Le Sénat débattra le 25 janvier prochain de l'opportunité de légaliser l'euthanasie et le suicide médicalement assisté. Les trois propositions de loi communiste, socialiste et UMP qui seront discutées en séance publique revendiquent la liberté des malades à bénéficier d'une aide active à mourir lorsqu'ils jugent leur état incompatible avec la dignité humaine [*]. Une manipulation idéologique des mots lourde de conséquences. Dans Le Figaro du 14 janvier, Mgr Vingt-Trois parle de textes visant à délivrer ce qu'il faut bien appeler un "permis de tuer" .
Dans l'exposé des motifs de sa proposition de loi, le sénateur communiste Guy Fischer fait de l'euthanasie volontaire la dernière liberté à conquérir après la contraception, l'interruption volontaire de grossesse, la procréation médicalement assistée et la stérilisation [1]. Même son de cloche dans celle d'Alain Fouché (UMP) : Alors que l'homme conduit sa vie dans la liberté, on est surpris de constater que, parvenu aux limites du supportable, il n'a pas le droit d'obtenir une réponse légale à sa demande de délivrance [2]. Et bien sûr dans la proposition de loi de la quarantaine d'élus socialistes qui font découler le droit à l'euthanasie du principe de liberté fondement de notre République [3] .
Un droit fondamental ?
La thèse avancée pour autoriser l'euthanasie est donc celle qui consiste à dire qu'elle serait un droit fondamental de l'individu dès lors qu'elle est librement choisie par un adulte en pleine possession de ses facultés. À ceci nous pouvons émettre deux objections.
La première est que ce pseudo-argument oublie complètement que l'euthanasie ou le suicide médicalement assisté ne sont et ne seront jamais le lieu d'exercice d'une liberté purement individuelle. En effet, comme l'a souligné le philosophe Luc Ferry dans un opuscule récent, les promoteurs de l'euthanasie se focalisent sur la demande et les procédures garantissant le bien-fondé du consentement libre de la démarche du malade, oubliant l'autre moitié du contrat : la réponse qu'il faut apporter à cet appel [4].
Autrement dit, en faisant peser sur des tiers, en l'occurrence les médecins, l'obligation de rendre effectif un droit à mourir, on se retrouve devant le paradoxe d'une liberté qui a besoin de l'autre et qui n'est finalement que l'expression de l'impuissance d'un individu qui a besoin de la puissance d'agir des autres pour être effective.
De surcroît, la revendication de l'euthanasie simplifie à l'extrême le rôle de l'autre en le réduisant à la fonction d'instrument de réalisation d'un souhait individuel. Pour la philosophe Suzanne Rameix, on peut y voir une volonté de renverser le pouvoir médical en exerçant à son tour un pouvoir sur le professionnel de santé, en l'instrumentalisant, en l'utilisant comme un prestataire de services pour l'exercice d'une préférence individuelle [5] . Quelle est donc cette liberté qui a besoin des autres pour passer à l'acte, et qui par ailleurs les impliquent en les instrumentalisant ?
La deuxième objection est que la liberté revendiquée d'un malade qui souffre n'existe tout simplement pas. La demande de mort n'est la plupart du temps que l'expression d'un appel désespéré, d'un appel au secours. La vraie liberté serait celle de choisir entre la vie et la mort, et ce en l'absence de toute contrainte liée aux circonstances de l'existence (maladie, deuil, rupture affective,...). Un peu comme le personnage de Kirillov de Dostoïevski dans Les Démons, figure abstraite de l'orgueil luciférien qui se suicide librement à la fin du roman dans un acte de pur nihilisme métaphysique , méprisant tous ceux qui se donnent la mort avec de bonnes raisons .
