Le cabinet Discerner propose un accompagnement de cadres dirigeants en entreprise. Ses consultants aident les collaborateurs gênés dans l'exercice de leurs fonctions par des soucis d'ordre personnel, et proposent une activité de coaching proprement dit, conduisant le dirigeant à une réflexion sur lui-même.

Discerner fait le choix de considérer chaque personne comme un être unique à respecter dans son intégrité, à protéger dans sa faiblesse, à promouvoir dans sa liberté et dans sa responsabilité, dans le but de soutenir la communauté humaine qui anime l'entreprise.

 

LIBERTE POLITIQUE. — Vous avez longtemps travaillé en tant que thérapeute dans le milieu hospitalier où vous avez traité différentes formes de dépendances, en particulier les dépendances chimiques. Puis vous avez choisi d'utiliser votre savoir-faire dans le monde de l'entreprise en devenant coach dans le cabinet Discerner. Quel diagnostic faites-vous de l'aliénation propre à l'homme moderne au travail ?

 

PHILIPPE VAUR. — S'il fallait désigner une aliénation caractéristique, j'évoquerais l'automédication, qui est le vrai problème des pays européens, et aussi dangereuse que la drogue car le processus est semblable. J'ai rencontré des femmes et des hommes brillants qui, repérés dans l'entreprise à 35-40 ans, étaient déclarés " manager à haut potentiel " : on leur proposait une fonction de manager ou de chef d'équipe plutôt que de technicien. Paradoxalement, les grandes écoles, d'ingénieurs en particulier, n'ont pratiquement aucun enseignement philosophique, ni d'anthropologie humaine, encore moins de pédagogie pour aider le futur cadre à faire face aux pressions extérieures et au stress. Pour beaucoup, leurs ennuis commençaient ici. Fatigués, anxieux, il n'avaient pas le droit de douter. La solution, on la connaît : demander à un ami médecin un remède contre la fatigue et la tension nerveuse. Or, phénomène classique chez ces hommes et femmes de " raison " soucieux de toujours maîtriser la situation, on lit la notice des produits prescrits pour connaître leurs effets théoriques, puis on organise sa propre médication. La dépendance commence.

Cette manière d'agir à l'américaine — être toujours beau, fort, en pleine forme et disponible — a provoqué une croyance magique dans la pilule. La France est l'un des pays les plus gros consommateurs d'anxiolytiques et d'anti-dépresseurs. Les cadres sont condamnés à être toujours en pleine forme.

Deuxième cause ou signe d'aliénation, les cadres ne savent pas se reposer. Lors d'une séance de coaching, je leur pose la question : " Quand vous reposez-vous intelligemment ", (ne serait-ce qu'en prenant le temps de lire un livre) ? Or il n'y a pratiquement aucun cadre français qui sait être malade 24 ou 48 heures, comme le font tous les employés et tous les ouvriers. Les arrêts maladies ne sont pas pris au sérieux.

 

Quelles sont les causes culturelles de ces comportements ?

 

Dès que ces managers sont en difficulté, la majorité d'entre eux utilisent la pastille. Nous sommes en effet dans une société très scientiste : les progrès scientifiques sont tels que chaque médicament est efficace, ciblé, utile. Il y a une croyance absolue dans la puissance chimique de ces produits et la raison scientifique est devenue la seule référence. Les victimes de cette logique sont des déistes de la raison scientifique.

Deuxième phénomène, le culte de l'immédiateté. Ceci se traduit par la confusion entre le traitement des effets et le traitement des causes, jamais abordé. On rencontre une espèce de puissance attirante : il faut que l'effet escompté soit systématique. La grande difficulté est de ne plus pouvoir imaginer qu'une situation difficile, désagréable, puisse être possible et bénéfique. Elle est à éliminer d'office. L'échec est impossible, la plainte n'est pas normale et la souffrance est à supprimer. Tout ce qui est de l'ordre du sentiment ou de l'émotion est évacué. C'est pratiquement le cannabis de l'intellectuel !

 

Pourquoi ces dépendances ont-elles un effet si néfaste sur la capacité à se gérer soi-même ?

