Source [Pierre de Lauzun pour la revue thomiste] L’objet de cet article est de faire le point sur les passages de saint Thomas qui visent des questions que nous voyons de nos jours comme économiques, et d’examiner quelles leçons peuvent en être tirées. Il va de soi que cette catégorie n’existait pas comme telle du temps de Thomas. En outre, l’état d’avancement de l’économie était bien sûr éloigné de ce que nous connaissons depuis, ce qui limitait la contribution qu’il lui était possible d’apporter. En revanche, comme on le verra, il a apporté sa pierre de façon significative dans l’immense effort alors accompli par la scolastique, posant les bases de ce qui sera plus tard l’économie politique….
Je viens de publier dans la Revue thomiste un article fourni sur saint Thomas d’Aquin et l’économie (T. CXX n° IV octobre-décembre 2020). Je reprends ici les principaux points sous forme abrégée, sans une partie des développements et sans références.
Un point préalable. L’économie a pour objet ce qu’on appelle des biens, vus sous l’angle des moyens à déployer pour les produire ou les obtenir, ce qui suppose qu’on les désire d’une façon ou d’une autre, en les intégrant à un ordre de fins. Or saint Thomas distingue trois sortes de biens, en relation avec l’homme : le bien honnête (aimé en lui-même et pour lui-même, la vérité par exemple), le bien délectable, et le bien utile. Ce dernier est recherché en vue d’un autre bien, de façon instrumentale ; parmi eux, on trouve notamment les biens nécessaires à notre vie matérielle. Ces biens ne sont que des auxiliaires dans la mesure où l’abondance matérielle ne peut être la fin ultime de l’homme. Les biens matériels relèvent de l’analyse économique. Si pour chercher Dieu je vais faire une retraite dans un monastère, donc en vue du bien par excellence, je vais déployer des moyens économiques : train, frais de séjour, achat de livres etc. Ce n’est pas le bien visé qui entre dans le champ de l’économie : ce sont les biens utiles qui sont légitimement recherchés pour l’obtenir. Ceci éclaire la tentation que l’économie peut exercer : la considération exclusive de ces biens utiles, voire surtout la considération de tous les biens comme si c’étaient des biens utiles. On rappellera ici le rôle central de l’utilitarisme dans le champ de l’économie...
Trois familles de thèmes économiques font l’objet d’analyses de saint Thomas : 1) des notions générales ayant une dimension économique (la propriété, la justice, le travail), 2) la question de la justice des échanges, 3) la question du taux d’intérêt ou usure. Ces analyses ont un objectif fondamentalement normatif, mais elles ont le mérite d’étudier les faits économiques sous-jacents, avant de se prononcer sur le plan moral. La notion de justice est au centre de cette réflexion.
1) La justice commutative et les biens
La justice consiste à rendre à quelqu’un ce qui lui est dû. Thomas reprend la distinction classique entre justice commutative et justice distributive ; mais il développe moins les aspects économiques de la seconde qui est d’ordre plutôt politique. S’agissant de la première, on parle dit-il de justice commutative dans le cas d’une vente, d’un prêt ou d’un dépôt – mais pas d’un don car cela ne relève pas de la justice. Le principe posé alors est celui de l’égalité, c’est-à-dire que quelque chose est rendu de façon commensurable, notamment au moyen de la monnaie…. L’égalité est au fondement de la justice commutative, alors que la distributive est mesurée par la proportionnalité. L’explication paraît en être que la première met face à face deux personnes, qui sont égales en tant que sujets ; alors que la distributive confronte la personne à la société dans leur rapport de la partie au tout, du bien de chacun au bien commun de la société... Dans le premier cas, toute opération faite sur des biens matériels visera à préserver l’égalité des choses dans les mains de chaque propriétaire. On y reviendra avec le juste prix.