Or, comme l'a remarquablement montré le rapport parlementaire d'évaluation de la loi Leonetti, pour une personne frappée par une maladie incurable, la vie et la mort ne se présentent pas comme deux options également ouvertes, car la vie n'est simplement plus envisagée comme une solution possible au dilemme. C'est au contraire la mort qui s'impose à l'esprit du malade : tout en se croyant libre, il se précipite en fait dans la seule voie qui s'ouvre à lui. Pour Axel Kahn, la demande de mort émane toujours d'une personne pour qui la vie est devenue insupportable, et qui estime qu'elle n'a pas d'autre choix que de l'interrompre. C'est tout à fait le contraire d'une liberté, et il convient, une bonne fois pour toutes, de tordre le cou à cette idée selon laquelle la demande d'euthanasie serait de ces libertés glorieuses pour lesquelles on est prêt à se battre parce qu'elles sont un idéal de vie. Ce n'est jamais cela (Solidaires devant la fin de vie, p. 117).
La conclusion du rapport parlementaire est parfaitement claire. Une demande d'euthanasie n'est jamais formulée dans les termes idéaux d'une volonté qui ne serait contrainte par rien d'extérieur à elle. Elle se révèle au contraire comme la volonté la plus contrainte qui soit, soit que le déficit de solidarité l'ait fragilisée au point de la rendre inapte à opposer à la mort quelque valeur de vie que ce soit ou que des circonstances aient pesé directement sur elle dans le sens de l'anéantissement. D'ailleurs, une majorité des personnes ayant fait une tentative de suicide ne renouvellent pas leur geste une fois sauvées, préférant définitivement la vie à la mort (p. 118).
Une perte de la dignité ?
Deuxième thèse mise en avant pour légitimer l'euthanasie : la perte de la dignité. Le sénateur UMP Alain Fouché, rejoint par les argumentaires de ses collègues communistes et socialistes, le dit en termes lapidaires : Toute personne en phase avancée ou terminale d'une affection grave et incurable ou placée dans un état de dépendance qu'elle estime incompatible avec sa dignité peut demander à bénéficier d'une assistance médicale à mourir. L'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) aurait-elle rédigé les trois propositions de loi sénatoriales ?
Quoi qu'il en soit, on y retrouve la rhétorique éculée de cette association qui ne voit la dignité qu'à travers le seul prisme du regard de l'autre et qui la fait dépendre de facteurs extérieurs comme l'âge, la santé, la beauté, la productivité. La permission légale de l'euthanasie reviendrait in fine à inscrire dans la loi le caractère relatif de la dignité humaine. Pour les partisans de l'euthanasie, il y a des situations où la dignité de la vie humaine peut être mise en doute, mesurable à l'aune de critères variables. Ainsi, certaines vies ou fin de vies, dégradées par la maladie, n'auraient plus vraiment de valeur au point que dans ces cas le geste euthanasique constituerait un bien pour celui qui serait en train de perdre sa dignité et qui demande d'en finir.
On peut d'ailleurs se demander si l'entourage des malades, et au-delà, la société tout entière ne sont pas, pour une bonne part, responsables de l'image que chacun forme de sa propre dignité. C'est ce que dit Axel Kahn : Une personne peut craindre de devenir indigne de l'image qu'elle a de la dignité. Mais je pense qu'elle a surtout peur de se voir comme indigne dans les yeux des autres [6]. N'est-ce pas en raison de l'image de cette indignité dont nous voudrions être épargnés que les grands malades et les mourants, victimes de la déchéance , sont écartés de la scène publique ? Le statut du mourant n'est-il pas problématique dans nos sociétés ? Celui-ci est de fait déjà séparé du monde commun, objet d'une mort sociale anticipée.
On le sait, la mort des Français est majoritairement institutionnelle alors que plus de 80% de nos concitoyens souhaiteraient mourir chez eux entourés des leurs. Aujourd'hui, la mort est gérée par l'État, la famille ayant déserté de plus en plus le temps qui la précède. À la solidarité de jadis s'est substituée une solitude d'aujourd'hui, particulièrement effrayante dans les grands centres urbains de nos modernes cités. N'est-ce pas aussi ce contexte sociologique qui explique pour une large part que prospère la revendication de la dépénalisation de l'euthanasie ?
