ÉTUDE | Comment la France est en train de glisser d'une laïcité séparatiste, qui présidait à la loi de 1905, à une religion d'Etat.
EN PREAMBULE, rappelons tout d'abord, que la laïcité se fonde sur trois grands principes.
1/ Le principe de séparation constitue le socle de la laïcité : l’indépendance de l’État par rapport aux Eglises et l’autonomie des organisations religieuses par rapport au pouvoir politique. L’État ne tire plus sa légitimité d’une Eglise ou d’une quelconque transcendance religieuse.
2/ La neutralité est une exigence restrictive que l’État doit s’imposer afin de ne favoriser ni ne gêner, directement ou indirectement, aucune religion. Pour être en mesure de représenter la totalité du peuple, le laos, l’État s’interdit de définir ou de juger ce qu’est une croyance acceptable ou son expression juste. Il a néanmoins le devoir de veiller à préserver l’ordre public et la liberté d’autrui, que pourrait compromettre la manifestation de certaines convictions religieuses par un prosélytisme trop agressif.
3/ La séparation et la neutralité garantissent que tous les êtres humains ont droit au respect de leur liberté de conscience et de religion, y compris de sa pratique individuelle et collective. La liberté de conscience et de religion et l’égalité de traitement visent à assurer qu’il n’y ait pas de discrimination entre des citoyens d’appartenances diverses.
Modèle de la loi de 1905 ou modèle révolutionnaire ? Le glissement d'une laïcité séparatiste inspirée de Locke à une laïcité de foi civique inspirée de Rousseau
La difficulté est, en effet, qu’il y a cependant plusieurs formes de laïcité, et que le silence sur ces différentes formes ne contribue pas à clarifier le débat, car grande peut être la tentation de nous faire croire que la laïcité « à la française » en serait sinon l’unique forme, du moins la plus « pure ». En fait, si les démocraties sont inévitablement laïques, il apparaît rapidement à l’observateur que ces laïcités varient énormément d’une société à l’autre.
Si l'on reprend une classification empruntée à Micheline Milot, qui distingue, dans la laïcité, cinq grandes manières de mettre en application les principes énoncés plus haut, on peut penser que la France est aujourd'hui en train de glisser d'une laïcité séparatiste, celle qui présidait à la loi de 1905, à une laïcité de foi civique, celle qui inspirait déjà le modèle révolutionnaire français de 1793. La laïcité séparatiste consiste, écrit Milot, « en une façon de concevoir l’aménagement des principes laïques en mettant l’accent sur une division presque « tangible » entre l’espace de la vie privée et la sphère publique, qui concerne l’État et les institutions relevant de sa gouvernance ».
On associe généralement cette conception à John Locke, qui affirme, dans ses Lettres sur la tolérance, la nécessité absolue de distinguer ce qui concerne le gouvernement civil de ce qui appartient à la religion. L’État doit, en effet, se développer de manière autonome, et il ne le peut qu’en se séparant de la religion. Cette séparation permet d’abord à l’État de trouver son compte, puisqu’il cesse d’être soumis à des impératifs supérieurs, mais elle est aussi un bien pour la religion elle-même, car celle-ci n’est pas exclue ou instrumentalisée par l’État, mais protégée, l’État étant cet arbitre qui veille à tolérer et à faire cohabiter, en son sein, de multiples croyances individuelles.
L’État devient alors neutre en matière religieuse, il cesse d’imposer une religion d’État, source de conflits et de divisions au sein de la société, et la religion, reléguée dans la sphère privée, relève désormais d’un choix libre et personnel que l’État ne peut imposer en obligeant les citoyens à adhérer à une confession particulière plutôt qu’une autre. Ainsi, Locke montre que la légitimité de l’État se fonde sur sa capacité à englober, sans s’y incruster, les croyances et les cultes particuliers de chaque citoyen. La religion ne peut, en aucun cas, être dirigée par l’État, car elle relève d’une sphère (le privé) que l’État ne peut régenter sans empiéter sur ses prérogatives et abuser de son pouvoir.