2) La propriété
En matière économique, le dû présuppose ce qu’on appelle la propriété, puisque c’est par la propriété que quelqu’un acquiert un droit particulier sur un objet. Il faut donc que la propriété soit fondée. Notamment contre ceux qui soutiennent que, Dieu étant l’origine de toutes choses, Il est le seul propriétaire. Pour ce faire, Thomas distingue entre le pouvoir sur la nature des choses qui découle de la création et n’appartient donc qu’à Dieu, et le pouvoir sur l’usage des choses créées. Par sa raison et sa volonté l’homme peut utiliser les choses extérieures pour son utilité, considérant qu’elles sont comme faites pour lui, car les réalités moins parfaites sont faites pour celles qui le sont davantage. Sachant qu’il doit reconnaître qu’elles ne sont pas à lui comme s’il ne les avait pas reçues de Dieu. Ce faisant Thomas ne donne pas purement et simplement raison aux tenants d’un droit de propriété absolu. Car on peut objecter qu’en droit naturel les choses sont communes à tous, et que ce qui est offert à tous ne peut être approprié par quelqu’un. Saint Thomas répond en distinguant le pouvoir de gérer et de répartir les choses, de l’usage (ultime) de ces choses. Le premier est, dit-il, légitimement alloué spécifiquement à quelqu’un (c’est la propriété) pour trois raisons : d’abord parce que chacun se soucie plus de ce qui lui revient que de ce qui est commun, car alors on préfère laisser le travail correspondant à d’autres. Ensuite parce que cela nous dit de façon plus claire et plus ordonnée à qui le souci doit en incomber, contrairement au cas où la confusion règne à ce sujet. Enfin parce que la paix règne si chacun se contente de ce qu’il a en propre. On le voit a contrario, dit-il, par les disputes qui se soulèvent lorsque les choses sont possédées en commun…
Dans sa mise en œuvre en revanche, la propriété ne relève pas du droit naturel mais d’un accord entre les hommes, qui relève du droit positif et qui est une création de la raison humaine. La norme positive doit en réguler l’usage mais l’homme ne doit pas posséder ces choses comme propres mais comme communes, afin de subvenir aux besoins des autres. C’est ce qu’on appellera plus tard le principe de destination universelle des biens, devenue un pilier de la Doctrine sociale de l’Eglise… A contrario, le vol va contre la justice qui attribue à chacun ce qui lui revient. Mais cela ne s’applique ni à celui qui trouve une chose qui n’appartenait à personne, ni à celui qui s’approprie quelque chose sous l’empire de la nécessité. Car en cas de besoin, on en revient au droit naturel, tout est commun pour subvenir aux besoins de tous. Ceux qui ont des biens en surabondance doivent subvenir volontairement aux besoins des pauvres. Toutefois, si le besoin des pauvres est pressant (menace immédiate pour leur vie) ils peuvent agir prendre ce qui leur est nécessaire, ce qui n’est pas moralement du vol.
On retrouve apparemment le principe de propriété à la base de l’économie dite capitaliste ou libérale. Avec deux différences majeures : l’une est l’exception qu’on a évoquée de l’appropriation en cas de besoin vital ; l’autre, bien plus significative et lourde de conséquences, est la destination de ces biens. La propriété est, pas moins que la destination universelle, de droit naturel. Il faut donc qu’il y ait un ordre entre les deux, que l’on pourrait énoncer ainsi : la destination universelle ne peut se réaliser que dans la propriété ; mais la propriété d’un bien matériel est finalisée par l’usage, et l’usage est subordonné au bien commun. Le propriétaire, et lui seul, décide ce qu’il fait de ses biens, y compris les acheter et les vendre. Mais il supporte ce que Jean-Paul II appellera bien plus tard une hypothèque : la destination universelle des biens. Une grande partie de ce qui sera la Doctrine sociale est en germe dans ces quelques paragraphes.
3) Le travail
On le voit principalement évoqué, de façon un peu surprenante pour nous dans la Somme de théologie, IIa-IIae q. 187, a. 3, sur ce que peuvent et doivent faire les religieux, mais en des termes pertinents aussi pour les laïcs. Au centre est l’affirmation du précepte du travail qui a, dit-il, quatre finalités : gagner son pain (même si cela n’oblige que celui qui a effectivement besoin de travailler pour vivre) ; éviter l’oisiveté qui est mère des vices ; pratiquer une forme d’ascèse ; et faire des aumônes (et plus généralement faire le bien). Saint Thomas précise que l’expression « travailler de ses mains » recouvre tout travail, même intellectuel. Par ailleurs, …il admet la diversité des fonctions, d’où une légitime division des tâches, ainsi que la possibilité de passer sa vie dans la prédication ou d’autres activités religieuses, sans travail au sens étroit. Reconnu comme partie essentielle de notre présence dans ce monde, nécessaire au bien commun, le travail a donc une place bien supérieure à celle que lui reconnaissait l’Antiquité. On reste cependant en deçà des considérations ultérieures que développera la DSE, notamment en termes de vocation ou de réalisation de la personne (comme chez Jean-Paul II). Comme dans le cas de la propriété, la perspective de ces textes est strictement morale, mettant au centre la préoccupation d’ordonner efficacement la vie commune ainsi que le progrès personnel.