 

Ces cadres se créent en effet une situation de dépendance, qui, dans un premier temps, donne satisfaction. Ils ont donc raison, puisque les effets recherchés aboutissent. Le seul problème est qu'ils ne peuvent plus assumer une situation difficile en supprimant les effets négatifs. Le paradoxe est qu'on demande à ces managers de diriger une équipe avec des difficultés qu'ils ne savent pas gérer pour eux-mêmes. Dès qu'ils rencontrent un problème important, ils trouvent donc une réponse immédiate en ne traitant que ses effets.

Ces dépendances ont malheureusement des effets secondaires. Quel que soit le type de médicament que vous utilisez, il a un effet X qui est immédiat, ensuite il y a un effet de X : on redescend plus bas que le point de départ. Or on ne peut accepter de revenir en arrière. Il faut donc reprendre un médicament à nouveau. Et on augmente la dose. Ce système en dents de scie, raccourcit les cycles et incite à consommer, de manière de moins en moins maîtrisée. Le couple alcool-médicament, par exemple les apéritifs avec les anxiolytiques, a des effets désatreux.

 

 

 

UNE DEMARCHE SOCRATIQUE

 

Que proposez-vous comme remède ?

 

Il faut apprendre aux managers à manager leur mal-être, sans tuer leur mal à être. Le mal-être n'est pas un mal absolu, être en difficulté passagère fait partie de la vie, l'inconfort permet de progresser. Il faut leur réapprendre à ne pas tuer la petite douleur ou la petite difficulté et leur faire prendre conscience qu'il y a un temps de latence, de réponse. Quand ils reçoivent une question, la plupart veut répondre dans l'instant. C'est un inconvénient majeur : la réponse n'a plus pour fonction de soulager la question, elle a pour fonction de tuer la question.

Cela veut dire que, sur le plan philosophique, on est davantage dans l'agir que dans la pensée : l'agir tient lieu de pensée, et c'est le drame de l'entreprise, accéléré par le développement de l'informatique : les cadres ne prennent plus le temps de penser. Dans mon activité de coaching, je demande à certains de réapprendre à méditer et à réfléchir. Or plus ces cadres montent en responsabilité, plus ces moments de réflexion sont importants.

Pratiquement, ma démarche se veut socratique, et s'appuie sur les trois bases de son anthropologie : un homme est raisonnable, social et conjugal. La question est de savoir où en est la personne par rapport à ces trois dimensions. Le niveau conjugal ne se réduit pas au couple, c'est aussi tout l'affectif. Le cadre se comporte souvent uniquement comme une machine intelligente. Comment l'entreprise laisse-t-elle la place aux deux autres dimensions ? Lorsque l'on embauche une personne, on a tendance à oublier que c'est une personne à part entière, mais ce n'est pas un système à une seule fonction, c'est un équilibre à trois dimensions.

Ainsi, je crois que l'avenir de l'entreprise passe par la prise en compte et le développement de la vie conjugale et de la vie sociale de ses salariés, surtout ceux qui ont des responsabilités. En outre et par hypothèse, plus un cadre est bien dans sa vie, plus il sera productif, donc, économiquement, rentable !

 

Quelle est l'origine du coaching ?

 

L'origine est d'abord sportive. Le coach activait les diligences pour que l'attelage soit dans l'axe de la voiture. Analogiquement, le coach est celui qui met une équipe en conditions idéales. On le retrouve dans tous les sports. Le coach n'est ni le leader ni l'entraîneur mais celui qui fait l'unité des membres d'une équipe. Son rôle peut s'appliquer à une seule et même personne : mettre en harmonie ses tendances et ses qualités.

Les Américains se sont aperçus dans les années soixante que plus l'état mental d'un sujet était favorable, plus sa puissance physique était développable. Quand par exemple les grands joueurs de tennis ne sont pas bien dans leur tête, ils n'ont pas non plus de résultats physiques.