Laïcité d’allégeance
Pourtant, à côté de cette laïcité séparatiste, on trouve un modèle concurrent, la laïcité de foi civique, qui se rapproche alors d’une logique d’allégeance, car l'État craint toujours que l'appartenance du croyant à une Église ne vienne concurrencer son appartenance au corps politique de la Nation. Tel était d'ailleurs le modèle révolutionnaire, où l'on imposait à chaque croyant une sorte de « profession de foi civique » pour s'assurer de son allégeance. Dans cette laïcité, précise Milot, « les religions sont suspectées de vouloir imposer des valeurs autres que celles qui fondent la vie sociale. L’appartenance religieuse est ainsi soupçonnée d’affaiblir l’adhésion à la société politique ».
Ce modèle inspira aussi en partie la IIIe République, du moins avant la loi de 1905 : dans sa volonté de définir une citoyenneté républicaine forte, l’État français veillait, à l'époque des « hussards noirs de la République » et des querelles entre l'instituteur et le curé, à exercer une sorte de magistère moral, par la constitution d'un « catéchisme républicain » se voulant émancipateur des consciences par rapport à l’emprise des religions – idée qui sera reprise, on va le voir, par la Charte de la laïcité de 2013 mise en place par Vincent Peillon.
Il faut noter que Jean-Jacques Rousseau est l’initiateur de cette conception, car il montrait, au chapitre 8 du livre IV du Contrat social, que l’association politique, fondée sur le contrat social, exige une espèce de profession de foi civile pour s'assurer de la soumission du citoyen au corps de la Nation.
S'opposant au christianisme de son époque, à qui il reproche de soumettre l'homme à des lois étrangères à celles de son État, aussi bien qu'au culte des religions antiques, mais s'opposant également à l'athéisme dont l'individualisme risque toujours de compromettre le lien social, Rousseau cherchait à promouvoir une nouvelle religion civile, ayant pour finalité de garantir une cohésion sociale, car « il importe à l’État, écrivait-il, que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs », notamment envers la société.
Les dogmes de cette religion civile sont fort simples : « Existence de la divinité, bonheur des justes, châtiment, sainteté du contrat social et des lois. » Rousseau n'explique toutefois pas clairement en quoi cette religion civile lui parait nécessaire pour servir de base à l’État. Il indique seulement que le contrat social semble ne pas suffire à garantir la cohésion sociale, et que la religion, en tant qu'elle crée du lien (religio vient de religare, relier), peut seule souder un peuple autour du partage d'une même foi.
Un « homme nouveau »
Il faut noter que ce modèle rousseauiste inspirera directement les révolutionnaires français, puisque le « culte de l'être suprême » viendra donner un contenu à cette nouvelle religion, et la substitution d'un calendrier révolutionnaire au calendrier grégorien traditionnel permettra d'effacer les repères religieux qui rythment, à travers les fêtes, la vie sociale.
À ce titre, Jean Baubérot et Micheline Milot, dans Laïcités sans frontières (Seuil), ont bien montré que l'esprit révolutionnaire des Lumières porte non seulement un projet de transformation radicale de l'homme, faisant de celui-ci un « homme nouveau » qu'il faut intégrer dans le corps politique de la nation en le rendant citoyen, mais elle prend aussi la forme d'une « religion civile ». Or cette dernière intime au citoyen de reléguer ses appartenances communautaires dans le privé afin de participer à la constitution du corps citoyen. « La République française, sous la Révolution, a voulu que l'appartenance nationale se traduise par un lien politique entre le citoyen et l'État qui ne soit plus médiatisé par des appartenances à une catégorie sociale, un groupe ou une Église. La construction de la citoyenneté reléguait les appartenances communautaires dans le privé. »
Ce repli des particularismes, et notamment de l'appartenance religieuse, dans la sphère intime et privée devenait, du coup, le signe de l'adhésion au projet d'émancipation républicain, et la garantie de l'unité nationale.
