Source [Le Figaro] En 2002, Barbara Lefebvre évoquait pour la première fois les «territoires perdus» de la République. Le discours prononcé mercredi par Gérard Collomb semble lui donner aujourd'hui raison : l'ancien Ministre de l'Intérieur a décrit un pays ghettoïsé, en proie à un communautarisme qui menace dangereusement la paix civile.
Dans la cour de l'Hôtel de Beauvau, le discours d'adieu de Gérard Collomb a résonné ce mercredi comme un avertissement cinglant. Avertissement politique à Édouard Philippe présent à ses côtés, mais surtout à Emmanuel Macron qui semble perdre pied avec la réalité des fractures françaises. Un jour, il fustige brutalement un collégien pour son interpellation familière malgré les plates excuses de ce dernier, un jour il s'adonne à la calinothérapie avec un (ex) braqueur, considérant qu'on n'aurait pas «le choix de faire des bêtises quand on est né dans certains quartiers». On imagine que beaucoup de familles des Antilles et d'ailleurs qui connaissent des conditions de vie difficiles mais éduquent correctement leurs enfants, ont dû s'étouffer en entendant pareille ineptie. Que la «question sociale» n'intéresse pas le président ne fait aucun doute, mais on ne comprend pas plus sa vision de la «question sociétale». N'est-ce pas en creux ce que Gérard Collomb exprimait dans ce discours en forme d'avertissement? Gérard Collomb n'avait apparemment pas mesuré en 2016 que le jeune et dynamique capitaine n'avait pas de cap. Il a donc décidé, deux ans plus tard, de quitter un navire approchant dangereusement des récifs. Sauve qui peut. En outre, les épisodes de l'affaire Benalla, dont l'épilogue n'est pas encore arrivé, ont probablement joué dans l'éloignement du fidèle Collomb qui vécut probablement son audition devant les commissions d'enquête comme une humiliation imméritée.
Pas de périphrase. Pas de «et en même temps». Pas de métaphores fumeuses. Pas de off auprès de journalistes. Gérard Collomb a décidé de mettre le premier ministre et le président au pied du mur: la situation d'un grand nombre de territoires urbains ou périurbains français est «très dégradée», tout le monde s'est souvenu de la partition évoquée par un François Hollande, président spectateur. Gérard Collomb a pris un risque en déclarant cela au moment de quitter le ministre plutôt qu'en y arrivant, le risque de donner le sentiment d'une impuissance du politique.
Après des mois à arpenter ces quartiers, à lire des notes remontant du terrain et échanger avec ses acteurs, la réalité a sauté au visage de Gérard Collomb. «Mieux vaut tard que jamais» diront les cyniques, mais la situation est suffisamment grave pour qu'on ne raille pas le réalisme d'un politique même quand il nous semble tardif. La réalité de la désintégration de nombreux quartiers est assez forte pour que Gérard Collomb juge indispensable de «voir ce que l'on voit et, plus difficile encore, de dire ce que l'on voit», pour paraphraser Péguy. Voici en effet ce qu'il dit:
«Monsieur le Premier ministre, si j'ai un message à faire passer - je suis allé dans tous ces quartiers, des quartiers nord de Marseille, au Mirail à Toulouse, à ceux de la couronne parisienne Corbeil, Aulnay, Sevran - c'est que la situation est très dégradée et le terme de reconquête républicaine prend là tout son sens parce qu'aujourd'hui dans ces quartiers c'est la loi du plus fort qui s'impose, celle des narcotrafiquants et des islamistes radicaux, qui a pris la place de la République. Il faut à nouveau assurer la sécurité dans ces quartiers mais je crois qu'il faut fondamentalement les changer, quand des quartiers se ghettoïsent, se paupérisent, il ne peut y avoir que des difficultés et donc (…) il faut une vision d'ensemble car on vit côte à côte et je le dis, moi je crains que demain on ne vive face à face, nous sommes en face de problèmes immenses», et le ministre démissionnaire d'enchaîner sur la loi asile et immigration en affirmant qu'il faut accueillir une partie des nouveaux venus mais en ne les installant surtout pas «dans les cités dont je viens de parler sinon la situation deviendra demain totalement ingérable.»
