Source [Causeur] Lorsqu’on évoque l’action de Gisèle Halimi, sa lutte pour le droit des femmes est systématiquement mise en avant…
À la suite du décès de Gisèle Halimi, le 28 juillet 2020, l’Élysée salua la mémoire de cette avocate qui avait sauvé, pendant la guerre d’Algérie, « de la mise à mort des militants (…) du Front de libération nationale (FLN) ». Après avoir envisagé sa panthéonisation, le président de la République a préféré lui rendre un hommage national.
C’est lors du procès de la tuerie d’El Halia que Maître Gisèle Halimi acquiert une certaine notoriété. Le 20 août 1955, Youcef Zighoud, chef de l’ALN de la région de Philippeville, lance un appel au djihad en demandant de s’attaquer aux militaires et aux civils européens [1]. Aux mines d’El Halia, 200 ouvriers, encadrés par une douzaine de maquisards de l’ALN, participent au massacre qui fait 37 victimes, dont deux bébés de huit et neuf mois et dix enfants et adolescents âgés de deux à 16 ans [2]. Gisèle Halimi raconte : « Dans les habitations et les locaux de la mine de fer, des insurgés (…) assassinent à coups de fusil ou de revolver, s’aidant de couteaux, de haches ou de pelles » [3]. Trente-six Algériens francophiles sont également assassinés. L’armée se heurte aux assaillants ; elle abat 83 Algériens et fait 58 prisonniers [4].
Selon Me Halimi, les 44 inculpés ne peuvent être coupables. Car El Halia est un « procès emblématique de la manière de fabriquer uniquement des coupables à partir de l’aveu. Il n’y a que ça, rien d’autre, pièce à conviction, arme, témoignage, rien », raconte-t-elle en 2011 sur France Culture. « Pour avoir l’aveu, vous torturez. (…) On a inventé des coupables » [5].
L’irrespect d’une avocate pour les survivants
Or, contrairement à ce qu’affirme en 2011 Me Halimi, il existe un témoin. D’ailleurs, 23 ans plus tôt, dans son ouvrage Le lait de l’oranger, elle-même cite un extrait du témoignage de cette survivante de 17 ans [6]. Cette jeune fille, Marie-Jeanne Pusceddu, dont la famille habite à El Halia, s’est mariée quelques jours auparavant. Elle raconte que le jour de la tuerie, elle voit sa belle-sœur avec ses enfants se réfugier dans la buanderie. Ils sont poursuivis par les assaillants conduits par « le chauffeur C. [Sehab Saïd] », qui défonce la porte et tire sur sa mère qui protégeait son frère de huit ans. Sa belle-sœur est tuée d’une balle dans le dos alors qu’elle protégeait son bébé. Sa sœur Olga se jette sur le fusil, C. lui tire à bout portant. Marie-Jeanne lui fait front et lui demande de tirer, ce qu’il fait. Blessée, elle cache le reste des enfants sous le lit entendant les fils de C. revenir. Au total, 13 membres de sa famille sont assassinés [7].
« L’avocate irrespectueuse », comme elle se prénomme, décrit ses réactions à l’audition de la victime M.-J. Pusceddu : « La belle rescapée se tourne avec lenteur, avec hauteur, vers les bancs des accusés. Elle va déclamer, façon Shakespeare, c’est sûr : “To kill or not to kill”… Tuer ou ne pas tuer ». Cynisme de l’avocate qui perçoit dans le témoignage un scénario écrit à l’avance : « Elle tend le bras et pointe l’index : C’est lui… et l’autre, à côté… je le reconnais ». Elle ne les avait identifiés jusque-là que sur des photos, en l’absence de toute confrontation : « J’en suis sûre, mon regard a croisé le leur… ». Elle se tourne vers le Tribunal. Elle vient sans doute de condamner à mort deux hommes. (…). Elle pivote un peu pour voir l’assistance. L’effet produit ne semble pas lui déplaire ». Pour Halimi, la victime traumatisée par le massacre de ses proches « a pu mélanger les pions, renverser les places des acteurs, brouiller les regards. Oui, tout de même une reconnaissance si froide, si formelle, quand le bruit et la fureur, les balles, la mort mènent leur danse infernale ». Ainsi selon Me Halimi, tous les témoignages de rescapés d’un massacre collectif seraient à écarter ! Quant au témoignage des trois enfants de neuf à 12 ans rescapés du massacre, elle le balaie par cette phrase lapidaire : « leur vérité, cette image fantasmatique, plus forte que celle des faits » [8].
Ce qu’oublie de dire Me Halimi, c’est que C. (Sehab Saïd), est parfaitement connu par la survivante. Le 19 août, au retour de son voyage de noces, c’est ce conducteur de taxi qui la ramène avec son mari à El Halia, et, subitement, « C. nous dit : Demain, il y aura une grande fête avec beaucoup de viande. Je lui répondis : « Quelle fête, il n’y a pas de fête. Je pensais qu’il plaisantait ». La préméditation apparaît dans de tels propos. Quant à la présence de l’accusé à 100 ou 200 km des faits [9], cet argument de la défense ne tient pas. Le massacre a lieu à 11 H 45. À 14 H 20, deux avions mitraillent les rues pour éloigner les assaillants. Les premières unités n’arrivent que 10 minutes plus tard [10]. C. avait donc suffisamment de temps de s’enfuir avec son taxi, presque trois heures.
[1] Le soulèvement du Constantinois en août 1955 provoque la mort de 117 civils européens, 42 Algériens francophiles et 47 membres des forces de l’ordre. La répression militaire fait 3 552 morts dans la région, chiffre officiel, largement sous-estimé.
[2] Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, un tournant dans la guerre d’Algérie, Riveneuve, 2013, pp. 82-83.
[3] Gisèle Halimi, Le lait de l’oranger, Gallimard, 1988, pp. 117-120. « Anne-Marie [Rodriguez], 11 ans, sa sœur Jacqueline [Rodriguez], 4 ans, Francesco Rodriguez, 7 ans, son frère [Henri Rodriguez], 5 ans. Tous les enfants, Monchâtre, [Henri] 3 ans, [Yves], 2 ans, [Marie-Line], 8 mois. Autre bébé retrouvé, en famille, avec ses sœurs de 18 ans et 20 ans, le petit Napoléone Daniel, 8 mois. Tous égorgés, tous enfouis dans la vase ».
[4] Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, un tournant dans la guerre d’Algérie, Riveneuve, 2013, pp. 85-86 et p. 181.
[5] France Culture, « A voix nue », « Gisèle Halimi, une avocate irrespectueuse » épisode 3, 9 novembre 2011.
[6] Gisèle Halimi, Op. cit., 1988, p. 132.
[7] Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, un tournant dans la guerre d’Algérie, Riveneuve, 2013, pp. 293-296, L’Algérianiste n°94, juin 2001, p. 36.
[8] Gisèle Halimi, Op. cit., 1988, pp. 133-134.
[9] Contradiction dans les distances : France Culture, « A voix nue », « Gisèle Halimi, une avocate irrespectueuse » épisode 3, 9 novembre 2011, 8’55 (100 km) ou Gisèle Halimi, Op. cit., 2020, p. 49 (200 km).
[10] Roger Vétillard, Op. cit., p. 84 et pp. 294-295. Gisèle Halimi parle de 15 H, Gisèle Halimi, Op. cit., 1988 p. 153.
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