Une religion d’État
Mais on peut observer que l’utilisation de la religion civile pour donner à l'État une assise solide risque fort de se retourner contre la croyance religieuse elle-même, puisqu’elle débouche sur une instrumentalisation de la religion à des fins purement politiques. Or cette instrumentalisation, cette subordination de la religion à la politique, est nuisible à la liberté de conscience et de religion qui suppose, pour pouvoir respirer, le refus de toute religion d’État qui serait imposée de l’extérieur aux citoyens, car imposer une religion civile, c'est violer les droits de la conscience individuelle à choisir librement sa propre religion.
En outre, toute religion véritable se fonde sur une Révélation ou sur une expérience qui nous met en contact avec l'absolu, le divin (quelle que soit la forme qu'on donne à celui-ci), si bien qu'il semble difficile de constituer une religion par un simple décret, car on ne peut croire à ce qu'on a soi-même institué. Même les religions antiques, qui sont des religions civiles, prétendent se fonder sur une Tradition dont l'origine immémoriale échappe à l'institution humaine.
« La révolution n'est pas terminée » : le retour d'une « religion laïque » chez Vincent Peillon
Pourtant, un nouveau glissement semble se produire aujourd'hui, via l'école, à partir du moment où le projet émancipateur de la République actuelle, qui va au-delà du projet révolutionnaire pour l'accomplir, ne se contente plus de reléguer les appartenances communautaires dans la sphère privée, mais il semble aujourd'hui vouloir arracher les enfants à toutes leurs appartenances pré-républicaines, en vue de façonner un homme désormais émancipé de ses attaches religieuses traditionnelles.
Dépouiller l’individu de ses croyances
Alors que la loi de 1905 visait prioritairement à garantir la liberté de conscience et de religion, et à rendre possible la coexistence pacifique des religions, le projet émancipateur de la République actuelle, qui rejoint dès lors la critique que Marx faisait déjà de la religion dans La Question juive, est désormais de considérer que les croyances religieuses enferment les individus dans des particularismes nocifs, qui les empêchent d'accéder pleinement au statut de « citoyen » puisque l'appartenance confessionnelle maintient une division, à l'intérieur de l'homme, entre le croyant (dont les croyances, particulières, le sépare des autres hommes) et le citoyen (dont l'intégration au corps de la nation se trouve du côté de l'universel et de la raison).
En d'autres termes, il ne s'agit plus, conformément à l'esprit de la loi de 1905, de maintenir une division entre la sphère publique (celle du citoyen) et la sphère privée (celle où chacun est libre d'adhérer à telle ou telle confession), mais il s'agit plutôt de dépouiller l'individu de ses croyances, héritées de sa famille, pour en faire un citoyen ne reconnaissant plus d'autres valeurs que celles que lui inculquera, via l'école, la République. Ainsi sera mis fin à la division de l'homme privé et du citoyen, que Marx estimait ruineuse pour l'unité sociale, puisqu'elle empêche l'homme de s'émanciper de ses particularismes.
La “Charte de la laïcité à l'école”
Symptomatique de cette dérive fut la publication, en septembre 2013, de la Charte de la laïcité à l'école, affichée dans les écoles avec une très forte médiatisation. Présentée comme un outil de vulgarisation des règles de la laïcité à l'école, elle ne mettait pas l'accent, comme on aurait pu s'y attendre dans un pays authentiquement et sainement laïque, sur la nécessaire garantie de la liberté de conscience à l'école, comme vecteur de tolérance, de respect ou de pluralisme, et sur la nécessaire neutralité des enseignants et du personnel public, mais elle a plutôt été médiatisée comme un « rempart » contre les religions et le fondamentalisme religieux.