Dans ce domaine, les premiers travaux ont été faits à l'Université de Philadelphie par un français nommé Carpentier. Il a proposé à 180 étudiants, garçons et filles, d'aller vivre deux jours dans une bulle à l'atmosphère remplie de produits chimiques (des virus de la grippe asiatique) ; s'ils attrapaient la grippe, ils seraient guéris rapidement. Il a donc constitué trois groupes de 60 : le premier constitué de personnes en pleine forme psychologique ; le deuxième de personnes ayant une forme moyenne; le troisième de personnes plutôt tristes. Ce dernier groupe sauf une personne a été malade. À peine la moitié du deuxième ; et une seule personne du premier groupe. Il a conclu que le système immunitaire humain était totalement lié à notre système mental : une personne en pleine forme a un système immunitaire pleinement efficace. Et réciproquement.

Les Américains ont considéré que ce qui est vrai pour l'exercice physique est aussi vrai pour l'activité professionnelle, en prenant pour hypothèse que si l'on diminue de 20 % les migraines des travailleurs, ils seraient plus efficaces. Les premiers coachings, dits de performance au sens physique et moral, ont donc eu pour objet de trouver les conditions de rendre leurs clients moralement en forme. Les Nord-Américains ont fait une deuxième découverte : ils ont observé que dans les milieux ecclésiastiques, il y a beaucoup moins de malades et quasiment aucun infarctus. L'observation gênait parce que les religieux menaient par définition une vie hors normes. Mais le constat est que lorsque les personnes vivent en communauté, et que la communauté fonctionne bien, il y a peu de baisses de moral, et donc peu d'inefficience immunitaire.

Les premières tentatives françaises ont été lancées dans les années quatre-vingt-cinq. Faute de réflexion philosophique propre, le coaching à la française a recopié le modèle américain comme un livre de recettes. En raison de ses insuffisances, le coaching s'est orienté vers l'aide aux personnes à se structurer moralement, dans le sens de la vie psychique. Ce nouveau modèle, mi-socratique, mi-augustinien, pour dire aux personnes : mieux vous serez dans vos trois dimensions, plus vous serez efficaces dans votre vie professionnelle et personnelle.

 

Est-ce qu'il n'y a pas eu justement, autour de ce concept de coaching, une perversion de la première approche, qui a provoqué un accroissement des pressions sur les cadres eux-mêmes ? On a parfois l'impression que le coach est moins un accompagnateur qu'un contrôleur ou un commissaire politique.

 

Absolument ! En face de quelqu'un jugé peu efficace, on disait " il n'a pas le moral " et on l'obligeait à aller voir le coach. Mais l'effet s'est perverti tout seul : tout le monde le savait coaché, et les rumeurs ont décrédibilisé la démarche. Les coachs ont alors décidé de sortir de l'entreprise, de faire en sorte que ce soit une démarche personnelle et volontaire, et non pas une espèce d'entraînement sportif.

Pour autant, on a pris la mesure de la dimension collective de l'accompagnement. Aux États-Unis, les premières vraies tentatives de coaching sont nées à la Nasa. Des psychologues ont inventé le team building : on choisissait les astronautes en fonction de leur capacité à être ensemble.

Par effet de comparaison, les entreprises ont repris ces méthodes, d'abord pour les dirigeants puis pour l'encadrement intermédiaire. Très vite, elles se sont heurtées à la question suivante : l'entreprise a-t-elle le droit, non pas d'entrer dans la vie privée, mais de considérer qu'un cadre a une vie privée ? C'est un peu comme si la laïcité à la française devait s'appliquer au travail : au bureau, les capacités techniques ; au vestiaire, la personnalité ! II y a une espèce de phobie d'entrer dans la vie privée des gens.

Les premiers à avoir structuré le bon processus de coaching sont des francophones, au début des années quatre-vingt : les Québécois et les Vaudois, sous l'influence des jésuites qui ont différencié les trois ordres de la personnalité : pour obtenir de bons résultats, il faut les considérer ensemble. Leur conception partait du principe que les gens n'étaient pas pathologiquement malades, mais que leurs conditions de travail pouvaient les déséquilibrer. Ainsi, plus les cadres ont des responsabilités, plus ils sont aspirés par l'entreprise, aux dépens de leur investissement personnel. Plus ils sont fatigués, moins ils s'occupent d'eux. Ce n'est pas rentable. De plus s'ils ne vont pas bien, ils seront de mauvais chefs et ne sauront plus trancher qu'entre l'autoritarisme et le laisser-aller.

