L’amour de la vérité, itinéraire philosophique - chapitre 6

6. La structure de l’amitié

La rencontre d'une personne que l'on choisit comme amie entraîne à un moment précis, « choisi », un choix réciproque, principe de cette relation éthique fondamentale. Il ne se fait pas au même moment de l’un et à l’autre et pour les mêmes raisons. L'un aimera en premier, puis entraînera l'autre, ou bien l'un aimera d'un amour sensible, tandis que l'autre d'un amour utile, avant que l'amitié s’approfondisse. Mais à quel niveau se situe cette profondeur pour l’un et pour l’autre ? De quelle manière est-il partagé ? Se pose en amont l'intention de chacun dans cette relation naissante. Quel est le désir et quelle est la capacité de l'un ou l'autre à entrer, puis à vivre et à assumer une vraie amitié ? On voit que l'amitié exige de chacun une maturité, donc la conviction de rencontrer l'autre pour lui-même, puis de progresser en vue de construire une relation responsable l'un pour l'autre. Cette prise de conscience implique plusieurs composantes indispensables : le sens de la finalité, le respect de la personne, le sens de la justice, la vertu de prudence et la maîtrise de soi.

Le sens de la vie, de quoi s'agit-il ? Il s'agit d'avoir conscience et, pour une part, de posséder certains habitus qui sont ici des acquis moraux dans l'ordre des vertus en vue de favoriser la recherche du vrai bonheur humain. L'habitus moral ou vertu permet à chacun des amis d'adopter une conduite favorisant la croissance de l'amitié, d'où sa stabilité en vue du bonheur. L'amitié est une composante du bonheur, pour ne pas dire la clé du bonheur humain. Elle ne peut y conduire que si les amis édifient leur amitié sur un fondement donnant un sens authentique à la vie de chacun ou à leur vie commune selon leurs choix et leurs états de vie personnels.

Il ne faut pas considérer l’amitié dans la seule perspective d’une union entre un homme et une femme dans le mariage. Il est évident néanmoins qu’elle représente la situation à laquelle on pense souvent. Mais l’amitié est étudiée dans sa perspective générale au-delà de la différence et de la complémentarité des sexes en vue de la vie commune. En effet, une amitié spirituelle n’engage pas de vie commune, de relation physique entre les amis. Et c’est cette dimension de l’amitié à laquelle le philosophe s’attache en profondeur en vue du bonheur humain.

L'ami donne sens à la vie de son ami en découvrant sa propre finalité et le bien qui le lie à l'ami. C’est le propre de l’amitié spirituelle de favoriser la prise de conscience réciproque du sens de la finalité, sa découverte dans l’échange et le partage de vie sur le chemin qui mène à son sommet, des diverses finalités de la vie à l’ultime finalité, dont le fruit réside dans le bonheur. Par conséquent, la recherche de la finalité doit unir les amis pour progresser dans leur amitié, sinon ils risquent un jour ou l'autre de se lasser ou de se limiter par manque de vérité.

 

Le bien peut se comprendre à différents niveaux : d’une part, le bien qu'on utilise et le bien qu'on aime, le bien comme finalité intermédiaire, d’autre part, le bien aimé pour lui-même, le bien-fin, le bien en tant que finalité ultime. Il est nécessaire de saisir, quand il s'agit de la fin ultime, qu'elle est aimée pour elle-même. C'est l'aspect subjectif de la finalité, l'aspect de la personne elle-même pour elle-même. Il en est de même de celui de la vérité en vue de la vérité pour elle-même, ontologique.

L'amour dans l'amitié fait découvrir la personne et le bien de la personne. Plus précisément, l'amitié spirituelle fait découvrir la bonté de la personne, bonté qui saisit le cœur et fait vivre. Ainsi, celui ou celle qui n'a jamais expérimenté la bonté de quelqu'un ne sait pas ce qu’est aimer au sens fort du mot. Puis, avec le temps et l'âge, il risque de s'enfermer en lui-même devenant handicapé voire autiste de l'amour. De plus, ne saisissant pas ou peu l'amour, il ne saisit pas le bien, puisque l'amitié est finalisée par le bien qu’est l'ami.

