LE XXe SIECLE a été le siècle de la tentation prométhéenne. Le siècle qui commence pourrait bien être celui de la tentation faustienne. Tentation prométhéenne, quand l'homme a cherché à dérober le feu, le feu nucléaire, avec les dangers durables de cette trouvaille.
Tentation faustienne, quand l'homme cherche à dérober la vie, quitte à perdre l'humanité entière et sa propre humanité.
Je pense souvent au discours de Harvard, qu'Alexandre Soljenitsyne nous avait rappelé en 1993, lorsqu'il était venu en France. À nouveau, il avait dit : " Les hommes ont besoin de faire des lois quand il n'y a plus de mœurs. " Et c'est vrai que, pendant longtemps, il n'y a pas eu besoin ni de bioéthique, ni de lois. Les deux serments de la tradition humaine suffisaient : le serment d'Hippocrate et le serment d'Antigone. Le serment d'Hippocrate, c'est la conscience, l'homme et sa conscience face à la souffrance et à la maladie, la grandeur du médecin : " Tu ne tueras pas. " Et Antigone : le respect de la mort, le droit d'enterrer son frère, donc le respect de la vie.
Or, aujourd'hui, on voit que la conscience s'est en quelque sorte éclipsée, obscurcie, et que la notion même de respect est submergée, balayée, par ce qu'on appelle les progrès de la science. Et on voudrait nous dire, et nous serions tentés de croire, que la science est en avance sur la loi et qu'il serait urgent que la loi rattrape la science.
En d'autres termes, nous avons en France, depuis un certain nombre d'années, et peut-être même en Europe, accepté la dissociation progressive, qui était impensable du temps de nos grands-parents, entre la Loi et la loi, entre la loi morale et la loi positive, entre la loi faite par les juristes et la loi inscrite dans le cœur des gens.
I- NOUVELLE SOCIETE, NOUVELLE PROBLEMATIQUE
Nous sommes devant une nouvelle problématique, qui repose sur des phénomènes récents et inédits.
1/ Les découvertes et les initiatives des chercheurs
Le premier phénomène, ce sont les découvertes et les initiatives des chercheurs. En effet, il suffit de citer le clonage et la connaissance du génome humain, pour mesurer aussitôt que nous sommes aux portes d'un autre monde.
L'homme politique est en face d'au moins trois types d'intérêts contradictoires :
L'intérêt du patient. Nous sommes là dans une région de très haute affectivité. Un père, une mère qui pensent à leur enfant malade atteint d'une maladie incurable, se tournent vers la science et lui disent : " Pressez-vous, je suis prêt à tout pour guérir mon fils, ma fille... " Formidable pression du patient, pression de l'immédiate détresse.
L'intérêt des chercheurs. Pour un patient, tout ce qu'on peut tenter doit être tenté. Pour un chercheur, tout ce qu'on peut trouver doit être recherché. À l'évidence, nous ne sommes plus au temps de Pasteur qui disait en confidence : " Je ne sortirai pas de mon laboratoire si j'ai trouvé quelque chose de mal sans avoir trouvé quelque chose qui en soit l'antidote. "
L'intérêt des industriels. L'intérêt des entreprises de biotechnologie. Intérêt puissant d'un groupe de pression qui pèse lourd et qui est discret. Qui pèse d'autant plus lourd qu'il est discret. " Tout ce qu'on peut commercialiser doit être mis sur le marché ", voilà la norme. Tout ce qu'on peut inventer, tout ce qu'on peut rechercher, tout ce qu'on peut trouver doit être inventé, cherché, découvert. Tout ce qu'on peut tenter, il faut le tenter, tout ce qu'on peut commercialiser, il faut le mettre sur le marché. "
Nous voyons bien que s'il n'y a pas, à un moment donné, un dénouement de ces contradictions par le haut, l'humanité court à sa perte.
2/ La dérive de la société
Il y a un deuxième phénomène qui connaît une accélération formidable ces dernières années : la dérive de la société. La dérive, c'est-à-dire la confusion des esprits. Nous sommes passés d'une logique de la dignité à une logique consumériste. Prenons les quatre derniers exemples :
Le Pacs, avec la future adoption des enfants par les couples homosexuels. Cela signifie que la notion de famille n'a plus aucun sens. " Je désire un enfant et peu importe son équilibre affectif. "
La pilule abortive à l'école, comme si les professeurs étaient des infirmières ou des médecins : logique consumériste !
