Charles Péguy : « Les journalistes écrivent comme les députés parlent »

Il y a tout juste cent ans mourrait le célèbre écrivain français qui, d’une plume souvent véhémente mais spirituelle, voire mystique, n’a pas hésité à dénoncer les injustices et les erreurs de son temps. Dans ces lignes écrites au tout début du XXe siècle, Charles Péguy explique que les journalistes portent une responsabilité politique et « exercent une autorité gouvernementale », tant l’influence qu’ils ont sur leurs lecteurs est grande.

L’ECRIVAIN les accuse d’être démagogues et de ne pas être responsables lorsque le sort se retourne contre eux. Pire, il les invite à faire un examen de conscience, à sortir de la duplicité, à assumer leurs écrits et leurs conséquences : une critique qui paraît n'avoir pas pris une ride.

Cette lecture a de quoi interpeller la conscience de certains rédacteurs en chefs, et en particulier ceux des chaînes de télévision, sur leurs responsabilités à l’égard de ceux qui leur font confiance, ou qui, dans le jargon matérialiste, offrent leur « temps de cerveau humain disponible » [1].

Le quatrième pouvoir

« La raison ne procède pas plus des autorités officieuses que des autorités officielles. Ni le publiciste, ni le journaliste, ni le tribun, ni l'orateur, ni le conférencier ne sont aujourd'hui de simples citoyens. Le journaliste qui a trente ou cinquante ou quatre-vingts milliers de lecteurs, le conférencier qui a régulièrement douze ou quinze cents spectateurs exercent en effet, comme le ministre, comme le député, une autorité gouvernementale. On conduit aujourd'hui les lecteurs comme on n'a pas cessé de conduire les électeurs.La presse constitue un quatrième pouvoir. Beaucoup de journalistes, qui blâment avec raison la faiblesse des mœurs parlementaires, feraient bien de se retourner sur soi-même et de considérer que les salles de rédaction se tiennent comme les Parlements. Il y a au moins autant de démagogie parlementaire dans les journaux que dans les assemblées. Il se dépense autant d'autorité dans un comité de rédaction que dans un conseil des ministres ; et autant de faiblesse démagogique. Les journalistes écrivent comme les députés parlent. Un rédacteur en chef est un président du conseil, aussi autoritaire, aussi faible. Il y a moins de libéraux parmi les journalistes que parmi les sénateurs.

« Le véritable libertaire se gare des gouvernements officieux
autant que des gouvernements officiels »

 C'est le jeu ordinaire des journalistes que d'ameuter toutes les libertés, toutes les licences, toutes les révoltes, et en effet toutes les autorités, le plus souvent contradictoires, contre les autorités gouvernementales officielles. — Nous simples citoyens, vont-ils répétant. Ils veulent ainsi cumuler tous les privilèges de l'autorité avec tous les droits de la liberté. Mais le véritable libertaire sait apercevoir l'autorité partout où elle sévit ; et nulle part elle n'est aussi dangereuse que là où elle revêt les aspects de la liberté.Le véritable libertaire sait qu'il y a vraiment un gouvernement des journaux et des meetings, une autorité des journalistes et des orateurs populaires comme il y a un gouvernement des bureaux et des assemblées, une autorité des ministres et des orateurs parlementaires. Le véritable libertaire se gare des gouvernements officieux autant que des gouvernements officiels. Car la popularité aussi est une forme de gouvernement, et non des moins dangereuses. La raison ne se fait pas de clientèle. Un journaliste qui joue avec les ministères et qui argue du simple citoyen n'est pas recevable. Cela aussi est double, et cela est trop commode.

« Qui renonce à la raison pour l'offensive
ne peut se réclamer de la raison pour la défensive »

Quand un journaliste exerce dans son domaine un gouvernement de fait, quand il a une armée de lecteurs fidèles, quand il entraîne ces lecteurs par la véhémence, l'audace, l'ascendant, moyens militaires, par le talent, moyen vulgaire, par le mensonge, moyen politique, et ainsi quand le journaliste est devenu vraiment une puissance dans l'État, quand il a des lecteurs exactement comme un député a des électeurs, quand un journaliste a une circonscription lectorale, souvent beaucoup plus vaste et beaucoup plus solide, il ne peut pas venir ensuite nous jouer le double jeu ; il ne peut pas venir pleurnicher.Dans la grande bataille des puissances de ce monde, il ne peut pas porter des coups redoutables au nom de sa puissance et quand les puissances contraires lui rendent ses coups, dans le même temps il ne peut pas se réclamer du simple citoyen. Qui renonce à la raison pour l'offensive ne peut se réclamer de la raison pour la défensive. Il y aurait là déloyauté insupportable, et encore duplicité. »

 

 

Source :
 Les Cahiers de la quinzaine, série III, n°4, 1901-1902.

 

 

 

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[1] Interview de Patrick Le Lay, PDG de TF1, dans Les Dirigeants face au changement, Editions du Huitième jour, 2004.