4) Le juste prix
a) Un juste prix objectif
L’analyse du juste prix a été souvent mal comprise. Elle porte sur quatre questions bien distinguées. En premier lieu se pose la question du prix : peut-on vendre quelque chose plus que cela ne vaut ? Certains invoquaient en ce sens les lois civiles, d’autres la convenance de l’acheteur (s’il est en grand besoin) ou du vendeur (s’il veut faire plaisir). L’argument en sens contraire est que l’Evangile nous dit de ne pas faire à quelqu’un ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fasse ; or personne ne veut payer quelque chose plus que cela ne vaut. On doit en tirer les conséquences morales : il faut acheter et vendre ce que cela vaut, au juste prix. Les lois civiles offrent souvent plus de souplesse car elles doivent être tolérantes, mais elles ne peuvent elles-mêmes admettre d’excès manifeste. Il reste que la loi divine est plus stricte, n’admettant que la marge d’imprécision dans l’évaluation du juste prix.
Plus précisément, l’achat et la vente servent l’utilité commune des parties (l’un a besoin d’une chose qu’a l’autre et inversement) ce qui suppose de ne pas peser sur l’un plus que sur l’autre. En outre la monnaie a été inventée pour mesurer les quantités en cause ; si donc on en demande trop ou n’en donne pas assez, il y a rupture de l’égalité demandée par la justice. Cela dit, il admet le cas où le vendeur a grand besoin de la chose. Dans ce cas on peut nuancer, car le juste prix est établi en tenant compte non seulement de la chose, mais aussi du dommage que souffre le vendeur. En revanche, dans la situation inverse où c’est l’acheteur qui est très désireux, mais le vendeur sans besoin particulier, ce dernier n’a pas le droit de vendre plus cher. Autrement dit, le critère subjectif n’est pas suffisant : le raisonnement suppose qu’il y a un prix objectif (à préciser) et pose que les deux contractants ne doivent pas s’en écarter, sauf s’il s’agit de compenser un vrai dommage (côté vendeur) ; mais pas pour jouer sur l’intensité du désir de l’acheteur. Car cette intensité du désir de l’autre n’est pas quelque chose que le vendeur produit ; il n’a donc pas à la facturer… On notera en outre que Thomas ne prévoit pas que ce prix objectif soit fixé par la loi, sinon d’une part la question ne se poserait normalement pas et d’autre part sa remarque sur la loi civile n’aurait pas de sens. Le prix existe donc objectivement – on y reviendra – ; il est une donnée pour les parties, mais seule la morale exige de le respecter. Les transactions, elles, sont libres...
b) Les défauts
Dans l’article 2 est évoquée la question des défauts et vices des produits échangés. La réponse est claire s’il y a fraude car on ne doit ni mentir, ni nuire à autrui, ni s’enrichir par ruse. La même vaut d’ailleurs pour un acheteur face à un vendeur dans l’erreur… Faut-il pour autant que le vendeur indique les défauts de la chose vendue, même si l’acheteur ne paraît pas les voir ? Sa réponse est négative, car le vendeur est libre et doit prendre ses précautions, et en parlant des défauts du produit il pourrait remettre en danger la vente envisagée. Reste qu’on ne doit pas mettre en danger autrui, ni lui nuire sauf si le vice est manifestement visible, ou le prix manifestement bas. L’acheteur ne peut en outre pas exercer son jugement notamment s’il lui manque une information, comme c’est le cas avec un vice caché. Le vendeur n’a pas à proclamer ces défauts partout et toujours (et encore moins s’ils sont évidents), mais s’ils ne sont pas manifestes il doit les expliquer à son acheteur pour lui donner tous les éléments permettant un choix éclairé.
Tout à fait différent, et directement pertinent pour notre sujet, est le cas d’une différence de prix à deux endroits : par exemple, un marchand de blé sait que d’autres vendeurs vont venir en nombre là où il y a disette et où il compte vendre. S’il donne publiquement cette information, le prix baissera et il vendra moins cher. Certains arguent que ce problème est le même que lorsqu’on cache des défauts matériels de la marchandise. Mais saint Thomas fait ici une distinction majeure : les défauts matériels en question sont là dès maintenant, et donc il faut les expliciter (sauf on l’a vu si ces vices sont évidents). Alors que dans le cas du différentiel de prix, c’est à l’avenir qu’on s’attend à une baisse de prix, laquelle reste donc aléatoire. Le vendeur qui vend au prix « qu’il trouve » dans l’endroit concerné n’agit donc pas contre la justice s’il ne dit rien concernant cet avenir possible. Et donc il ne pèche pas. Même si naturellement il eût été plus ‘vertueux’ de le dire, ou de baisser son prix.