En disant cela en partant, et non en arrivant, Gérard Collomb révèle l'impuissance du politique.
Les Français ont en mémoire les coups de menton et les mots creux de Nicolas Sarkozy ou de Manuel Valls qui prétendaient parler vrai mais ne traduisirent pas en actions politiques leur constat sur la partition socioculturelle en cours. Il est donc rare qu'un ministre, un élu, ait un discours aussi clair que celui de Gérard Collomb hier. «La loi du plus fort» c'est celle des trafiquants de drogue et des islamistes? Aveu terrible de notre réalité, qui est d'abord celle que supportent au quotidien tant de gens paisibles dans ces zones de non droit. En effet la loi française, celle de la République, a déserté ces quartiers. La loi n'est pas faible parce qu'elle est démocratique, elle est faible parce qu'on ne l'a pas fait respecter depuis bientôt trente ans, et d'abord à l'école qui est le premier lieu de socialisation de l'enfant.
Nous le disions déjà dans Les Territoires perdus de la République en 2002: dans de trop nombreux établissements de ces quartiers, au tournant des années 1990, lorsque des violences survenaient, que l'entrisme religieux se déployait, que le racisme, l'antisémitisme et le sexisme se banalisaient, la réponse institutionnelle était souvent inexistante alors qu'elle aurait dû être sans indulgence. Pourquoi cet abandon de l'autorité? Car le contexte idéologique qui a longtemps prévalu dans l'école postmoderne voulait que la culture de l'excuse tienne lieu de règlement intérieur officieux. Dans cette école confondant autorité et domination, obéissance et aliénation, savoirs exigeants et encyclopédisme, ce n'était jamais vraiment de la faute de l'agresseur, c'était à la victime de faire preuve de compréhension. L'institution ne devait ni stigmatiser, ni accabler ces petits tyrans qui harcelaient, frappaient, insultaient, trafiquaient sous le nez des chefs d'établissement. En fait, elle achetait la paix sociale comme le firent ensuite nombre d'élus locaux. Toutes ces petites démissions du quotidien mises bout à bout, cette guerre des tranchées du fait accompli nous ont conduit au constat du Ministre de l'Intérieur sur le départ: la loi qui règne dans ces quartiers est celle des délinquants qui deviennent souvent des criminels et des idéologues du suprémacisme islamique.
Le moment de bascule est proche, tout le monde le sent venir. La question dépasse largement la querelle des pessimistes et des optimistes, les spéculations sur la guerre civile qui vient ou ne vient pas. Nous n'avons aucun orgueil à avoir été aux avant-postes en 2002 en publiant Les territoires perdus de la République. Nous alertions sur cette situation mortifère pour la République, pour la France. Nous avertissions sur la progression d'une religiosité islamique radicale, la menace d'une sécession ethnoculturelle de certains quartiers, les connivences entre islamistes et trafiquants se partageant le terrain pour gérer des populations que l'école ne voulait plus ni assimiler, ni même intégrer. Notre livre était centré sur l'école car tout s'est joué sur ce terrain dans les années 1980-1990. Le premier territoire perdu, c'est-à-dire abandonné, fut notre école publique. L'école de la République avait été fondée pour construire la nation, développer le sentiment d'appartenance à une identité française, la Grande patrie n'empêchant pas l'amour des petites patries comme l'ont toujours affirmé les pères de l'école laïque et républicaine. A partir des années 1950-1960, s'est imposée en Occident et singulièrement en France et aux États-Unis, l'idéologie de la déconstruction. La table rase était la condition nécessaire pour la rédemption de l'humanité qui surviendrait avec la fin de la multiséculaire lutte de classes. La «fin de l'histoire» semblait proche, nos beaux esprits s'en réjouissaient. Il fallait donc abattre tous les repères dits bourgeois: la famille, l'école qui est le lieu de transmission des savoirs, l'histoire nationale, la morale, les autorités institutionnelles.
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