Article rédigé par Christine Sourgins*, le 20 avril 2011
Immersion : Piss-Christ, photo montrant un crucifix plongé dans l'urine, a été détruite dimanche 17 avril par des individus armés d'objets contondants. L'art contemporain cherche non pas la beauté mais le scandale et Piss Christ est emblématique à ce sujet. La photo diffuse une chaude lumière orangée, qu'on pourrait qualifier de belle tant qu'on ignore la teneur de ce bain lumineux : urine agrémentée de sperme. Voilà une beauté scandaleuse, l'équivalent du baiser de Judas, signe d'amitié au premier abord, trahison en réalité. La tension entre esthétisation et intention déviée, fait partie de la construction de l'œuvre comme piège, selon les principes de l'art dit duchampien.
Que Serrano se dise chrétien ne devrait donc tromper personne : on ne s'autoproclame pas chrétien tout seul, mais on rentre dans une communauté enracinée dans l'histoire, dans une famille ; cracher sur qui vous accueille n'est pas le meilleur moyen de se faire reconnaître.
Pourquoi ce goût du scandale ? Le but de l'exposition actuelle est de faire événement , à tout prix, donc le carême est la période indiquée, de même la ville d'Avignon, ville des papes ! Car engranger des retombées médiatiques fait monter les cotes de l'art financier qui excelle à récupérer l'indignation. Voir l'exemple plus ancien de La Nona Ora de Cattelan (1999), montrant Jean-Paul II écrasé par une météorite (un don du ciel !) : exposée en Pologne, elle déclencha la colère des catholiques. En salle des ventes elle atteignit alors des sommes astronomiques... l'œuvre avait trouvé son public (sic).
Les naïfs qui se sont attaqués à la photo ont été les jouets du système sans le savoir. Ils s'apercevront vite qu'ils n'ont rien détruit du tout, car l'œuvre est conceptuelle, ce qui compte, c'est l'idée. Et une photo appartient à l'ordre du multiple... Il y a fort à parier que Piss Christ va renaître encore plus prisé qu'avant. L'opération est en cours, Libération nous apprend que le musée rouvrirait ses portes dès mardi matin avec les oeuvres détruites montrées telles quelles . C'est donc l'œuvre martyrisée (et une pièce voisine) avec les stigmates de l'agression qui sera exhibée. L'oeuvre sera christifiée, suivant les méthodes habituelles de l'AC.
Récupération et discrimination
En revanche, cet acte violent va être récupéré par le politiquement correct pour diaboliser tous les chrétiens blessés par Serrano. Et tout futur protestataire sera suspect d'intégrisme. Avant même de connaître l'identité des meneurs, la presse dénonce un commando catholique , terme militaire qui permet de mettre tout le monde dans le même sac, avec les islamistes. Pourtant les différences avec l'affaire des caricatures de Mahomet sont criantes. En Avignon, les protestations ont été pacifiques, puis, devant l'insensibilité des organisateurs à sa souffrance, un petit groupe désespéré est passé à l'acte (nota : s'il s'agissait de jeunes commettant des exactions en banlieue, le politiquement correct leur trouverait toutes les souffrances existentielles, tous les désespoirs, toutes les excuses possibles ...).
Le galeriste à l'origine de l'exposition, Yvon Lambert, n'a pas de fatwa sur sa tête... mais il crie à la persécution : Je suis persécuté au téléphone. J'ai reçu 30 000 mails, je n'exagère pas, 30 000 mails des intégristes [...]. Cette ignorance, cette intolérance. c'est le Moyen-Âge qui revient à grand-pas. Que lui, Lambert Yvon, ait fait violence aux consciences chrétiennes ne l'effleure pas un instant. C'est un homme de l'art financier, donc il est innocent des blessures infligées aux âmes car celles-ci ne sont pas quantifiable en monnaie sonnante et trébuchante : le dol n'existe pas. De même, ne lui dites surtout pas qu'il faisait de la provocation : montrer cette photo en Avignon, en temps de carême, relève juste d'une bonne stratégie de com'. Mais qu'on ait troublé sa quiétude de businessman, d'homme qui fait la seule chose en ce monde qui compte, du fric, voilà qui est intolérable ! Que le Christ ait sorti manu militari (mais sans blesser personne) les marchands du Temple, ne doit pas lui rendre sa religion sympathique non plus. Car le Temple, le seul, le vrai, c'est le Marché ( la main invisible du marché censée tout réguler dit bien qui est le Dieu providentiel de notre sainte laïcité...).