Ainsi que le souligne Nancy Lefèvre, dans Libre de le dire - Fondements et enjeux de la liberté de conscience et d'expression en France (BLF Editions) : « Elle a constitué médiatiquement un signe fort envers les enfants et les parents. Elle leur disait en somme : “L'école doit être protégée de la religion”, comme si croire et manifester sa croyance étaient en eux-même des dangers [1]. »
Derrière ses oripeaux laïques, la charte de la laïcité est donc en réalité une arme au service d'une religion d'État qui n'avoue pas son nom. Le point n° 8 de ce document est très clair : l'école a vocation à inculquer les « valeurs de la république » tout en limitant l'expression de celles qui pourraient les concurrencer. L'objectif de l'État est ici de s'octroyer, pour lui seul, le droit de tisser le lien social, de relier (religare en latin, d'où vient le mot religion) les personnes par sa médiation. Et la « morale laïque » mettra en pratique ce qui n'est qu'un principe.
Vincent Peillon avait d'ailleurs annoncé la couleur en 2010, dans un livre consacré à son mentor Ferdinand Buisson, intitulé Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson (Seuil), il écrivait :
"« La laïcité française, son ancrage premier dans l’école, est l’effet d’un mouvement entamé en 1789, celui de la recherche permanente, incessante, obstinée de la religion qui pourra réaliser la Révolution comme promesse politique, morale, sociale, spirituelle. Il faut, pour cela, une religion universelle : ce sera la laïcité. Il lui faut aussi son temple ou son église : ce sera l’école. Enfin, il lui faut son nouveau clergé : ce seront les « hussard noirs de la République » […]. Il faut donc à la fois déraciner l’empreinte catholique […] et trouver […] une religion de substitution qui arrive à inscrire jusque dans les mœurs, les cœurs, la chair, les valeurs et l’esprit républicains sans lesquels les institutions républicaines sont des corps sans âme […]. Il ne suffit donc pas […] de mettre à bas les vieilles croyances […]. Il faut être capable d'[en] fonder une nouvelle. »
"
La matrice républicaine
Il n’y a évidemment rien de laïc dans ce programme, car politique et croyance y sont inextricablement mêlées au service d'une idéologie qui promeut une nouvelle religion venant se substituer aux religions traditionnelles. Il n'est dès lors guère étonnant de voir le même Vincent Peillon, dans son livre titré La Révolution française n’est pas terminée (Seuil), expliquer qu’il manque à la République une religion nouvelle, et multiplier les termes à consonance religieuse quand il parle des finalités de l'école : il revient à l’école, dit-il,
"« d’être la matrice qui engendre en permanence des républicains pour faire la République, République préservée, république pure, république hors du temps au sein de la République réelle, l’école doit opérer ce miracle de l’engendrement par lequel l’enfant, dépouillé de toutes ses attaches pré-républicaines, va s’élever jusqu’à devenir le citoyen, sujet autonome. C’est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l’école et par l’école, cette nouvelle Eglise, avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la Loi ».
"
La laïcité ici promue, on le voit, n’est pas une rupture avec le religieux, ni un principe d'organisation visant à garantir un pluralisme confessionnel dans les limites du respect d'autrui et de l'ordre public, mais elle tend, au contraire, au remplacement des religions existantes par une sorte de religion d'État qui reprendrait le vieux rêve rousseauiste d'une religion civile, en s'imposant, dogmatiquement et autoritairement, comme la religion unique du citoyen.
Blasphème interdit
Dans le même sens, le 18 janvier 2015, le président de l'Assemblée nationale, Claude Bartolone, qui était l'invité du Grand Jury RTL/LCI/Le Figaro, affirmait que « la religion suprême pour chacun d'entre nous, c'est la religion de la République », tandis que François Hollande affirmait, de son côté, « qu'il n'y a rien au-dessus de la République ».