Ce point est capital. Le prix en question apparaît comme un prix dérivant de conditions locales et fluctuant, notamment en termes modernes selon l’offre et la demande (puisqu’il est supposé baisser si un arrivage de marchandise se produit, et qu’il dépend des besoins). C’est donc un prix de marché, celui du marché local. Pour autant, les remarques précédentes viennent tempérer la conception que nous avons aujourd’hui du marché puisque le processus d’établissement du prix ne doit pas être soumis à des pressions, manipulations, spéculations etc. ; il ne doit pas non plus résulter d’un excès de besoin chez les acheteurs (cas de famine). C’est un prix qui se dégage d’un processus commun de confrontation des besoins (indigentia) et des quantités, celui du marché s’il fonctionne honnêtement, ce qui en fait une véritable estimation commune... Et s’il est bon d’intégrer dans ce prix des faits futurs aléatoires, même probables, ce n’est pas une obligation de justice... Il est à noter que la norme de justice prend comme étalon un fait social fluctuant. Ce point est important sur le plan théorique. Ce fait social est tout simplement celui des relations humaines, si elles sont de bonne foi.
En définitive, le juste prix selon la Somme ne s’établit ni à partir d’une caractéristique intrinsèque de la chose, ni de la situation personnelle de l’acheteur ou du vendeur, ni de leur relation ; mais des circonstances locales et de la confrontation des besoins humains d’un côté, des réalités de fait de l’autre (quantités disponibles, priorités). C’est le prix tel qu’il s’établit dans une région donnée, en fonction des caractéristiques locales du marché, qui dépend de l’offre et de la demande, comme on le voit dans l’exemple du blé. A condition que la confrontation en question se fasse honnêtement…
c) Le cas du commerçant
L’activité commerciale vient ensuite. Tout en reconnaissant le risque propre résultant du fait que cette activité utilise de l’argent pour gagner de l’argent, saint Thomas soutient que ce métier de marchand peut être tout à fait honorable, allant contre Aristote et contre nombre de Pères de l’Eglise (mais en s’autorisant de saint Augustin)… Il estime que la recherche du gain n’est certes pas en soi noble, mais il la juge en fonction de la finalité de ce gain. S’il reste modéré, rien n’empêche de le finaliser à quelque nécessité ou activité vertueuse : subvenir à sa famille par exemple, aider les indigents, ou procurer des ressources à son pays (notion intéressante qui implique la reconnaissance du rôle du commerce au service du bien commun). Rapporté à un autre but que lui-même, le gain devient un moyen, et vient rémunérer un effort. On notera que de ce fait apparaît une grande différence entre cette conception et le libéralisme moderne, différence qui se situe dans la conscience morale du marchand : celui-ci doit viser un but moral, c’est-à-dire un bien réel apporté à quelqu’un d’autre, ou à la communauté. Ce qui suppose que l’apport à la communauté soit vérifié… Par ailleurs, pour vendre plus haut que ce qu’on a acheté, il faut qu’il y ait un mouvement conduisant à un changement de prix. Plusieurs causes de ce changement sont légitimes : le fait que le marchand ait attendu, qu’il ait amélioré la chose, qu’il ait pris des risques et encouru des frais en le transportant etc. Et, directement pertinent pour notre propos, le prix a pu changer parce que le lieu a changé ou que du temps s’est écoulé (on retrouve le point précédent)…
d) Complément
On trouve ces développements dans les commentaires sur l’Ethique d’Aristote…Cela le conduit à une réflexion sur le fondement ultime des prix... Une première solution consiste à baser le prix sur le travail. Si dit-il on échange une maison ou de la nourriture contre des chaussures, il n’y aura pas d’échange si le maçon ou l’agriculteur ne reçoivent pas de quoi couvrir en quoi leur travail et leurs dépenses dépassent ceux du cordonnier. L’exemple choisi peut paraître un peu étrange et il est exprimé de façon très ramassée ; il rappelle les conditions de tout échange, qui est une compensation jugée suffisante entre les deux termes, et il donne une référence : le travail engagé et les dépenses subies. Mais on aurait tort de voir là une théorie de la valeur travail. Tout d’abord il parle à la fois du travail et des dépenses : comment alors mesurer celles-ci, qui ne sont pas du travail ? Ensuite et surtout, le reste de la leçon propose justement un autre critère, celui du besoin. En réalité ce paragraphe dit simplement que le maçon ou l’agriculteur doivent recevoir une valeur suffisante en chaussures pour que cela couvre le travail et les dépenses incorporés dans leur propre prestation. Sans quoi on n’aura pas d’échange.