Si sur le plan psychologique, on ne peut nier que le malade qui voit se flétrir son corps et ses facultés, puisse éprouver le sentiment d'une dignité diminuée , on ne peut perdre de vue qu'au-delà de nos appréciations subjectives, le malade possède une dignité inhérente à son être même fondée sur le seul fait d'appartenir au genre humain. La dignité est bien un principe indérogeable et indiscutable : par le seul fait qu'il existe, l'être humain a une dignité.
Le contraire d'une convenance personnelle
Avec raison, la France n'a pas souhaité que certains instrumentalisent le principe de dignité. En effet, le rapport Solidaires devant la fin de vie a pris résolument parti pour la signification ontologique du principe. Inscrite désormais dans le préambule et l'article premier de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, la dignité est tout le contraire d'une convenance personnelle. Elle est l'affirmation que l'homme est reconnu comme ayant une valeur absolue (p. 161), affirme la mission parlementaire d'évaluation de la loi sur la fin de vie. C'est en effet ce sens ontologique qui s'est imposé en philosophie. Les choses ont un prix, l'homme a une dignité, loi fondamentale de notre civilisation. Le prix a une valeur susceptible de comparaison ou de calcul tandis que la dignité n'admet pas d'équivalent et ne souffre pas qu'on lui attribue des degrés.
Luc Ferry s'emporte contre ceux qui font de la dignité un attribut que l'on peut perdre : L'idée même qu'un être humain puisse perdre sa dignité parce qu'il serait faible, malade, vieux et par là dans une situation d'extrême dépendance, est une idée intolérable sur le plan éthique, à la limite des plus funestes doctrines des années trente. Et celui-ci de plaider pour un droit absolu des malades à la dépendance et à la faiblesse même les plus extrêmes, ainsi que pour la nécessité dans des cas de ce type de tenir plus que jamais un discours de compréhension et d'assistance, pour ne pas dire d'amour, plutôt qu'un discours visant à faire comprendre à autrui qu'il vaudrait mieux, dans ces conditions, faire place nette et cesser d'importuner le monde [7] .
On remarquera que l'Église est parfaitement à l'aise avec ce principe, et qu'elle rejoint la conception ontologique de la dignité tout en montrant la source qui l'irrigue, comme l'a rappelé avec force Benoît XVI devant l'Académie pontificale pour la Vie le 13 février 2010 :
Les questions de bioéthique mettent souvent au premier plan le rappel de la dignité de la personne, un principe fondamental que la foi en Jésus Christ crucifié et ressuscité a toujours défendu : Dieu aime chaque être humain de façon unique et profonde [...]. Sans le principe fondamental de la dignité humaine, il serait très difficile de trouver une source des droits de la personne [...].
Il est par conséquent nécessaire de répéter avec fermeté qu'il n'existe pas de compréhension de la dignité humaine liée seulement à des éléments extérieurs comme une pitié facile devant des situations limites. Lorsqu'on invoque le respect de la dignité de la personne, il est fondamental qu'il soit complet, total, et sans contraintes, sauf celle de reconnaître que l'on se trouve toujours devant une vie humaine [...].
En effet, dès le premier instant jusqu'à sa fin naturelle, la vie de l'homme est caractérisée par le fait d'être vie humaine, et pour cette raison, elle est toujours, partout et malgré tout, porteuse d'une dignité propre .
Une valeur absolue
Pour le philosophe Jacques Ricot qui a remarquablement traité cette question dans plusieurs de ses ouvrages,
la dignité humaine ainsi entendue n'est pas une qualité que nous possédons par nature comme telle caractéristique physique ou psychique, elle n'est pas une détermination de l'être humain, elle est le signe de son intangibilité, renvoyant à la valeur absolue accordée à la personne humaine en sa singularité, valeur inconditionnelle qui jamais ne peut être perdue. Nul n'a le pouvoir de renoncer à sa dignité car elle ne dépend ni de l'idée que l'on se fait de soi-même, ni du regard posé par autrui [8] .