Il existe donc un lien existentiel entre vérité, amour et bien. La vérité est ordonnée à l'amour qui est finalisé par une personne en vue de son bien personnel. Mais attention : la finalité n'est pas le bien, mais l'ami, car la finalité est toujours une personne, un bien autre que nous et plus grand que nous, parce qu’il nous permet de progresser vers la perfection de notre nature profonde. Ce qui finalise transforme et élève. Le risque est d'idéaliser l'amitié par une abstraction de la finalité. Ce n'est plus l'ami qui est aimé, mais l'amitié ou l'amour. Ce n’est plus le réel, mais le concept. C'est en ce sens que l'ami, en tant qu’être vivant, appauvrit toute forme d'idéalisation. L'ami maintient le réalisme de la personne concrète. De la même manière, dans la vie commune ou conjugale le risque est d'épouser le mariage au lieu d'épouser une personne, d’où l’absence d’engagement dans le mariage et du véritable choix d’une personne envers l’autre.

Connaître l’ami, c’est connaître ce qu’il y a de plus profond en lui : ses secrets. Le secret partagé unit deux amis, car on ne livre pas ses secrets à n'importe qui. Il faut aimer, partager des convictions profondes, avoir toute confiance pour communiquer ses secrets, c’est-à-dire partager le bien de chacun dans la réciprocité. L’unité entre deux amis se réalise par les secrets qu’ils se communiquent et qu’ils gardent pour eux seuls. Ceci fait comprendre ce qu'est l'amitié spirituelle et ce qu'est la personne humaine. Ainsi le secret fait comprendre la profondeur de l’intériorité partagée entre les amis. L'homme a besoin d'intériorité, car il est avant tout un être spirituel. C'est la richesse de son intériorité qui lui donne sa stabilité, tant affective qu’intellectuelle, la part cachée de sa noblesse. Aussi, l'amitié dévoile-t-elle ce que représente l'intériorité dans la vie de l'homme. Le véritable amour d'une personne engendre une intériorité qui fait progresser l’amour : l’amour de soi, qui n’est pas un repli sur soi, provenant et entraînant l'amour de l'autre. L'amitié, l’ami épanouit et permet de s'aimer soi-même, mieux et davantage.

L'expérience de l'amitié fait donc prendre conscience que la découverte de la finalité de notre vie humaine se fait en premier lieu par l'ami. Rien d'autre ne peut être fin de notre vie humaine que la personne d'un ami. Le grand piège est d'inverser la relation d'amour, qui est d'aimer l'autre, parce qu'il m'aime et non pas d'aimer l'autre pour lui-même. Cet amour provient de l'ami qui a suscité en moi un amour. L'ami est autre que moi en tant qu'il existe, qu'il est. C'est cela le réalisme de l'amour, tandis qu'aimer l'autre parce qu'il m'aime n'a aucun réalisme. D'où aimer la personne de l'autre, c'est aimer l'être de l'autre, la vie de l'autre, son cœur et son intelligence, et non l'amour que l'autre me porte en premier lieu. Car si j'aime l'autre parce qu'il m'aime, je ne l'aimerais plus le jour où il ne me le dira plus, et je l’aimerais moins s’il le manifeste moins à mon égard. La subjectivité prend alors le pas sur l’objectivité, le vécu sur le réalisme, la pensée sur l’être. Par conséquent, ce n'est pas la manière dont l'ami répond à l'amour qui détermine cet amour, mais c'est sa personne. D’où l’importance, pour ne pas dire la nécessité d’entrer dans le développement de la notion de personne, fin de cet itinéraire philosophique qui sera abordée après l’étude de nombreux éléments intermédiaires vitaux et existentiels.