Thomas ajoute aussitôt qu’il faut une raison commune à ces mesures, et cela se fait par la monnaie. La monnaie n’est pas un fait de nature mais une convention sociale résultant des besoins de l’échange. Ce qui mesure tout selon la vérité des choses est dit-il le besoin (indigentia) : tout échange se rapporte au besoin humain ; on n’apprécie pas les choses selon la dignité de leur nature, mais selon le besoin des hommes et l’usage qu’ils en font (une souris est située plus haut dans la hiérarchie des êtres qu’une perle car c’est un être animé, mais économiquement elle vaut beaucoup moins)... Thomas indique par ailleurs qu’une des raisons d’être de la monnaie est de conserver la valeur, en prévision d’un besoin à venir dont il faudra assurer la contrepartie. Il est possible qu’on ne trouve pas toujours l’exacte contrepartie, et que l’argent ne maintienne pas la valeur initiale ; mais il doit être institué pour le faire mieux que tout autre instrument. Il confirme que l’on ne pourrait pas échanger les choses si on les mesurait selon leur vérité propre ; mais qu’on parvient à une unicité de mesure en prenant comme critère le besoin (ou désir), exprimé par cette convention qu’est la monnaie.
e) La justice dans l’échange : analyse d’ensemble
Les biens matériels étant des biens utiles, ils ont vocation non seulement à être échangés pour le bien commun, mais aussi à être mesurés par l’utilité et le besoin. Si donc l’utilité et le besoin sont la base des échanges et donc des prix, ils sont en ce sens ‘subjectifs’, et la valeur le sera aussi. Le prix sera mouvant et variable comme les besoins. Certains y voient une difficulté, car on prend comme critère du juste quelque chose qui ne résulte pas d’un choix clair et lucide, mais d’une confrontation variable de besoins : le relativisme des prix contraste avec l’ordre du monde prisé par ailleurs par les médiévaux. Cette objection ne rend toutefois pas compte du niveau auquel se situe s. Thomas. D’abord, il constate des faits sociaux : la société et son fonctionnement réel. Il y a un processus de détermination collectif du prix, dépendant de la confrontation des besoins, et régi par les lois civiles. C’est un fait. Or c’est sur cette réalité concrète que s’exerce le jugement moral. Il prend en référence le prix pratiqué en un lieu et à un moment ; par rapport à ce prix, dans la société, j’ai à me déterminer ; je ne pèche pas contre la justice si je prends ce prix comme base. Mais cela ne me dispense pas de rechercher la justice par un acte conscient. Et cela n’érige pas non plus le prix du marché local ainsi obtenu en absolu moral. Tout cela fait justice des idées hélas répandues selon lesquelles la conception thomiste du juste prix n’aurait rien à voir avec un marché, en particulier celles selon lesquelles ce sont les prix déterminés par des autorités ou des experts qui font le juste prix. La détermination des prix se fait manifestement sur la base d’une situation locale où on confronte des besoins, idéalement avec un souci de justice et où il n’y a de transaction que si chacun s’y retrouve. Cela ne veut pas dire qu’il y a confrontation sauvage de choix arbitraires, car la recherche de la justice est toujours présente en arrière-plan. Ecartons donc l’idée fausse d’un juste prix parachuté d’on ne sait quel empyrée, ou encore celle de la valeur travail prise isolément, comme facteur central. Le juste prix résulte d’une confrontation qui est en fait celle du marché, si celui-ci fonctionne convenablement. Il est d’ailleurs notable que dans un autre document Thomas parle de « prix trouvé sur le marché ».
Ce qu’on constate donc chez saint Thomas est une prise de conscience lucide et raisonnée de ces réalités que nous appelons économiques, vues de façon fondamentalement positive, et sur bien des points en rupture avec les conceptions antiques, notamment dans l’appréciation morale. Loin d’être neutres moralement, ces réalités économiques constituent une référence objective, sur la base de laquelle le jugement moral d’espèce (au niveau de la simple justice) peut s’opérer. La justice est encastrée dans le jeu social, qui inclut une forme de marché, laissant ouverte la possibilité d’aller au-delà de la justice tout en réordonnant la recherche du gain vers la véritable finalité des échanges.
5) Le taux d’intérêt ou usure
La question de l’usure est plus délicate et les conclusions de saint Thomas plus éloignées de notre compréhension de l’économie.
a) L’usure comme péché dans la Somme théologique
Je passe ici sur l’analyse des Ecritures (loi mosaïque, ou le célèbre texte de Luc VI ‘prêtez sans rien attendre en retour’). On remarquera cependant qu’y manque étrangement toute évocation des textes pouvant justifier la perception d’intérêts, principalement la parabole des talents (ne serait-ce que pour tenter de montrer qu’elle n’est pas pertinente), évocation qu’on aurait naturellement attendue ici... Cela dit, aucune de ces références n’est en soi décisive. Le fond de la position thomasienne tourne autour de l’idée qu’avec l’intérêt, on vend ce qui n’existe pas (ou on vend deux fois la même chose). ‘Utiliser’ du pain ou du vin et le consommer sont une seule et même chose : si on en vend, on ne peut vendre séparément le pain et l’usage du pain. Le cas d’une maison est différent : on peut rester propriétaire et concéder l’usage de la maison à quelqu’un ; d’où la possibilité de distinguer le prix de la maison et son loyer. Mais l’argent, lui, a été fait pour faciliter les transactions, et son usage réside dans sa consommation. Comme pour le pain, on ne peut donc pas facturer séparément l’argent et l’usage de l’argent...