Et cette religion aura aussi ses « martyrs », puisqu'au moment même où se développe un laïcisme virulent à l'égard des religions traditionnelles et du christianisme en particulier, la République et ses médias firent des journalistes de Charlie Hebdo des saints laïcs, pour lesquels il est blasphématoire d’émettre la moindre critique. À tel point qu'on a même vu une journaliste, Nathalie saint Cricq, déclarer au journal d'Antenne 2 dans un élan de prosélytisme (républicain ?) digne d'un agent du KGB qu’il fallait « repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie » ! Comme l'écrit Alain Ledain, « on admet certes le droit au blasphème, certes oui, mais pas contre Charlie ! La République est décidément incurablement religieuse ». Et la peur, distillée par les médias à propos du terrorisme, justifie alors « la religion de la République », au nom de la « cohésion nationale ».
L’'affaire Baby Loup, ou la transformation de la laïcité en « conviction religieuse »
L'affaire Baby Loup est sans doute celle qui illustre le mieux ce glissement vers une conception religieuse de la laïcité. Dans cette affaire, une employée de crèche privée, association d'intérêt général, conteste son licenciement pour faute, en raison de sa volonté de porter le voile islamique. Son licenciement était fondé sur le non-respect du règlement intérieur qui imposait la laïcité et la neutralité à tout le personnel de l'association.
Pour justifier leur décision de confirmer le licenciement d'une salariée voilée, les magistrats de la cour d'appel de Versailles ont expliqué que la crèche laïque doit être considérée comme une « entreprise de conviction ». Ainsi, explique la cour, « l'association Baby-Loup peut être qualifiée d'entreprise de conviction en mesure d'exiger la neutralité de ses employés ». Elle poursuit plus loin : « Le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu'en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche. »
« Entreprise de tendance »
Dans un entretien accordé au journal La Croix, un spécialiste du droit du travail, Cyril Wol-mark, juriste professeur à Paris X, explique le principe de l'entreprise « de conviction » : « Le terme traditionnel en droit est plutôt celui “d’entreprise de tendance”. On a recours à cette notion pour qualifier un parti politique, une organisation syndicale ou encore une association religieuse. Le juge reconnaît que l’employeur peut être en droit d’exiger du salarié une adhésion aux valeurs de l’entreprise. » Pour le juriste, « la vraie nouveauté de cette décision est que pour la première fois, le juge propose d’étendre ce concept à une structure qui se réfère à la laïcité ».
Mais la définition d'une structure mettant en avant la laïcité comme « entreprise de tendance », pose la question même de la nature de la laïcité. Est-ce un mode d'organisation de la société ou bien une opinion, une conviction, voire une religion ? « Si l’on suit le raisonnement de la cour d’appel, poursuit Cyril Wolmark, la laïcité est une idéologie dont on peut se revendiquer. »
Une conviction liberticide
On voit ainsi que la cour d’appel de Versailles confère ce rôle de « conviction » à la laïcité, bien qu’elle se garde de donner explicitement une telle précision. Mais il y a cependant une contradiction à définir la laïcité comme une conviction parmi d'autres :
"« Soit la laïcité, précise Wolmark, est une valeur commune, précisément celle qui permet de rassembler au-delà des croyances et des idées, soit elle est une option idéologique qui en exclut d’autres. Elle ne peut être les deux. Le paradoxe est bien visible lorsque la Cour d’appel se fonde sur le “respect de la pluralité des options religieuses” pour admettre le licenciement de la salariée qui invoquait précisément sa liberté religieuse. »
"
La laïcité devient donc ici à la fois la règle générale d'organisation de la société française, et une opinion parmi d'autres, qui ferait du coup concurrence aux autres croyances. Comme le craignait Paul Ricœur, « la laïcité devient alors à la fois, le tout et la partie, la règle politique d’ensemble, et la propriété d’un camp laïque ». Il est vrai que la cour de cassation viendra apporter une nuance au verdict de la cour d'appel, en refusant de considérer la crèche comme une « entreprise de conviction » tout en confirmant le licenciement de la salariée.