Le rapport Solidaires devant la fin de vie va jusqu'à préciser que l'être humain ne pouvant y renoncer pour lui-même, ce principe justifie qu'on limite la liberté de l'individu (p. 161). La mission parlementaire cite à l'appui de sa réflexion le célèbre jugement du Conseil d'État de 1995 sur l'affaire du lancer de nains (Jacques Ricot, ibid.). Une personne de petite taille qui se faisait lancer tous les soirs sur un matelas pneumatique pour amuser le public s'est vu interdire son travail .
Celle-ci s'est plaint de ce que l'interdiction de son activité professionnelle, qui plus est bien rémunérée, portait atteinte à sa liberté de travail, et donc à sa dignité, puisqu'on l'en excluait contre sa propre volonté. Le Conseil d'Etat a estimé que cette personne subissait un traitement dégradant et n'était pas libre de renier sa qualité d'homme même avec son consentement. Et le commissaire du gouvernement observait alors que le respect de la dignité humaine, concept absolu, ne saurait s'accommoder de quelconques concessions en fonction d'appréciations subjectives portées par chacun [9] .
L'invocation de la dignité de la personne a donc servi à poser une limite forte à sa capacité de librement disposer d'elle-même [10]. Il n'est pas anodin que la mission d'information parlementaire ait relaté le jugement de cette affaire qu'il est possible de transposer au sujet qui nous occupe : il n'existe aucun droit sur les plans philosophique et juridique qui justifierait le fait d'être euthanasié au nom de la dignité. N'est-ce pas également en raison de la portée du principe de dignité que la France s'apprête à rejeter avec fermeté la légalisation de la gestation pour autrui ? Même avec son consentement, la mère porteuse n'est pas libre de s'exiler de l'humanité et d'abdiquer sa dignité.
Quand on change le sens d'un terme, on change la réalité, on bafoue la vérité et on manipule plus facilement les esprits. À rebours de cette stratégie idéologique, il faut reproposer la signification pleine et entière des concepts de dignité et liberté. N'est-ce pas la première forme de respect que nous devons aux plus vulnérables ?
[*] Mise à jour 19 janvier: la commission des affaires sociales du Sénat a adopté une proposition de loi qui fusionne les trois textes déposés (cf. Le Fil, 19 janvier)
[1] Proposition de loi relative à l'euthanasie volontaire présentée par Guy Fischer (PC) et plusieurs de ses collègues, n. 31 (2010-2011).
[2] Proposition de loi relative à l'aide active à mourir dans le respect des consciences et des volontés présentée par Alain Fouché (UMP), n. 65 (2008-2009).
[3] Proposition de loi relative à l'aide active à mourir présentée par Jean-Pierre Godefroy et plusieurs de ses collègues, n. 459 (2009-2010).
[4] Luc Ferry et Axel Kahn, Faut-il légaliser l'euthanasie ?, Odile Jacob, 2010, p. 25.
[5] Jean Leonetti, Rapport d'information Solidaires devant la fin de vie, n. 1287, tome 1, Assemblée nationale, décembre 2008, p. 122.
[6] Axel Kahn, L'Ultime liberté, Plon, Paris, 2008, p. 51.
[7] Luc Ferry et Axel Kahn, Faut-il légaliser l'euthanasie ?, Odile Jacob, 2010, p. 23-24.
[8] Jacques Ricot, Dignité et Euthanasie, Nantes, Editions Pleins Feux, 2003, p.11-12.
[9] 27 octobre 1995, n. 136727 et 142578, Lebon.
[10] Même lecture juridique de la part de Vincent Lamada, premier président de la Cour de cassation, procès-verbal de la séance du 7 octobre 2008 in Jean Leonetti, Mission d'évaluation de la loi du 22 avril 2005, Rapport d'information Solidaires devant la fin de vie, n. 1287, tome 2, Assemblée nationale, décembre 2008, p. 622.
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