 

 

 

LA VERITE LIBERE

 

Comment votre approche est-elle perçue par vos clients ?

 

D'emblée, les personnes coachées sont plutôt contentes. L'entreprise leur offre un moment privilégié ; à eux de faire en sorte qu'il soit intelligent et utile. Elles ont toujours la liberté de ne pas commencer puisque le premier entretien n'est pas un engagement. J'observe que les dirigeants d'aujourd'hui souffrent d'un vide existentiel et spirituel. Les origines analytiques, on les voit dans le domaine de la thérapie.

 

Suscite-t-elle de la méfiance ?

 

Non, car nous mettons carte sur table. C'est le jeu de la vérité. Devant eux, je fais l'hypothèse que l'homme a été créé à l'image de Dieu. Or Dieu est trois, donc nous aussi, nous sommes trois. Les philosophes et les psychologues, depuis l'origine jusqu'à Freud (sauf saint Augustin), n'ont vu trop souvent que deux éléments dialectiques : le positif, le négatif ; le bon ou le mauvais. Entre eux, pas de coordination. Si quelqu'un n'a pas d'orientation religieuse, je pose trois questions : d'où je viens ? Où j'en suis ? Et où je vais ? Ce qui revient exactement à la même chose : il faut qu'il y ait un lien entre ces trois questions ¾ c'est la problématique de l'œuvre de saint Augustin.

Le coaché n'a pas pour but de raconter sa vie, le coaching n'est pas une thérapie. Beaucoup de cadres ont eu une adolescence facile. Généralement, les personnes en position de manager ont suivi des études secondaires et supérieures (en particulier des Grandes Écoles) sur un " escalator ". Ce sont les plus brillants. Cependant, jusqu'à 30 ans, il leur manque une expérience de vie colossale : ils n'ont jamais ou rarement connu d' échecs. C'est leur plus grande faiblesse. S'il y a eu un échec, on l'a mis de côté, et caché. Ce peut être un divorce, le décès d'un proche. L'hypothèse que je formule, est que ceux qui ont géré des échecs sont plus forts. Il faut donc gérer l'échec qui a été tu, car tout ce qui est tu, tue. Seule la vérité libère. Ce n'est pas la vérité qui fait mal, c'est le camouflage, le secret stupide.

 

Dans ce refus de la vérité n'y a-t-il pas aussi un refus du lien entre l'âme et le corps ? Le corps, par le poids de ses contraintes propres, résiste. Faute de le maîtriser, on le brutalise et on lui cède à tort et à travers, mais c'est lui qui nous exploite.

 

Tout à fait ! On voit des cadres qui sont dans une sorte d'ascèse excessive. Ils confondent l'idée selon laquelle la société hédoniste privilégie le corps, et ils en font un refus du corps, puisque ce corps est conçu comme devant être dominé : il doit nous rendre les services que nous attendons. Le corps n'a pas droit à la parole. Lorsqu'une personne dit " j'ai mal au dos ", " j'en ai plein le dos ", ou " j'ai mal dedans "... comment écrivez-vous " dedans " ? Je demande qu'ils précisent la teneur de leur souffrance. Le corps a de multiples façons de parler. La plupart des personnes très contrariées font soit un torticolis, soit une lombalgie : le dos se tord. Ils ont une contrariété qui n'est pas sortie.

C'est pour moi une des particularités de l'homme, il est langagier, contrairement aux animaux, qui sont instinctuels et qui vivent comme ils peuvent. Donc le prix de la non- communication, avec soi, avec ses objectifs, avec Dieu, c'est le langage du corps qui se bloque. J'ai travaillé un moment dans un service de greffes cardiaques ; la quasi totalité des patients avait subi un infarctus peu de temps auparavant, mais après une blessure affective (divorce, rupture sentimentale, etc.) ! Ces malades font rarement le lien entre leur " histoire de cœur " et la nécessité de la greffe du cœur. Or l'histoire de cœur était mal jouée. En France une étude a révélé qu'au cours d'une relation amoureuse, 86 % des crises cardiaques n'ont pas lieu au cours d'une relation conjugale, mais extraconjugale. On retrouve ici l'un des modes d'entrée très fréquents dans le désir de coaching : à la suite d'un incident corporel, une prise de conscience s'effectue.