L'avortement à douze semaines, passé de dix à douze semaines, alors qu'on nous avait dit et promis : " Cela ne bougera plus puisque c'est réservé aux cas d'extrême détresse. "
Et puis naturellement, l'arrêt Perruche qui donne le droit — on n'ose pas l'exprimer tellement c'est incroyable — à un enfant handicapé d'être indemnisé parce qu'on l'a fait naître ! Le droit d'être indemnisé parce qu'on a vécu !
Nous sommes au bord de ce que Mère Teresa a appelé justement une " société de violence ". Et d'ailleurs, la boucle sera bouclée lorsque viendra le débat sur l'euthanasie, que les lobbies les plus " humanitaires " ne cessent de réclamer.
Avec l'avortement, la société a donné le droit aux parents d'éliminer les enfants. Avec l'euthanasie, la société donnera le droit aux enfants d'éliminer les parents !
3/ La pratique des dominos
Troisième phénomène inédit : la fameuse pratique des dominos, appliquée à la loi et appliquée à la science.
On légifère sur l'exception. On ouvre la brèche. Après quoi, il suffit de l'élargir. On la met en exergue comme exceptionnelle, et exceptionnellement touchante. Ce qui veut dire que toute personne qui n'est pas touchée par cette exception est réputée inhumaine, monstrueuse ! Et à partir de cette brèche, l'exception, peu à peu, devient la règle. 1974 : " Ultime recours. " Puis " droit de la femme ". Et maintenant " droit de l'enfant " avec l'arrêt Perruche.
Et c'est la même chose qui se prépare avec la recherche sur l'embryon : dans la loi de 1994, " l'expérimentation sur l'embryon est interdite " ; dans la loi de 2002, " l'expérimentation est autorisée dans des cas exceptionnels, celui des embryons surnuméraires ".
II- FAIRE ŒUVRE DE PAIX
Face à ces phénomènes nouveaux, que doit faire l'homme politique ?
Il doit faire œuvre de paix. Je pèse mes mots. Nous ne sommes pas les violents. Nous voulons la paix : la paix civile, la paix des cœurs, la paix de l'humanité avec elle-même. Ce qui implique le discernement et la norme.
La vocation, la mission de l'homme politique, c'est le discernement. Et ce qu'on attend de lui, c'est de dire la norme, et la norme c'est la dignité humaine.
Tout ce qui s'éloigne de la dignité humaine ne peut pas entrer dans la vocation de l'homme politique. Ce n'est plus de la démocratie, c'est de la démagogie. Il est difficile, avec un régime d'opinion — mais c'est nécessaire — de concilier la norme et les souhaits immédiats, les caprices de l'opinion. Mais c'est l'honneur et la grandeur de la politique de le tenter.
1/ Avoir le courage des mots
Pour y parvenir, il faut d'abord avoir le courage des mots.
De la même manière que nous exigeons de la recherche scientifique la " rigueur scientifique ", on devrait exiger du milieu politique la rigueur sémantique. Si nous possédions un peu de cette rigueur sémantique, nous n'accepterions pas de rentrer dans les trous de souris comme, par exemple, la distinction entre clonage thérapeutique et clonage reproductif. Parce qu'il est bien évident que le problème est le même sur le plan philosophique et sur le plan des conséquences pratiques.
Il en va de même de la qualification de " surnuméraires " appliquée aux embryons n'ayant pas été sélectionnés pour la chance ou le diagnostic pré-implantatoire pour être implantés dans l'utérus de leur mère. On se prépare, après ces contournements de la sémantique visant à faire admettre une sélection de l'espèce, à mettre en place deux humanités côte à côte, deux sortes d'embryon et donc deux sortes de personnes, deux sortes de sujets de droit : ceux qui ont le droit de vivre, et ceux qui n'ont pas le droit de vivre et sur lesquels on peut expérimenter.
L'homme politique doit faire " œuvre de paix ", c'est-à-dire appeler un chat, un chat ; un crime, un crime. L'embryon n'est pas à moitié sujet, à moitié objet. Une personne doit toujours être considérée comme une fin en soi, et non comme un moyen. Sinon on établit des catégories entre les hommes, les hommes normaux et les sous-hommes.
