Indubitablement ce que nous appelons la « postmodernité » est mal à l'aise avec l'idée de l'homme. Possède-t-elle même une anthropologie ? Cette question est-elle encore pertinente pour elle ?
CEPENDANT peut-on encore parler de l'« homme » aujourd’hui (par exemple dans l'expression « droit de l'homme ») sans mettre derrière ce concept un minimum de contenu, une définition a minima de sa « nature », de ce que cet homme est en lui-même ? Quelle réalité recouvre l’idée de l'« homme » d’après notre époque ?
C'est là une interrogation moins candide qu'il n'y paraît de prime abord. Si nous parvenions à y répondre, beaucoup de malentendus seraient peut-être levés. Car au fond, de quoi retourne-t-il dans cette question ? Il n'en va pas seulement de la vérité de l'homme, de son essence, mais plus fondamentalement de la légitimité à chercher cette vérité.
En effet, il ne s'agit pas seulement de s'interroger sur ce qu'est l'homme, il faut préalablement se demander si cette question a un sens. Est-ce encore raisonnable de chercher la « vérité de l'homme », ou bien cette quête est-elle hors de propos pour une anthropologie qui aurait décidé que l'existence précède l'essence, que la liberté est antérieure à la vérité ? Est-il vain de s’enquérir de cette essence en amont des réalisations que l’homme effectue afin de « se produire lui-même » ? La question d'une nature humaine a-t-elle encore un sens, un avenir ?
Pourquoi une telle problématique resurgit-elle maintenant ? Est-ce l'emballement idéologique postmoderne qui nous oblige à la remettre sur le tapis ? C'est un fait que notre époque ne veut plus rien connaître qui lui soit imposé de l'extérieur. Sa revendication d’autonomie la rend méfiante envers tous les modèles qu’elle n’aurait pas au préalable agréés. Dans ces conditions, qui décidera de la définition, de la quiddité, de cette nature humaine ? L'Église ? Aristote ? Les sciences humaines ?
Si la postmodernité ne veut pas prendre le risque d'opter pour une détermination précise en ce domaine, c’est d’abord qu’elle subodore que celle-ci entrerait automatiquement en conflit avec d'autres définitions. La tolérance est instituée en maître mot de la sociabilité. On doit désormais se garder de vouloir imposer aucune conviction à personne. Telle est la règle d'or de notre civilisation de tolérance, relativiste, jalouse de sa « neutralité éthique ».
L'homme : singulier ou universel ?
Cependant toutes les questions ont-elles disparu pour autant ? Par exemple celle-là : l'homme est-il un universel, ou bien une singularité ? Si je ne suis homme que par les traits qui me différencient de mes semblables, une définition générique de la nature humaine est-elle possible ? D’après cette position, l’individu ne serait pas « homme » par la définition spécifique, parce qu’il pourrait être subsumé sous la catégorie générique « homme », mais par sa singularité. Il n'y aurait pas d'essence universelle, mais seulement des entités individuelles. Il n'y aurait d'homme qu'au singulier. Mais alors Pierre, Jacques, Jean ont-ils encore quelque chose en commun ? Si chacun de nous est une espèce à lui tout seul, nous devenons des anges. En effet, l'ange est le seul être à épuiser à lui tout seul sa propre espèce.
Autre question : la réunion de telles singularités au sein d'une communauté relève-t-elle de la nécessité, ou de l'accomplissement ? Nous agrégeons-nous avec nos semblables parce que notre nature nous y pousse, parce que nous sommes des êtres sociaux et que nous trouvons notre bonheur à vivre ensemble ? Ou bien le faisons-nous simplement afin de mutualiser les risques de la vie ? Pour nous protéger de la violence extérieure ? Est-ce que cette socialisation apporte quelque chose ou non à l'humanisation de nos singularités ?
Si les individus sont des hommes achevés en eux-mêmes, on ne voit pas quel liens seraient en mesure de les humaniser davantage. Si la singularité est sans partage, si elle constitue un absolu, quel surcroît d'humanité lui apporte le fait de vivre ensemble ? Ma qualité d’homme est-elle affectée en fonction de ma qualité d’être communautaire, d’ « animal politique », selon la définition d’Aristote ? Ou bien cette nécessité de vivre ensemble ressortit de la simple contrainte objective, sans conséquence pour ce qui regarde la nature humaine ?
On sait que l'anthropologie chrétienne ne partage pas une telle conception individualiste de l'homme. Pour elle, l'homme accomplit son essence dans l'amour, l'amour qui l'a créé et par lequel il rejoint son être le plus profond. Or l’amour suppose pluralité, diversité, altérité.
