn qui fait travailler ses ouvriers dans des conditions proches de l'esclavage ; plus généralement, le choix d'une sous-traitance intégrale qui prive les Américains d'une activité industrielle qui leur fait pourtant cruellement défaut ; le coût écologique d'une chaîne de fabrication dispersée à travers le monde entier, depuis les composants jusqu'au montage final et à la distribution ; le coût social, inchiffrable bien sûr mais néanmoins avéré, des comportements dégénérés auquel conduit l'usage désormais commun des smart phones en Occident ; etc. Bref, tout cela justifierait que l'i-phone soit vendu une fortune. C'est effectivement le cas, mais pour des raisons qui n'ont rien à voir avec son coût.
[4] Soit la part estimée des transports de biens et de personnes dans les émissions totales de CO².
[5] Lire les deux derniers rapports d'Olivier de Schutter, Rapporteur Spécial des Nations Unies pour le Droit à l'Alimentation, disponibles sur : http://www.srfood.org/index.php/fr/rapports-publies
Lire également l'introduction et la conclusion du passionnant ouvrage de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde : Du néolithique à la crise contemporaine, Points Seuil, 2009.