2/ Construire, par la loi, une barrière morale
La société a besoin de barrières. Ces barrières, dans une société civilisée, n'ont même pas besoin d'être formulées : elle sont implicites, invisibles, évidentes.
L'homme politique ne doit pas encadrer la science, comme pour la contraindre et l'empêcher. La liberté de l'homme politique ne s'oppose pas à la liberté du scientifique, mais elle l'oriente. Prenons l'exemple des cellules souches : si la meilleure orientation de la recherche va vers les cellules souches adultes plutôt que vers les cellules souches embryonnaires, il faut prendre cette direction. Cela coûte plus cher. Eh bien tant pis ! c'est le prix de l'humanité.
III- VEILLER AU PRINCIPE DE PRECAUTION
Je serais tenté de dire, en utilisant une expression très au goût du jour, mais qui curieusement n'est jamais utilisée pour la bioéthique, que l'homme politique doit veiller au principe de précaution.
Le principe de précaution, cela veut dire d'abord affirmer le respect de tout être humain.
Cela veut dire affirmer que l'être humain est une personne digne de respect et titulaire de droits juridiques depuis la conception jusqu'à la mort naturelle. Cela veut dire maintenir que le corps humain ne doit pas être une source de profits et interdire la brevetabilité du génome humain ou de ses séquences ; s'opposer aux pratiques eugéniques et à toute manipulation des gènes ; interdire le clonage des êtres humains, qu'il soit reproductif ou thérapeutique ; protéger le don de la vie, c'est-à-dire faire du droit à la vie un droit constitutionnellement reconnu et protégé. Et cela veut dire, enfin, et c'est aussi important — on n'en a pas parlé parce que ce n'était pas le sujet mais c'est quelque chose qui nous touche tous de très près — assurer la dignité de la fin de la vie. C'est-à-dire maintenir fermement le principe d'interdiction de l'euthanasie, développer les unités de soins palliatifs.
Une société se juge à la qualité du regard qu'on porte sur les plus petits et sur les plus anciens. Car il y a quelque chose qu'on ne peut pas appréhender, qu'on ne peut pas même deviner, c'est la vie intérieure. Si l'on veut que l'innocence ne soit plus sommée de fournir ses justifications, si l'on veut en finir avec les crimes de logique, il faut en appeler à un critère distinctif plus haut que les critères des assemblées. Ce critère, comment l'appeler autrement que " le caractère mystérieusement irréductible de la personne humaine ", c'est-à-dire une petite flamme fragile mais qui éclaire les chemins de crête, tient éveillée les cordées assoupies ?
Nous n'avons pas à céder à l'idéologie scientiste qui ferait un devoir au politique de suivre, de s'incliner devant les injonctions répétées de certains lobbies biotechnologiques. Jacques Testard l'a dit clairement : " Les partisans de la recherche rétorquent qu'à trop tergiverser, la France va prendre du retard sur ses concurrents étrangers et sera la grande perdante de la course aux brevets. Cela montre bien que, derrière le débat sur la recherche sur l'embryon, se cachent des arrière-pensées mercantiles, voire le fantasme de maîtriser tous les stades de développement de l'être humain ou d'ébaucher le clonage reproductif. "
Nous n'avons pas à céder non plus à l'idéologie utilitariste qui consiste, au nom même du caractère absolu de l'inviolabilité de l'être humain, à reconnaître à certains embryons une valeur exactement relative à leur utilité matérielle. Comme si la dignité n'était pas, n'était plus, une qualité intrinsèque à l'être humain : il ne peut y avoir des " embryons sujets " et des " embryons objets ".
La révision des lois de 1994
Il y a, dans le projet de loi de révision des lois de bioéthique de 1994, derrière l'affichage de l'interdiction du " clonage reproductif " qui est bien sûr légitime, des dérives porteuses de lourds dangers. D'abord, en proposant de créer l'Agence de la Procréation, de l'Embryologie et de la Génétique humaine dont la compétence est aussi étendue qu'imprécise, le projet de loi entend contribuer à transférer les responsabilités du législateur vers le scientifique. En ce sens, il lui accorde la compétence non seulement pour vérifier la conformité de protocoles de recherches à la loi, mais également pour proposer des amendements à la loi. La légitimité appartient au politique et non au scientifique. Accorder une autorité politique prépondérante au scientifique, ce n'est rien d'autre que de mettre notre démocratie sous la coupe d'un cléricalisme scientifique.