Saint Thomas développe ces points comme suit. Il y a plusieurs manières de considérer l’intérêt, qui semblent en justifier la pratique : une compensation pour la privation que subit le prêteur ou pour le remercier en espèces ; la comparaison avec le gain légitime d’un commerçant, ou avec le produit que peut procurer un gage donné en garantie du prêt, ou encore la nécessité de tenir compte des fluctuations de prix qui peuvent se produire à l’occasion d’un prêt. Honnêtement avancées, ces différentes objections sont intéressantes en ce qu’elles soulignent l’acuité du regard économique de saint Thomas : elles résultent manifestement d’observations réelles sur des transactions, ce qui rend par contraste sa réponse d’autant plus frappante : un non absolu, qui balaye toutes ces remarques et repose sur l’interdit de l’usure posé de façon générale. Bien sûr dit-il toute expression de gratitude est admissible, mais du moment que d’une manière ou d’une autre un gain pécuniaire est stipulé dans l’accord de prêt, il y a usure. On notera en particulier que s. Thomas accepte explicitement qu’il y ait compensation d’un dommage effectif résultant du prêt, mais à condition que ce dommage ne consiste pas dans le seul fait de ne pas gagner de l’argent avec son argent : ceci paraît refuser à l’avance ce qu’on appellera après lui ‘lucrum cessans’, le manque à gagner du commerçant qui parce qu’il a prêté ne dispose plus de son argent pour gagner sa vie, qu’il faut alors compenser. On a considéré après Thomas qu’il était licite…
En sens inverse, et le point est très important, il distingue clairement le prêt (où il y a transfert de propriété) de l’investissement en capital, qu’il considère tout à fait licite et qui peut donc être rémunéré, car il y a dit-il apport de la propriété à une société : on reste propriétaire de la part correspondant à ce qu’on investit…
Dans le De Malo Thomas évoque à nouveau la question et en revient à l’absolu de la condamnation …, avec quelques remarques supplémentaires. Par exemple, il admet que le droit civil puisse tolérer l’usure si son interdiction serait source de plus de mal pour la communauté, de même que Dieu admet certains maux en vue d’un bien plus grand. En revanche, il réfute l’argument de la liberté de l’emprunteur en considérant qu’il subit toujours une violence (comme celui qui doit payer un prix abusif), et même une contrainte. L’obligation qu’il a contractée de payer un intérêt étant naturellement injuste ne le lie pas. S. Thomas balaye également l’argument du détriment éventuel subi par le prêteur en expliquant que même si c’est le cas, et sauf retard dans le remboursement, ce n’est pas à l’emprunteur à compenser le prêteur…
b) Analyse
Passons rapidement sur les données scripturaires, qui sont les mêmes chez Thomas que chez ses contemporains : les textes mosaïques, avec le problème de l’usure autorisée avec les non-juifs ; et le texte de saint Luc, avec la question de savoir s’il s’agit d’un précepte ou d’un conseil. Mais, outre que pour notre propos on sort alors de l’analyse économique, ces bases sont plutôt faibles. Les textes mosaïques opposent le prêt à un frère israélite dans le besoin, qui doit être gratuit, au prêt à intérêt à un étranger, licite au moins pour le Deutéronome, ce qui semble autoriser au moins une certaine tolérance des pratiques usuraires par les lois positives, et une certaine souplesse dans l’appréciation de la gravité du péché d’usure. Et le texte de Luc remis dans son contexte apparaît non comme un précepte régissant la vie économique, mais comme une recommandation d’attitude générale. Le P. Spicq souligne même que ce passage de Luc implique en la matière qu’on doit accepter même de ne pas recevoir la somme prêtée ; il tire ensuite la conclusion générale que dans le raisonnement on ne peut pas se baser sur les seules Écritures, d’autant qu’elles ne regardent que le prêt à la consommation et se situent dans le contexte d’une économie primitive.