Mais on voit poindre le danger que, sous prétexte de laïcité, on en vienne à menacer la liberté de conscience et d'expression pour imposer l'hégémonie, dans tout l'espace public, d'une « idéologie laïque » qui jouerait sur la confusion entre « laïcité-organisation » et « laïcité-conviction » pour imposer la neutralisation de l'espace public, ce qui n'est qu'une manière d'assurer le triomphe de la laïcité-conviction, c'est-à-dire d'une option particulière qui, pour le coup, n'a plus rien de « neutre » quand elle prétend être la seule conviction légitime et acceptable dans l'espace public !
Conclusion : la laïcité n'implique pas la neutralisation de l'espace public
Pour conclure, il faut rappeler que si l’exigence de neutralité s’impose aux institutions publiques, aux lois et à l’État, donc à la sphère politique, elle ne signifie pas l’évacuation de l’expression religieuse individuelle de la société civile, mais en constitue plutôt sa garantie et sa protection.
Associer la laïcité à un effacement des expressions religieuses de la société civile repose donc sur un raisonnement erroné. Or c'est bien ce raisonnement erroné qui semble caractériser la laïcité républicaine d'aujourd'hui, si l'on en croit certaines affaires récentes qui concernent aussi bien l'affiche de la RATP destinée à financer un concert pour les chrétiens d'Orient, le retrait de la statue de Jean-Paul II à Ploermël ou le bandeau « 100% Jésus » de Neymar lors de la finale de la ligue des champions entre Le Barça et La Juve.
Ceux qui s'offusquent de ces expressions publiques de la foi ne sont pas légitimés à le faire, car les lieux et les modalités de ces manifestations, qui ne troublent pas l'ordre public, ne relèvent pas de l'État et de ses institutions. L'effacement ou la neutralisation des marqueurs identitaires qui différencient (ethnicité, religion) doit se limiter à l'État et ses membres, à moins de vouloir restreindre la liberté religieuse, ce qui s'oppose alors directement à une conception plus « libérale » et pluraliste de la laïcité. Car contrairement à cette laïcité républicaine, la laïcité « libérale-pluraliste », souligne Prisca Robitzer dans Libre de le dire. Fondements et enjeux de la liberté de conscience et d'expression en France, « recherche davantage des accommodements servant l'équité et la liberté de conscience des individus, elle ne se formalise pas de la présence du religieux dans l'espace public, mais vise surtout à s'adapter à la diversité morale et spirituelle ambiante. »
À ce titre, elle semble nettement plus respectueuse de la liberté de conscience et de religion que les dérives laïcistes actuelles, la laïcité française étant souvent jugée très « idéologique » à l'étranger, et de plus en plus agressive à l'égard des religions, surtout lorsqu'on la compare aux autres modèles de laïcité tels qu'ils ont cours en dehors de la France. « Elle s'est même éloignée, ajoute P. Robitzer, de la laïcité française originelle, car si celle-ci était portée par une certaine “spiritualité républicaine” soucieuse de lutter contre l'emprise de la spiritualité catholique sur l'ensemble de la société française, elle semblait davantage combattre pour la liberté de conscience que contre le communautarisme, comme en témoigne la logique d'accommodements laïques ayant conduit à l'adoption de la loi de séparation de 1905. »
Charles-Éric de Saint Germain enseigne la philosophie en classes préparatoires, a publié La défaite de la raison (Salvator, mai 2015).
La Défaite de la raison
Essai sur la barbarie politico-morale contemporaine
Salvator, 2015
356 p., 22 €
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[1] Collectif, BLF Europe Editions (22 janvier 2015).
il est nécessaire d'expliquer ce que "religion" signifiait il y a 2000 ans et ce que cela signifie aujourd'hui, car le glissement sémantique est de taille.