Ensuite, je me demande si l'interdiction du " clonage reproductif " n'a pas pour objet de détourner l'œil et la vigilance des observateurs précisément pour ajouter à la confusion. Effrayée par les déclarations du professeur italien Antinori ou des membres de la secte Raël, la presse s'est largement fait l'écho de cette volonté d'interdire le clonage thérapeutique. Mais cette disposition du projet de loi, aussi consensuelle soit-elle, est-elle réellement nécessaire ? En effet, le clonage dit " reproductif " est déjà interdit par de nombreux textes internationaux en vigueur, tel le Protocole additionnel à la Convention " bio-médecine " du Conseil de l'Europe, portant interdiction du clonage d'êtres humains, signé à Paris même, le 12 janvier 1998 et entré en vigueur depuis, ainsi que la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l'homme, de l'Unesco, en son article 11. Alors, pourquoi faire un tel cas de l'interdiction du clonage dit " reproductif " alors même qu'il est déjà interdit au niveau international ?
Derrière la crainte et l'ignorance, il y a, pour certains, une tentative de manipulation du langage, et par-là même, de l'opinion. Cette manipulation repose sur une distinction subjective et abusive entre clonage dit " reproductif " et clonage dit " thérapeutique " qui tend à nous faire accepter l'un en concentrant sur l'autre toute l'appréciation négative. Or cette distinction ne repose sur rien de concret. La technique employée est exactement la même : il s'agit de dupliquer une personne humaine par transfert de noyau.
Dans un cas, le clonage dit " thérapeutique ", la croissance de l'embryon est stoppée au bout de quelques jours, pour en extraire et en exploiter les cellules souches, tandis que dans l'autre, la croissance est poursuivie jusqu'à la naissance. Dans un cas, on crée un embryon pour en faire un " gisement de matériaux ", dans l'autre, on le laisse se développer jusqu'à la naissance. De ces deux attitudes, savons-nous vraiment juger laquelle est la plus condamnable ?
À vrai dire, ce qui est condamnable, avant l'intention même, c'est la pratique. Autoriser cette pratique en tombant bêtement dans le piège sémantique qui nous est tendu, c'est à coup sûr accepter une nouvelle transgression qui nous mènera toujours plus loin dans la réification de l'homme, dans son " instrumentalisation ".
Aussi l'amendement de M. Henri Emmanuelli, visant à autoriser le clonage dit " thérapeutique " est purement et simplement inacceptable. C'est d'ailleurs la position retenue à la quasi-unanimité tant en France qu'en Europe. Que ce soit le Conseil d'État ou la Commission consultative des droits de l'homme, le Parlement européen ou les confessions religieuses, tous se sont déclarés opposés au clonage, quelle que soit son appellation. Même Lionel Jospin, qui s'y était déclaré favorable a reconsidéré sa position en reconnaissant le risque de l'instauration de " trafics d'ovocytes " et de dérive vers un " clonage reproductif ".
À ce titre d'ailleurs, l'argument souvent avancé de la " compétition internationale " entre équipes de chercheurs est tout à fait irrecevable puisque, d'une part le clonage est en passe d'être interdit aux États-Unis et dans les principaux pays industrialisés, et d'autre part, l'utilité même de cette pratique n'est pas scientifiquement établie. Accepter l'argument de la " compétition internationale ", ce serait indigne de la France qui se doit de donner l'exemple en matière de garantie des droits fondamentaux et non d'anticiper les catastrophes.
Un inventaire de transgressions présentées comme des bienfaits
Au titre des bienfaits, on nous propose l'autorisation des implantations post-mortem.
Le projet de loi nous demande de nous exprimer sur une situation heureusement exceptionnelle, qui pourrait nous paraître proprement ahurissante, tant les règles élémentaires de la nature et de la procréation sont bafouées : envisager la conception d'un enfant alors même que son père est déjà mort.
Nous sommes ici manifestement dans la situation de devoir gérer l'une des conséquences d'une transgression précédemment acceptée par la légalisation de la fécondation in vitro. Et ce n'est que l'une des conséquences ; la recherche sur les embryons surnuméraires en est une autre. Avec cette disposition, nous franchissons une nouvelle étape dans l'affirmation de la logique de propriété pesant sur l'enfant. L'enfant n'est plus considéré comme un don et une responsabilité pour le couple qui le conçoit, mais comme un droit et une propriété individuelle.