 

Le coaching a donc bien une fonction thérapeutique...

 

Pas exactement. Le coaching peut être un coaching de soutien pour les personnes qui subissent un événement de vie difficile à gérer en plus du travail : la découverte du cancer de son épouse, un fils qui se drogue. Qui peut prétendre que parce que j'ai fait Polytechnique, je ne connaîtrai aucun événement difficile au cours de mon existence ? Il va falloir le gérer. Un DRH d'une grande entreprise s'est aperçu que les gens qui avaient un souci important diminuaient de 50 % d'efficience dans leur fonction. Mais c'est la personne elle-même qui se sort elle-même de ses difficultés.

Il y a aussi le coaching de performance, qui concerne les personnes ayant eu une promotion professionnelle. Il faut les aider à se manager pour mieux manager. Mon hypothèse est de dire qu'en apprenant à se manager, ils pourront devenir managers, et non pas en prenant des cours de recettes pour apprendre à s'occuper des autres. L'autodiscipline est nécessaire pour qu'on puisse donner des ordres. C'est en s'auto-manageant, peut-être avec un tiers, qu'un jour on peut devenir manager. C'est au moment où un adulte devient homme qu'il peut devenir père. L'anthropologie n'a pas pour but de donner des recettes, contrairement à toutes les autres écoles, pour que les gens apprennent au sens pédagogique. Je leur dis : " La seule réponse que vous pouvez vraiment développer, c'est de vous manager vous-mêmes. " Cela demande un temps.

C'est ici où je retrouve totalement saint Augustin : à un moment ou à un autre dans sa vie, ne faut-il pas s'arrêter quelque temps ? On s'arrête et on médite. Mais il faut un référent. Le coaching trouve ici son rôle éthique et anthropologique : permettre à quelqu'un de s'auto-manager. Dans ce cadre-là et pour un certain nombre d'entre eux, je leur suggère de faire appel jusqu'à un père spirituel, c'est-à-dire une référence.

 

 

 

AIMES-TOI TOI-MEME

 

Faisons un rapprochement entre le monde de l'entreprise et la société d'aujourd'hui. Partout, les dualismes âme/corps, vie professionnelle/vie privée sont non seulement entretenus, mais promus. Comment l'entreprise, revisitée par une conception de l'homme pris dans son intégralité, peut-elle réhumaniser la société productive ?

 

Il faudrait d'abord substituer les " relations humaines " aux " ressources humaines ". Une ressource, c'est matériel. On ne considère que la compétence technique de l'homme. Or c'est l'entreprise qui va trouver le plus de qualités humaines à ses collaborateurs qui va gagner.

Ma position est simple. Prenez le commandement : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même. " On ne peut pas aimer l'autre si on ne s'aime pas soi-même. D'où la première question : t'aimes-tu suffisamment pour pouvoir aimer l'autre ? L'art de manager une entreprise, n'est-ce pas l'art d'aimer ses collaborateurs, aimer, non pas au sens noble du terme, mais au sens du respect de la vie ? Cette idée, on la retrouve dans saint Augustin, puis par une mystérieuse filiation, chez Freud . Comme le père de la psychanalyse n'a compris ni le péché originel, ni le principe de la confession, il lui manque des éléments importants, mais on peut rapprocher freudisme et augustinisme dans la phrase " tu aimeras ton prochain comme toi-même ", donc " tu aimeras ton collaborateur ". Lors d'un séminaire de managers, j'ai d'ailleurs proposé : " Tu aimeras ton collaborateur comme toi-même. "

Par conséquent, si les gens ne s'aiment pas suffisamment, ils ne peuvent pas avoir de contacts positifs entre eux. Combien les managers ont-ils consacré de temps à apprendre à se respecter individuellement, à se faire des compliments, et donc à en distribuer ? C'est un principe chrétien de base pour éclairer sa vie de travail ; ensuite, je peux aider au niveau physiologique et psychologique. À une personne qui ne s'aime plus, qui ne sait plus ni même faire un compliment à son épouse, je demande ceci : " Quel est le dernier cadeau que vous vous êtes fait à vous-même ? " Il lève les yeux au ciel, il n'y en a pas. " Si vous n'êtes pas capable d'offrir des fleurs à votre épouse, ce n'est pas la peine d'aller manager trente-cinq personnes. Vous n'êtes pas dans les conditions de le faire. " Je dirais presque : " Psychologiquement et physiologiquement, vous n'êtes pas en condition pour faire face à vos responsabilités. "

 

Comment se construit la relation à autrui ?