Les manieurs de marteaux auraient mieux fait de manier un argument que le politiquement correct peut encore entendre : celui de la discrimination. La Fondation Lambert ferait-elle la même chose avec une étoile jaune ou un Coran ? On peut en douter : l'Art dit contemporain pratique la discrimination sans vergogne.
Double langage et escamotage
L'art contemporain pratique aussi le double langage, audible dans la réaction fort prévisible du ministre de la Culture : Frédéric Mitterrand a condamné une atteinte à un principe fondamental, la présentation de ces oeuvres relevant pleinement de la liberté de création et d'expression qui s'inscrit dans le cadre de la loi , tout en reconnaissant que l'une des deux œuvres pouvait choquer certains publics . Il n'est pas sûr du tout qu'une œuvre qui bafoue la croyance et la sensibilité d'un nombre considérable de citoyens soit légalement exposable, surtout avec le montage financier qui est derrière, d'où la concession : pouvait choquer , alors que l'œuvre a bel et bien choqué, c'est avéré.
Ce qui est escamoté, c'est le débat que Piss Christ a provoqué aux États-Unis, et non pas comme il est rapporté faussement, uniquement de la part des extrémistes américains . Car cette œuvre de Serrano qui date de 1987 a provoqué en Amérique ce qu'on a appelé les guerres culturelles : une affaire nationale qui posa un problème politique jusqu'au Congrès. À la suite d'un procès qui dura presque dix ans, il fut décidé que la puissance publique ne pouvait pas financer des expositions blasphématoires ou choquantes avec l'argent du contribuable. Dans une démocratie, ce genre de litige se règle devant les juges, après un débat contradictoire et loyal.
En France, un procès sera difficile à organiser car le double langage règne, comme celui de l'Observatoire de la liberté de création, émanant de la Ligue des droits de l'homme, qui distingue bonne et mauvaise opinion : C'est au public de juger les oeuvres, pas aux censeurs autoproclamés. Le public qui pétitionne, proteste, défile... n'est pas pris au sérieux. Le public a droit de cité uniquement s'il cautionne le choix des agents culturels au pouvoir. Sinon, il déchoit de sa qualité de public et devient censeur , grave injure.
À l'intérieur de l'Église aussi le débat est mort-né, Mgr Rouet et quelques autres clercs ont déjà donné leur bénédiction, écrivant ainsi le énième chapitre de la trahison des clercs , pour reprendre Julien Benda. Parmi ces clercs figurent des intellectuels chrétiens qui fourbissent des arguments pour justifier Piss Christ. Certes, la photo est réalisée avec un liquide ignoble, a-ton pu lire, mais la belle lumière montre la puissance de la transfiguration (sic) ! Voilà un argument de raisonneur, habile à jouer avec les mots mais incapable de voir ce qui est transfiguré : la banalité d'un objet saint-sulpicien. Autre argument, avancé, paraît-il, par un philosophe : les secrétions corporelles, la sueur, la sanie, il y a dû en avoir lors de la crucifixion, alors pourquoi pas Piss-Christ ? Cette fois c'est la symbolique qui est perdue de vue par le raisonneur : tous les produits corporels n'ont pas même valeur, on est sauvé par l'eau et le sang, pas par l'urine qui est justement le liquide émis quand on a peur, ou qu'on crève de lâcheté. Or le Christ est mort par amour...
Montrer en quoi l'Art financier est, en soi, une censure de tout art différent, de tout artiste dissident, nous entraînerait trop loin... Et pourtant. Si cette censure féroce est si peu vue, c'est bien que l'Art officiel est un piège. Ne pas y tomber, nécessite un effort de compréhension et d'analyse, surtout parmi les chrétiens, qu'ils soient tentés par les sirènes de l'art dit contemporain ou, au contraire, par une réplique musclée.
* Christine Sourgins est historienne de l'art. A publié Les Mirages de l'Art contemporain (La Table Ronde, 2007).
Sur ce sujet, lire aussi du même auteur :
Au Parvis des Gentils : "Culte de l'avant-garde et culture de mort", 8 avril 2011
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