Quand j'aime l'ami pour lui-même, je sais discerner son amour profond des limites qui proviennent dans la manière dont cet amour s'exerce en raison des limites de notre nature, de l’éducation reçue, des conditionnements divers passés et présents, en particulier de la fatigue, de la disponibilité ou des difficultés de la vie. Cela met en évidence la relation entre la finalité et le conditionnement, qui peut être léger, comme parfois lourd. Aussi faut-il avoir une conscience aiguë de la nécessité de rejoindre la personne de l'autre et l'aimer au-delà de tout ce qui peut la rendre vulnérable. Cette vulnérabilité qui existe pour une part par nature en chacun, variable dans le temps, provient de nos propres mouvements, maladresses ou égarements, comme des causes issues de l’enfance ou de l’adolescence, ou bien encore d’un héritage génétique. Une part de la complexité humaine se manifeste à ces niveaux.

D’où l’importance de cette lucidité dans l’amitié : si j'aime l'amour avant l'ami, je me réjouis de moi ; si j'aime l'ami, je me réjouis pour l'autre. La véritable amitié me sort de moi-même, m'ouvre à l'autre et me rend relatif à lui dans la réciprocité, parce qu'il devient progressivement mon bien et ma fin. Être relatif ne signifie pas être dépendant aux plans intellectuel et sensible. Être relatif manifeste le don de soi dans toutes ses dimensions. La présence du bien ordonnée à la fin me rend conscient d'exister vraiment, parce que, ne me possédant pas, l’ami veut que je demeure pleinement moi-même, c'est-à-dire une personne libre dans sa vie, d'une vraie liberté intérieure et extérieure qui lui permet de progresser et se donner davantage en retour, parce que l’aller est bien présent. Le retour vaut ce que vaut l’aller. Ainsi l'union, l'unité dans l'amitié dépasse le temps et, pour ainsi dire, la vie ici-bas pour un au-delà dans d'éternité.

 

L'amitié ou l'amour dans l'amitié est ce qui semble banal dans la vie courante, mais ce qu'il y a de plus difficile à vivre pour se réaliser pleinement, ce qui est le plus galvaudé aussi, mais le plus précieux dans la vie. L'amitié est source de joie, de paix, de communion, de présence heureuse, de don de soi. C'est à regret, mais nécessairement une cause de souffrances dans les épreuves qui sont celles que l'ami peut vivre, qui font souffrir son ami peut-être plus encore et qui sont les épreuves normales, car elles font partie de la vie, pour favoriser la croissance de l'amitié en la purifiant et en l’ouvrant au mystère divin. Toutefois, c'est là que l'un peut faire souffrir davantage l'autre, parce que son intention ou sa capacité à vivre l'amitié est moins nette, moins offerte que l'autre. C'est pour cela qu'il est nécessaire et vital de revenir à l'exister, à l'autonomie de la personne, de rechercher la vérité pour découvrir seul et à deux ce qu'est une amitié vraie, ce qu’est le bien, le bien de la personne aimée pour elle-même, au-delà de son propre bien.

Pourquoi l'ami me finalise-t-il ? N'est-ce pas ma propre fin qui me finalise, mon autonomie personnelle, mes passions par exemple ? Un être bon ne peut se finaliser lui-même, car sa bonté est limitée par nature, par sa nature limitée, puisque l'homme est un être imparfait. Par contre, l'amour étant infini, comme la vérité inatteignable, une personne peut finaliser partiellement, mais réellement une autre personne, car elle lui apporte un bien nouveau qu'elle n'a pas, un bien autre qu'elle-même, un bien qui est une autre personne, deux capacités de se perfectionner dans la réciprocité et l’entraide. L'altérité existentielle est une condition pour exercer une telle attraction. Grâce à cette altérité, une personne peut être pour une autre personne une source véritable d'achèvement, de perfectionnement, sa fin humaine, son véritable bien, car le bien n'est-il pas ce que tous désirent, selon la célèbre expression d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque ?