 

La difficulté est d'accepter la vérité sur soi, d'accepter aussi une forme de dépendance par rapport à l'histoire, ses parents, ses collaborateurs... L'homme est pratiquement l'animal qui est le plus longtemps dépendant. Comme s'il fallait un taux de dépendance plus important pour être plus libre. Pour moi, éthiquement et au niveau de l'efficience, tant que vous n'aurez pas rencontré vos collaborateurs, que vous ne saurez pas bien qui ils sont, et tant que vous ne les apprécierez pas suffisamment, vous ne pourrez pas être manager. Vous allez souffrir, et on rentre dans le cercle vicieux. Comme vous ne savez pas bien gérer la souffrance, celle-ci se traduit par des comportements caractéristiques : la personne est caractérielle, sourde ; on arrive, elle ferme la porte du bureau, elle devient exigeante, ce qui n'enlève rien à sa compétitivité technique, qui est le seul motif de reconnaissance au départ. C'est le phénomène du défaut scolaire : on ne vous demande pas qui vous êtes, on vous demande combien vous avez eu au Bac.

Bien souvent, on croit que les gens qui ont toujours réussi sont supérieurs. Or cette idée de la réussite n'est pas transposable aux relations humaines. La qualité de la relation humaine est plus noble que la réussite, parce qu'elle dépend des autres, effectivement. On écoute l'autre, on apprend aussi à lui faire confiance. Il faut s'écouter et se parler en vérité : " Penser tout ce que l'on dit, mais ne surtout pas dire tout ce que l'on pense ", car tout n'est pas bon à dire, en permanence, (ce qui est typique de l'adolescence), sans pour autant se déjuger.

La relation humaine dépend aussi de l'histoire : ce qui a été mal traité en 1914 s'est facturé en 1939. Le pardon refusé, la blessure de l'humiliation a toujours un prix, entre les hommes et entre les peuples.

 

Vous parlez dans ce cas de résilience, qu'est-ce que cela signifie ?

 

La notion de résilience qui est la capacité de pardonner, c'est la confession. Cela consiste à dire : j'ai été offensé fortement, ce n'était pas forcément logique, mais je ne suis pas obligé d'haïr pour m'en sortir en continuant à haïr. Quand il y a de vieux " ressentis ", il faut s'en débarrasser en parlant, puis en remettant du sens. C'est comme un film que vous avez vu en VO : neuf fois sur dix, il est mal traduit. De mon côté, je dis : " On garde le film, c'est l'histoire de notre vie, mais on va refaire la bande son ", car il y a des contresens, des non-sens, des erreurs de conjugaison, des fautes d'orthographe. C'est le principe de l'analyse : chacun doit refaire sa bande-son correctement, et non pas commenter l'image. La vie est comme un texte qu'on écrit trop vite, avec des erreurs et des imprécisions ; ce sont ces erreurs qui empêchent de vivre la séquence. Ceux qui ont besoin d'une thérapie sont ceux dont la bande-son est de trop mauvaise qualité.