L’argumentation de Thomas se base donc essentiellement sur le raisonnement. Ces arguments sont d’ordre moral, mais se font sur la base d’une analyse qui se veut factuelle, en l’espèce juridique et économique. Notons d’ores et déjà que sur certains points Thomas n’anticipe pas ou peu les analyses ultérieures. Par exemple, il utilise peu les arguments liés au temps, l’idée qu’avec l’intérêt on prétend vendre du temps, alors même que certaines de ses remarques incidentes pourraient montrer une certaine sensibilité à la valeur du temps. Il ne développe pas non plus l’idée populaire à l’époque médiévale que bien utiliser l’argent c’est le faire circuler de façon utile ou créative, notamment dans de vrais investissements... De façon analogue, on ne trouve chez lui que de façon embryonnaire, ou pas du tout, les notions de droit romain reprises ensuite qui ont permis de conceptualiser la légitimité de paiements visant à dédommager de ce qui aurait pu être gagné ailleurs avec l’argent qui a été prêté (lucrum cessans, qu’il paraît même exclure), ou à donner une indemnité pour le risque pris (periculum sortis) – en revanche il mentionne comme motif licite ce qui est perdu par le prêteur dans le processus (damnum emergens). En d’autres termes sa condamnation comporte peu d’échappatoires…
Avant d’aborder le cœur de son argumentation, rappelons les leçons que l’on peut tirer de l’évolution ultérieure. La prise en compte de facteurs comme ceux qu’on vient de citer, et notamment le lucrum cessans, a conduit à multiplier les cas où, pour un commerçant prêteur, on a considéré que le fait de soustraire de l’argent de son activité impliquait un manque à gagner qu’il convenait de compenser. Le point est particulièrement important du fait que l’Eglise, sans modifier au moins explicitement sa position de principe, a progressivement admis la possibilité d’un intérêt raisonnable. Ce que la plupart des commentateurs modernes ont interprété comme une sorte de généralisation du lucrum cessans : dans notre économie, il est possible à tout instant et aisément d’investir dans une activité économique et d’être rémunéré, et donc celui qui prête sans rémunération choisit par construction de renoncer à un tel produit… De telles considérations, qui sont dans la ligne de l’évolution de la pensée scolastique après saint Thomas, ne paraissent pas immédiatement cohérentes avec ses textes à lui, puisqu’il se montre réticent envers le lucrum cessans. On pourrait toutefois considérer que le reproche qu’il lui faisait (l’incertitude sur le gain que l’argent aurait permis de faire) ne s’applique pas à la situation actuelle, puisqu’on peut montrer et de façon certaine, au moment de la conclusion du prêt, le gain possible par un placement alternatif. Situation qui n’a rien à voir avec celle du marchand médiéval qui expliquait qu’il aurait pu gagner de l’argent par telle ou telle opération hypothétique, et a priori risquée. Cet argument ne manque pas de poids, et pourrait conduire à faire l’hypothèse que s. Thomas aurait accepté une forme de lucrum cessans dans un environnement comme le nôtre…
Sur le fond, on a vu que le cœur de l’argumentation de saint Thomas portait sur la nature même de l’opération de prêt. Ce raisonnement est validé par plusieurs commentateurs importants, mais rarement critiqué, y compris par ceux, prédominants aujourd’hui, qui justifient un intérêt modéré par les caractéristiques de l’économie moderne et notamment le lucrum cessans. La question a un intérêt théorique considérable. Le raisonnement proposé repose au fond sur trois affirmations. La première : dans une opération de prêt il y a transfert de propriété, à la suite de quoi l’argent est consommé, comme du pain. La deuxième : lorsqu’un prêt porte sur un produit ainsi consommé, on n’est tenu qu’à rendre ce produit tel quel, même si du temps s’est écoulé. Corrélativement, on affirme qu’un prêt ne comporte pas de dimension de service rendu, qui pourrait être facturé séparément. La troisième : l’argent ne possède aucune forme de dimension productive, justifiant une rémunération. Ces points heurtent directement les perceptions actuelles, indépendamment du relativisme de l’économie moderne. Voyons-les successivement.
Le premier argument affirme que l’argent utilisé (dépensé) est consommé comme le pain ou le vin. Mais si je prête un pain pour être mangé, il disparaît. Si je prête de l’argent, l’emprunteur a l’argent ; et il peut ensuite le thésauriser, l’investir, ou encore acheter quelque chose, qui peut à son tour être consommé ou être conservé ou utilisé avec profit. L’argent n’est donc pas véritablement consommé. Mesure de toute marchandise ou bien économique, il subsiste dans l’opération et peut continuer à jouer son rôle. Certes le prêteur perd la propriété de cet argent, mais il ne perd pas toute propriété : il obtient en échange une créance sur le débiteur, créance qui est un actif et d’ailleurs bien souvent considéré comme un quasi-équivalent de l’argent (notre monnaie actuelle est une forme de crédit). Par ailleurs si l’argent était consommé dans un prêt, il le serait aussi dans un investissement, dont saint Thomas et ses successeurs considèrent la rémunération licite. Dans un investissement comme dans un prêt, je me dessaisis de l’argent, que l’entreprise ou l’entrepreneur utilise comme il veut, dont il est ensuite pleinement propriétaire, et j’échange cet argent contre un titre, celui d’associé ou d’actionnaire, ou celui de créancier.