Un individu aux traits indéterminés
En privilégiant l’individu singulier, la postmodernité voudrait-elle en finir avec « l'universel abstrait » de l'idéologie des Lumières ? Elle ne le peut pas davantage que prendre le risque d'une définition de la nature humaine. En effet l'« homme » dont elle défend les « droits », elle le définit bien comme une singularité. Cependant cette dernière reste une singularité elle aussi abstraite, universelle. La postmodernité se condamne de la sorte à rester muette au sujet des modalités d’accomplissement plénier de cette « monade singulière » (accomplissement comme tension vers le perfectionnement de notre être le plus profond) parce qu'elle n'a aucune idée de qu'elle est. Les « droits » qu’elle lui octroie dépendent des rapports de force dans la société à un moment de son évolution. Ils sont fonction d'une conjoncture, non d’une philosophie.
Ainsi, entre les Lumières et la postmodernité, l'abstraction n'a fait que changer de dimension. Jadis en charge d'un homme générique, l’humanisme abstrait se contente maintenant d'universaliser la singularité de chacun. En somme, pour l'idéologie postmoderne, ce que nous avons en commun avec nos semblables consiste dans le fait que chacun de nous est différent de tous les autres et qu’à ce titre il possède les mêmes droits qu’eux à cette « différence ». Définition a minima, toute négative en définitive, d'une singularité universelle et vide de tout contenu.
Cette indétermination de la singularité de la monade individuelle, la postmodernité l'a-t-elle d’ailleurs postulée idéologiquement ? Ou bien est-ce là encore par pure nécessité théorique qu'elle a dû se rallier à cette conception ? La deuxième hypothèse semble la plus probable. En effet, la postmodernité ne veut pas reconnaître de Bien transcendant auquel les egos éclatés de sa société atomisée devraient ordonner leur vie.
Avec une telle reconnaissance, tout l'édifice de son immanentisme intégral, c'est à dire le fait de ne pas se donner de lois ou de Bien transcendant, extérieur à elle, s'effondrerait. Selon elle, la société doit boucler sur elle-même, ne pas se laisser imposer quoi que soit par une instance qui n'émanerait pas de son propre fonds.
L'autonomie : tel est le mot d'ordre, valable non seulement pour le sujet atomisé mais aussi pour la société. Si bien que la monade individuelle de la société libérale n'est pas affectée en bien par son association avec d'autres, comme nous l'avons plus haut. Tout son effort va se concentrer à veiller à ce que cette cohabitation se déroule sans dérangement pour elle, sans qu’autrui interfère négativement dans la poursuite de ses intérêts. Cet individualisme a été ensuite théorisé afin d’en fonder la légitimité dans le droit politique et philosophique.
Ainsi s’explique cette absence de contenu relativement à l’idée de l’homme.
La fin des modèles humanistes
La singularité universelle et abstraite que représente l'homme postmoderne restera donc indéfinie quant à ce qui touche son individuation. Sinon cela voudrait dire qu'il existe un modèle d'homme à suivre, sur lequel s'aligner. Nous venons de voir que cette proposition est irrecevable pour la postmodernité, car elle contreviendrait à sa revendication d' « autonomie » et de rejet de tous les « grands modèles ». Rien d'extérieur ne doit venir en théorie influencer le « rebelle auto-constitué ».
Bien sûr, une telle revendication est une duperie. L'individu est plus influençable que jamais. Les prescripteurs publicitaires le savent mieux que quiconque. D'ailleurs, ils ne se privent pas de jouer de cette corde sensible afin de vendre leur modèle d'anticonformistes institutionnels.
Mais la postmodernité n’en démord pas : selon elle il n'existerait plus d'homme idéal à rejoindre. Ce qui est parfait, ce ne sont plus le héros, le saint, le créateur ou le défenseur de la patrie ou du droit des pauvres et des opprimés, mais la singularité de l'individu pris en lui-même, antérieurement à toute détermination.
Et quand on prend le risque de rétorquer qu'une telle conception de la « vie bonne » peut devenir le tremplin de tous les arbitraires, de toutes les servitudes, le « dernier homme » rétorque que c'est là son choix et « qu'il le vaut bien », selon le célèbre slogan publicitaire. Cette répartie clôt le débat, même si ce n’est pas par le haut…
Mais justement, est-il encore possible de débattre, alors que les règles de langage sont elles aussi dénoncées comme arbitraires, imposées « de l'extérieur » ? Malgré la meilleure volonté du monde, il devient en effet extrêmement difficile de se comprendre dans notre société éclatée, prisonnière de son relativisme, au sein de laquelle chaque communauté possède ses codes, son langage et « ses vérités ».
Les systèmes de référence varient en effet de l'une à l’autre. Lorsqu’un groupe emploie l’expression « libertés civiques », il n'est pas assuré que l'autre pense à la même réalité que lui. Idem pour les mots « nation », « culture », « lois », etc. Les fanatiques eux-mêmes se revendiquent des « droits de l'homme ». Cependant, il y a fort à parier que ce ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de nos démocraties libérales...
Ainsi le débat de savoir si nous pouvons avoir encore une idée commune de l’homme ne relève pas de la simple théorie, de la joute philosophique désintéressée. Il concerne également le futur de notre vivre ensemble. De la réalité que nous mettrons sous l’idée d’ « homme » dépendra notre destin politique.
Jean-Michel Castaing vient de publier 48 objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator, 2013).
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