 

Distinction entre structure du travail et de l'amitié

Aujourd'hui, morale et éthique n'ont pas la même signification. La morale est considérée comme la manière de se comporter, le respect de préceptes ou de règles donnés dans des lois ou des traditions. L'éthique semble plus vaste, plus engagée au plan de la liberté et du respect de l'homme, parce qu'elle semble moins normalisée. Cette différence est née d'une certaine dévalorisation sémantique dans l'histoire de la philosophie. Ce sont les philosophes qui ont séparé morale et éthique, comme l'ont été à une époque amour et volonté, à l’époque de la transition entre la tradition au Moyen Âge et la modernité à la Renaissance. On a fait de la volonté aimante une pure volonté d'efficacité à partir de l’époque stoïcienne. On parle de conduite stoïque, c'est-à-dire hors des passions, donc de la souffrance (Zénon, Sénèque, Épictète, IVe siècle av. J-C). Éthique et morale ont la même signification qui est de découvrir l'activité pratique de l'homme tant pour lui-même qu'avec ses semblables en vue du bonheur, déterminées par le bien personnel, puis le bien commun dans la dimension politique.

Revenant pour finir sur ces deux premières expériences pratiques, l'amitié et le travail ont chacune une structure qui leur est propre. Ce qui les distingue est capital à comprendre pour éviter toute confusion entre ce qui est propre à l'homme dans l'amitié et ce qui lui est propre au travail. Toute confusion risque l’absorption de l’une par l’autre. Le risque n'est-il pas de faire de son ami son œuvre d'art, en particulier chez les artistes ?

La structure du travail comprend cinq moments : l'expérience, l'inspiration, le choix des moyens ou projet, le travail proprement dit, le jugement sur l'œuvre réalisée. Si nous regardons la structure de l'amitié, il n'y a pas d'inspiration, mais une intention qui est en rapport avec l'orientation de vie. L'inspiration est d'ordre artistique, tandis que l'intention est d'ordre moral. Le choix artistique nécessite des moyens techniques et humains en vue de réaliser une œuvre matérielle, tandis que le choix de l'ami fait appel au conseil, aux vertus humaines, en premier lieu la prudence, puis de la tempérance à la sagesse. Le conseil est bon avant de prendre une décision d'ordre moral, tandis que l'artiste ne veut pas de conseil, puisqu’il réalise son œuvre. L'artiste se réfère à son inspiration, aux « voies déterminées de l'art », dont l'inspiration est la source. L'artiste sait, car son inspiration lui donne une certitude. À l'inverse, l'amitié fait appel au conseil, puisqu'elle implique une intention de vie. Une personne n’est pas une œuvre d’art, l’un est culturel, l’autre spirituel. Il est bon de prendre conseil avant de se décider, quand il s'agit d'une décision pouvant engager la vie, à condition que le conseil vienne de personnes amies, prudentes et sages. Enfin l'amitié est finalisée par la personne de l'ami, rappelons-le, c'est-à-dire un bien humain, tandis que le travail ou l'art est finalisé par une œuvre ou un bien utile.

L'activité éthique est donc supérieure à l'activité artistique, puisqu'elle regarde la finalité de l'homme, le mettant en contact avec son semblable, l'œuvre s’enracinant dans la matière au sens propre comme au sens figuré, même si elle peut la transcender au plan culturel. Pour finir, le jugement artistique réclame un repos en vue de considérer le fruit du travail en fonction de l'inspiration. Dans l'amitié, il n'y a pas de repos, car l'amour ne se repose pas, sachant que la présence aimante de l'ami est un repos sans être une finalité. On peut conclure en rappelant que la mesure du travail est l'œuvre, tandis que « la mesure de l'amour est l'amour sans mesure » (Augustin d’Hippone).

 

(Extrait tiré de L’amour de la vérité, itinéraire philosophique, Jean d’Alançon, Éditions L’Harmattan, 2022)