Cette logique de propriété, du " droit à l'enfant ", qui implique que nous puissions avoir des enfants en réserve et disponibles sur demande porte, comme un prolongement naturel, la logique du " droit à l'enfant parfait ", qui a tant choqué les consciences au moment de l'arrêt Perruche. L'étape qui authentifie ce prolongement a déjà été franchie, c'est la légalisation du diagnostic pré-implantatoire, pratique proprement eugéniste et interdite à ce titre en Allemagne.
Face à l'affirmation de ce prétendu "droit à l'enfant", qu'en est-il de la prise en considération du bien propre de l'enfant ? Ce souci prioritaire semble s'effacer alors même qu'il est présent dans toute notre pratique et dans notre patrimoine juridiques. Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l'enfant, rappelle expressément qu'" un enfant a droit à un père et une mère ".
L'autorisation de la recherche génétique sur les personnes décédées
Je rejoins mon collègue Jean-François Mattéi lorsqu'il déclare que " la génétique doit s'arrêter à la porte des cimetières ". Or l'autorisation de la recherche génétique sur les personnes décédées illustre parfaitement une certaine prétention de la génétique à envahir chaque recoin de la vie de l'homme, en nous conduisant de ce fait à ne pas avoir davantage de respect pour la vie que pour la mort, c'est-à-dire pour l'intimité. Oui, la génétique doit s'arrêter à la porte des cimetières et respecter les morts, comme elle doit aussi s'arrêter au ventre des mères, et respecter l'enfant à naître.
Or, et nous en arrivons au cœur de ce projet de loi, il nous est demandé d'accepter que l'embryon humain soit " réifié ", réduit au rang de matériau de recherche.
Comme pour le clonage, le projet de loi opère une distinction subtile mais arbitraire, cette fois-ci entre " embryons humains " et " embryons humains surnuméraires ", les embryons humains surnuméraires étant ceux qui, conçus à l'occasion d'une fécondation in vitro, ne sont pas et ne seront pas implantés dans l'utérus de la mère.
Avant même d'aborder le problème lui-même de la recherche sur l'embryon, nous devrions nous arrêter à la question suivante : Sur le fondement de quelle logique peut-on considérer comme " éthique ", le fait de pondérer la valeur des embryons selon qu'ils sont qualifiés de " numéraires " ou de " surnuméraires " ?
Savons-nous encore de quoi nous parlons ? Il s'agit de réaliser une recherche sur une réalité : l'embryon humain, et non sur une intention subjective : le projet parental. C'est la réalité sur laquelle nous légiférons qui doit dicter notre position, et non une intention extérieure. L'intention des parents ou des chercheurs ne peut en aucun cas changer la nature de l'embryon.
Un enfant orphelin ne bénéficie plus d'un " projet parental ". Il n'en reste pas moins une personne humaine. Ce n'est pas parce qu'elle n'est pas encore une personnalité que n'existe pas la personne. La personne ne se définit pas à partir du regard des autres.
Accepter cette distinction entre " numéraires " et " surnuméraires ", c'est accepter de créer une hiérarchie entre les êtres humains, c'est affirmer, dans un but utilitariste, que l'embryon surnuméraire serait dépourvu de valeur, tant par lui-même puisque la notion de personne humaine lui serait inapplicable, que par procuration de ses parents puisque ceux ci ont renoncé à tout " projet parental " sur lui.
Le projet de loi, développant cette fausse distinction, permet alors que soit livré l'embryon à qui saura en tirer une quelconque utilité, afin qu'il devienne un objet. Par cette disposition, le texte de loi nie le principe même de personne humaine et poursuit le " déclassement " de l'embryon humain, déjà initié en 1994 par la qualification très inventive de " personne humaine potentielle ", comme si l'on pouvait être en partie une personne humaine.
L'Académie nationale de médecine affirmait dans un communiqué que la légalisation de la recherche sur l'embryon est un " devoir " et une " nécessité ". Elle répondrait ainsi à une nécessité impérieuse pour la poursuite de certaines recherches. Mais je me demande souvent, en sentant comme chacun la pression exercée sur nous par certains milieux scientifiques, où est la réelle urgence à légaliser la recherche sur l'embryon ?