Dans le processus de la résilience les gens doivent refaire la bande-son sur certains passages. Dans le droit romain, lorsqu'une personne avait lésé quelqu'un, elle était condamnée à lui rendre justice, et devenait, temporairement, le serf de sa victime. La résilience correspond à l'extinction de la dette. Pour qu'il y ait résilience, il faut donc faute, sanction, pardon. Certains trouvent la résilience par eux-mêmes, d'autres avec un prêtre, ou encore avec un psychologue. La résilience est donc la capacité de reprendre ce qu'on a vécu, en faisant la part des choses : saint Augustin cherche dans ce cas " ce qui est de l'auteur ". Je ne suis pas seulement subissant ce qui est arrivé ; je suis non pas l'auteur de ce qui m'est arrivé, mais je suis acteur de ce qui est arrivé, de la façon dont cela s'est ou non fait. La capacité de résilience est de reprendre l'événementiel, d'y réfléchir à nouveau, et de renoncer à vouloir régler ce compte-là une seconde fois, parce qu'il y aura réparation. La résilience est une cicatrice de bonne qualité. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de cicatrisation en amont, mais une non-résilience est une cicatrice qui s'ouvre à chaque faux mouvement.

 

L'entreprise est le reflet de la société. Depuis les trente dernières années, la population au travail a changé. Comment appréhendez-vous l'effet de la mixité sur la vie professionnelle ?

 

Il faut faire attention à la mixité. Les femmes ont des particularités que les hommes n'ont pas. Une femme a besoin d'aimer pour désirer, alors qu'un homme a besoin de désirer pour savoir s'il aime. En revanche, une femme déçue met beaucoup plus de temps à pardonner : j'ai besoin d'aimer pour désirer, et si je suis déçue, je mets du temps à pardonner. Et ce cycle va se retrouver en temps ordinaire, en tant qu'épouse, en tant que professionnelle. Il n'y a pas de raison qu'elle ne soit plus femme, quand bien même elle est directrice de la comptabilité ou du marketing.

Entre hommes et femmes, il ne peut pas y avoir de collaboration neutre, dans le sens où il y a toujours un jeu de séduction qui peut provoquer des difficultés. On ne parle pas de la même façon à une femme qu'à un homme. Fondamentalement, l'homme et la femme fonctionnent de la même manière au sens du raisonnement psychique. En revanche, une femme va avoir besoin de sa satisfaction d'épouse et de mère pour pouvoir être manager. Si, comme épouse ou comme mère, elle n'a que des soucis, elle ne pourra pas être manager. Le travail n'est pas un lieu thérapeutique. Il ne faut pas croire que le travail est un lieu où on se répare psychiquement. C'est un lieu où l'on peut se donner, à condition que le préalable existe.

Quant à ce " préalable ", son appréciation est délicate, pour un recruteur, par exemple. On interroge volontiers un candidat sur ses hobbies, sur sa vie associative. Sur sa vie de famille, jamais, discrétion oblige, et c'est normal. Pourtant, la vie de famille est centrale dans l'équilibre de la personne, et une bonne orientation professionnelle devrait en tenir compte.

 

N'est ce pas d'une certaine manière une sélection par la vie ?

 

Vous n'embauchez pas seulement un homme ou une femme, mais l'histoire d'une personne. Les cabinets de recrutement n'hésitent pas à enquêter discrètement. Un groupe français du CAC 40Le Groupe Lafarge a montré qu'un divorce chez un cadre coûte huit mois de travail moyen. A contrario, une entreprise norvégienne a constaté que lors des séminaires commerciaux organisés pour ses cadres à l'étranger, avec un billet d'avion offert pour une autre personne, ses cadres étaient plus performants lorsqu'ils invitent leur femme (en France, ce serait impossible, un billet d'avion offert à un non-salarié est un abus de bien social). Bref, le confort psychologique — et conjugal ! — rend plus efficace : pourquoi l'entreprise n'y contribuerait-elle pas ?

 

Le coaching paraît moins à la mode. La méthode a-t-elle montré ses limites ?

 

Cela se pratique toujours, mais il y a eu des dérapages, préjudiciables au concept. Des sectes s'en sont emparés, comme la Scientologie ou le Temple solaire. De grandes entreprises ont été piégées, et la méfiance s'est instaurée.

Par ailleurs, le coaching à la française reste dominé par l'école comportementaliste : je ne traite pas les causes, mais les effets. Tout est binaire, comme dans le principe du test, ou du questionnaire avec réponse par " oui " ou " non ". La norme est dans la moyenne. Une position de référence anthropologique et philosophique fait peur car jugée non scientifique, donc peu vendeuse.

 

 

 

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE DE SAINT-GERMAIN ET FRANÇOIS PEDONE.

 

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