En second lieu, on peut contester l’idée même que dans un prêt on doive rendre la chose ou plutôt son équivalent, ni plus ni moins. Cela suppose une équivalence totale entre la possession d’un bien ou d’un capital aujourd’hui ou par exemple dans un an. Mais cela ne va pas de soi : si une banque prête à un jeune couple de quoi s’acheter un réfrigérateur, le jeune couple verra évidemment une différence entre le fait d’avoir l’appareil tout de suite et celui d’attendre d’avoir épargné 2 ou 3 ans avant de pouvoir en jouir. Un prêt est vraiment un service puisqu’il apporte à quelqu’un des ressources rares dont il ne dispose pas et dont il a besoin. On ne voit pas au nom de quoi on ne pourrait pas facturer ce service (en dehors évidemment du cas du nécessiteux), a fortiori bien sûr dans une société où le prêteur se défait d’un argent dont il pourrait avoir un autre usage, au minimum d’investir. Certes dans une perspective de charité il serait mieux de ne pas le faire ; mais le raisonnement que faisait saint Thomas avec le juste prix paraît pouvoir s’appliquer : ce qui serait plus vertueux n’est pas dû en stricte justice.
En troisième lieu, s’il est exact que l’argent à lui seul n’est pas productif, et que seul le travail humain au sens large permet de le faire fructifier, il serait pour autant erroné de nier la contribution du capital dans cette production. Un ouvrier sans machine produit massivement moins qu’un ouvrier avec machine. C’est ce que la notion de lucrum cessans prendra en compte : l’argent investi permet une production, une création de richesse, dont la rémunération est licite. On dit que dans un tel cas cela se fait avec risque. Mais il n’est pas nécessaire que ce soit un risque d’entreprise, ce peut être un risque assez mineur (et en un sens tout créancier prend un risque). Le prêteur aurait pu aussi utiliser l’argent pour investir dans une part de société immobilière et en retirer un loyer (reconnu licite par Thomas), ce qui ne présente pas plus de risque qu’un prêt d’argent... Il est notable que s. Thomas admet que la loi civile puisse autoriser le prêt à intérêt, non seulement au nom des limites intrinsèques de cette loi civile, mais parce que cette autorisation peut être source d’un certain bien : mais comment est-ce possible si c’est en soi injuste ?... On pourrait objecter que ceci ne justifie que le prêt avec intérêt à une activité productive. Mais rappelons que le rôle normal de l’épargne, c’est l’investissement. Si donc je distrais une partie de cette épargne pour prêter à mon jeune couple de quoi s’acheter un réfrigérateur, je perds ce que l’investissement aurait produit. Nous retrouvons le lucrum cessans, sans parler des arguments précédents sur le service réel rendu et le rôle du temps.
c) Leçons
Quelle conclusion tirer de ceci ? L’analyse de s. Thomas doit être inscrite dans le contexte de son temps : un risque majeur représenté par l’usure, alors un vrai fléau social, un petit nombre d’investissements productifs, le sentiment que tout emprunteur agit sous la contrainte, etc. Davantage et plus précisément le risque représenté par l’argent, qui est justement relevé par les Évangiles : l’argent idolâtré, de façon insatiable. Cette insatiabilité peut être encouragée par la pratique de la finance puisqu’il n’y a plus de limite naturelle à son développement. Il est donc compréhensible que saint Thomas ait tranché rigoureusement en la matière, parfois au-delà de ses successeurs scolastiques, ce qui fait contraste avec la subtilité et la richesse de son approche économique. Corriger les limites de cette analyse ne doit donc pas conduire à oublier cette leçon essentielle : la stérilité de l’argent hors travail humain, et plus largement hors association ou solidarité, et en dehors de tout lien, même indirect, avec une activité productrice. Il est vrai qu’un prêteur est bien moins solidaire de l’emprunteur qu’un actionnaire ou un associé, puisqu’il peut exiger de lui la somme, y compris devant les tribunaux. Il se borne donc à transférer momentanément une propriété, celle d’une somme d’argent, contre la propriété d’un titre exécutoire. À chaque crise financière, cette rigidité du crédit présente des risques majeurs. Il est donc légitime de donner au crédit une dignité éthique moindre qu’à l’investissement direct en capital.
Conclusion
Peut-on considérer que saint Thomas a eu l’intuition de ce champ que nous appelons économie ? Il a certainement vu avec un degré de précision appréciable bien des questions de base concernant les marchands. Son analyse des prix est féconde et toujours pertinente. Mais ce qui est remarquable est l’idée que la justice se détermine en fonction d’un évaluation éthique des rapports sociaux réels, et non d’a priori. C’est le jeu réel de la société qu’il faut apprécier, et qu’il a essayé d’analyser. C’est ce qui explique que même si on peut remettre en question certains aspects de cette analyse, comme dans le cas de l’usure, l’essentiel de ses leçons conservent leur valeur et sont toujours d’actualité.