Celle-ci est autorisée au Royaume-Uni depuis 1990, c'est-à-dire depuis plus de 10 ans, délai largement suffisant pour pouvoir lui demander de dresser le bilan de ses " découvertes ". Où sont les découvertes " exceptionnelles ", les " avancées majeures " tant annoncées par le concert des industries biotechnologiques ? L'Allemagne qui, à juste titre, interdit strictement toute recherche sur l'embryon humain a, sur la même période, comptabilisé davantage de publications scientifiques en matière de thérapie cellulaire.
J'en suis venu à la conclusion que l'urgence pour les industries biotechnologiques n'est pas dans l'éventuelle application thérapeutique d'innovations heureuses, mais bien plus dans le nécessaire retour sur investissement, dans " l'appropriation " de ces innovations dans la course au brevet. Là est la véritable urgence ; et elle n'est pas, elle ne peut pas être nôtre. Elle est celle de certaines industries dont il nous revient précisément d'encadrer l'activité.
L'embryon au service de la thérapie cellulaire
Pour ce qui concerne la prétendue nécessité de légaliser la recherche sur l'embryon pour développer la thérapie cellulaire, la situation est très simple, et le bon sens devrait guider notre réponse.
Le développement de la thérapie cellulaire suppose la connaissance des mécanismes des cellules souches, c'est à dire des cellules capables de se différencier vers différents types de cellules, en fonction des signaux qui leur sont adressés.
Nous savons tous qu'il y a deux voies possibles de développement de la recherche sur les cellules souches, car il existe deux sources de cellules souches : celles prélevées sur les embryons et fœtus et celles prélevées sur les adultes. Tout le monde reconnaît que, pour ne pas détruire d'embryons, seule la recherche sur les cellules souches adultes ne pose pas de problème éthique. Le simple bon sens conduit donc à investir fortement et exclusivement dans la recherche sur les cellules souches adultes. Néanmoins, certains continuent à plaider pour la légalisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires.
Les arguments strictement scientifiques ne sont pas seuls suffisants pour expliquer cet entêtement. En effet, jusqu'à présent les meilleurs résultats en la matière ont été obtenus à partir des cellules souches adultes, et ce en raison de leur plus grande stabilité et de leur immuno-compatibilité naturelle avec le patient, puisque c'est sur cette même personne qu'elles sont prélevées puis regreffées. La raison pour laquelle les laboratoires demandent avec autant d'insistance l'autorisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires relève davantage de l'ordre de la commodité dans l'approvisionnement en " matériau de recherche ", c'est-à-dire en embryons humains.
Les embryons humains présenteraient un double avantage :
- Tout d'abord celui de la quantité disponible, puisqu'il existe en France et contrairement à d'autres pays, des milliers d'embryons abandonnés dans les armoires des laboratoires.
- Puis celui du prix, puisque les embryons surnuméraires sont pour ainsi dire " gratuits ", le coût de leur conception ayant déjà été pris en charge, et remboursé par la Sécurité Sociale, lors de la fécondation in vitro.
La question à laquelle nous devons répondre est donc la suivante : Ces embryons qui ont le plus souvent des frères et sœurs bien vivants, des " faux jumeaux " en l'occurrence, doivent-ils être livrés à l'expérimentation scientifique et donc détruits, au prétexte qu'ils seraient " disponibles " en grande quantité et " gratuits ", alors même qu'il existe une autre voie, acceptable du point de vue éthique et très sûre du point de vue scientifique : celle de la recherche sur les cellules souches prélevées sur les adultes ? Évidemment, non !
Le contexte dans lequel intervient ce débat est symptomatique d'un certain climat.
Est-ce bien un hasard si, en l'espace d'une semaine, sont débattus ou déposés 1/ ce texte sur la bioéthique, 2/ la proposition portant sur l'affaire Perruche, 3/ une proposition de loi visant à légaliser l'euthanasie (déposée par M. Jean-Pierre Michel). Il faut croire que la réflexion sur les avantages comparatifs de la vie et de la mort est dans l'air du temps.
La mort comme un bien
Nous sommes confrontés ici à des expressions diverses d'une même idéologie qui a comme filigrane intime de considérer la mort comme un bien.
L'euthanasie, qui serait partie intégrante de la bioéthique, est appelée par ses promoteurs, " le droit de mourir dans la dignité ", ce qui supposerait que l'on puisse mourir hors de la dignité. Une incapacité physique et intellectuelle en fin de vie ferait-elle perdre à l'homme sa dignité ?
