Lady Sapiens : les femmes préhistoriques, d’un stéréotype à l’autre ?

Source [cdarmangeat.blogspot.com] L’idée que la femme préhistorique – en réalité, paléolithique – aurait été rabaissée par des siècles de préjugés misogynes, et la nécessité d’en réhabiliter le rôle social réel, constituent de nos jours une source d’inspiration apparemment inépuisable. Le dernier avatar de cette tendance, Lady Sapiens, œuvre multiforme réunissant un jeu vidéo, un documentaire et un livre, bénéficie d’un large écho médiatique.

Tandis que le film a été projeté sur une chaîne publique à une heure de grande écoute, les auteurs sont invités à en faire la promotion dans diverses émissions, et le livre, dont les droits de traduction ont d’ores et déjà été achetés dans plusieurs langues, est promis à un beau succès international. 

À première vue, pour toute personne soucieuse à la fois de l’émancipation féminine et de la promotion de la connaissance scientifique, il n’y a là que des motifs de réjouissance. Pourtant, il faut bien le dire, loin de présenter un état équilibré des connaissances sur les rapports de genre au Paléolithique, Lady Sapiens en véhicule une image entachée de graves biais.

Décryptage d’un texte présenté comme « nuancé », et dont « tout discours un tant soit peu militant (...) a été banni afin d’atteindre la plus grande objectivité possible ». (p. 13)

Lady Sapiens est une œuvre collective. Thomas Cirotteau et Éric Pincas, des journalistes ayant déjà travaillé sur le lointain passé de l’humanité, ont interrogé une série de scientifiques, dont certains fort qualifiés et renommés. De cette masse de matériel, ils ont tiré le documentaire. Le livre, pour sa part, a été rédigé à partir des mêmes éléments par Jennifer Kerner, docteure en archéologie et animatrice d’une chaîne de vulgarisation YouTube (Boneless). Enfin, l’ensemble de ces travaux ont été menés sous le parrainage scientifique de Sophie A. de Beaune, professeure de préhistoire à l’université Lyon 3 Jean Moulin.

Le documentaire comme le livre utilisent un procédé de vulgarisation éprouvé, en déroulant un exposé articulé autour de courtes citations des scientifiques interrogés. Accrocheur, sachant recourir à ce qu’il faut de « storytelling », le livre est de surcroit agrémenté de fort belles illustrations, réalisées par Pascaline Gaussein. Sur la forme, il constitue donc une réussite irréprochable qui, de même que le documentaire, aurait pu représenter un outil de premier ordre, si seulement il ne s’employait tout du long à peindre une image de la situation des femmes qui correspond bien davantage à un fantasme contemporain qu’à l’état de la connaissance scientifique. La femme du Paléolithique récent est ainsi décrite sous les traits d’une working woman émancipée, choisissant ses partenaires, contrôlant sa fécondité, accédant peu ou prou aux mêmes activités que les hommes et exerçant une influence sociale sur un pied d’égalité avec eux. Pour parvenir à ce résultat, malgré les procédés rhétoriques donnant l’impression superficielle d’une enquête équilibrée, l’exposé s’emploie en réalité à écarter de manière systématique tous les éléments qui pourraient suggérer la probabilité (ou même, la simple possibilité) de la domination masculine, soit en les mentionnant de manière plus ou moins travestie, soit en les passant résolument sous silence.

Pourtant, dès lors que l’on entreprend l’étude de la condition des femmes de la préhistoire, la question des rapports de genre et celle de la domination masculine ne peuvent manquer d’être posées, tant les anthropologues, ethnologues, historiens, sociologues et autres philosophes ont montré leur faculté structurante dans les organisations sociales. Bien sûr, répondre à ces questions en archéologie n’est pas chose aisée, les traces matérielles qu’ont laissées nos ancêtres étant rares – en particulier pour le Paléolithique –, partielles et difficiles à interpréter. Mais les indices existent néanmoins et il est donc crucial de les examiner avec le plus grand soin, sans en omettre aucun. Or si, à plusieurs reprises, tant le livre que le documentaire insistent à juste titre sur l’importance du comparatisme ethnographique pour fournir des pistes d’interprétation de certains faits archéologiques, en pratique, ils évacuent les nombreuses observations qui pourraient contredire leur propos.

La division sexuée du travail constitue depuis toujours une dimension essentielle de la domination masculine, et le combat féministe contemporain aspire à juste titre à l’abolir de fait comme de droit. Lady Sapiens s’emploie à toute force à accréditer l’idée de sa faiblesse, voire de son inexistence, au Paléolithique récent, il y a 40 000 à 12 000 ans, lorsque des groupes d’homo archaïques disparaissent et sont remplacés par des humains biologiquement modernes.

Il insiste donc pour expliquer que les femmes chassaient alors de petits animaux, ou qu’elles participaient aux chasses collectives. Pour autant qu’on puisse le savoir, c’est très probablement vrai. Mais, ainsi que le démontre l’observation de l’ensemble des chasseurs-cueilleurs connus en ethnologie, ce fait n’empêchait nullement les femmes d’être l’objet d’une série d’interdits d’une constance remarquable sur les cinq continents : celles-ci sont en effet presque universellement exclues du maniement des armes tranchantes ou perçantes les plus létales, comme la lance ou l’arc, et donc de certaines activités spécifiques. Tout au long du texte, la participation des femmes à la chasse est ainsi abusivement présentée comme un indice d’absence de division sexuelle du travail.

Au passage, le documentaire contient une surprenante reconstitution de scène de chasse au mammouth, dans laquelle les participants sont munis d’arcs : or cette arme n’est attestée avec certitude qu’à partir de l’Épipaléolithique, le plus ancien exemplaire retrouvé en contexte archéologique datant d’environ 12 000 ans. Certains indices plaident certes en faveur de son invention plus précoce, mais celle-ci reste débattue. Quoi qu’il en soit, hormis dans le cas très particulier des Agta des Philippines, aucune population de chasseurs-cueilleurs observée en ethnologie n’a jamais permis aux femmes de manier lances et arcs et d’intervenir ainsi dans la mise à mort sanglante du gros gibier. Il y a donc un biais à prendre précisément ce peuple en exemple dans le documentaire… en omettant de préciser qu’il se procurait ses produits végétaux auprès d’agriculteurs voisins, et qu’il était donc tout entier spécialisé dans l’acquisition de ressources alimentaires carnées.

Le traitement des informations archéologiques procède du même déséquilibre. Rappelons que toute division sexuée du travail n’imprime pas forcément sa marque sur les restes humains : un archéologue du futur serait bien en peine de retrouver à partir des ossements bien des spécialisations professionnelles actuelles des femmes. En se restreignant au seul Paléolithique récent d’Eurasie occidentale, couvrant plus de 30 millénaires, l’enquête est d’autant plus ardue que l’on ne dispose que d’un nombre très réduit de squelettes, généralement mal conservés. Il n’empêche : l’étude pionnière de Sébastien Villotte a montré, il y a quelques années, que les coudes droits de sujets masculins bien sexés – et eux seuls – portaient la trace de jets répétés, ce qu’il est aisé d’interpréter par un parallèle avec les observations ethnographiques où les armes lancées, à l’aide d’un propulseur par exemple, sont maniées par les hommes.

Les auteurs de Lady Sapiens mentionnent certes cette étude… mais c’est pour aussitôt porter au pinacle la découverte « extraordinaire » faite il y a un an par Randall Haas, qui aurait prouvé l’existence de chasseresses de gros gibier dans l’Amérique paléolithique. C’est sur ce seul élément que s’appuie l’affirmation selon laquelle « certaines femmes du Paléolithique supérieur, à l’égal des hommes, ont lancé des armes pour mettre à mort le gros gibier » (p. 235).

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