Paradoxalement, cette dignité ainsi comprise ne pourrait plus être garantie que par la mort anticipée de l'individu qu'elle prétendait honorer. Appliquée à certaines personnes, la mise à mort deviendrait un bien. Nous voyons bien jusqu'à quelles abominables absurdités mène l'oubli de l'égale et constante dignité de toute personne humaine.
De même les principes de l'indemnisation du handicap congénital et de la poursuite pour faute du médecin qui ne l'aura pas décelé, révèlent que la mort prénatale d'un enfant handicapé a été, par la plus haute instance judiciaire, considérée en l'occurrence comme préférable à son existence.
De même les promoteurs de la recherche sur l'embryon présentent la destruction de l'embryon comme un bien, puisqu'elle leur permet d'en tirer un bénéfice, une utilité devenue critère ultime de qualité.
Dans l'inconscient collectif d'un peuple, la chosification de l'embryon porte quelque chose de morbide et de contraire à la paix civile.
La psychanalyste Monette Vacquier l'a exprimé avec force :
Il y a une contradiction éthique dans le fait d'expérimenter ainsi sur le dos d'autrui. Mais l'embryon, me rétorquera-t-on, est-il un autrui ? N'est-il pas qu'un amas de cellules ? Certes, c'est un amas de cellules, mais c'est une erreur profonde de penser qu'il peut se réduire à cette simple dimension biologique. L'embryon est une figure de l'altérité, c'est la matérialisation de l'alliance de l'homme et de la femme, un support identificatoire à notre passé et une ouverture vers l'avenir. L'embryon est porteur de toutes ces significations symboliques sur lesquelles se construit le sentiment d'appartenance à l'espèce humaine. C'est pourquoi le traiter comme une chose ne saurait être sans conséquence sur la représentation que l'on se fait de l'homme .
Degrés d'humanité
Tout cela ne serait pas possible, si auparavant, nous n'avions pas implicitement reconnu l'existence de degrés dans l'humanité. Que ce soit à l'égard des embryons, des personnes handicapées ou des personnes âgées, cette idéologie " mortifère " ne serait pas dans l'air du temps si, auparavant, nous n'avions pas renoncé à reconnaître en chacun une égale humanité.
Il faut déplorer la tendance croissante à qualifier l'homme bien plus selon ses capacités et son utilité que selon son humanité et sa dignité. En affirmant qu'un embryon serait potentiellement une personne humaine ou qu'une personne pourrait perdre sa dignité du fait de sa souffrance, on rejette des catégories entières de personnes humaines à l'extérieur du cercle de l'humanité et on permet ainsi que leur soient appliquées des traitements proprement inhumains.
La prise en considération indue d'intérêts financiers vient brouiller davantage encore notre vision du bien commun.
En effet, qu'il s'agisse du coût de la recherche sur les cellules souches, de la recherche du retour sur investissement dans la course au brevet, mais également du coût des derniers jours d'une vie ou de celui de l'accompagnement d'une personne handicapée, la prise en compte des intérêts financiers vient achever de fausser notre vision du bien commun et porte atteinte à nos devoirs de solidarité à l'égard des plus faibles, de ceux qui seraient apparemment moins " utiles ".
Il n'existe qu'une seule humanité
Compte tenu de l'ensemble de ces observations, nous devons au contraire profiter de ce projet de loi pour rappeler et promouvoir le respect de la dignité de la personne. Le respect de ce principe le plus élémentaire n'est possible que si nous avons le courage de rappeler deux évidences :
1/ Il n'existe qu'une seule humanité, et toute personne humaine, de la conception à la mort, y participe et en acquière une égale dignité,
2/La vie est préférable à la mort, aucun progrès réel et durable ne peut provenir de la destruction volontaire d'une autre personne, ou de sa réduction, fût-elle embryonnaire, au rang de matériau ou d'esclave.
Ces deux évidences participent des fondations de notre société et sont à la base de la paix civile en même temps qu'elles tissent les liens de nos solidarités naturelles et de nos voisinages heureux. Elles nous engagent 1/ à rejeter comme une atteinte à l'humanité elle-même la réification de la vie ; 2/ à refuser l'utilitarisme et l'eugénisme qui sont deux instrumentalisations de la vie ; 3/ à écarter la prise en compte indue d'intérêts financiers ; 4/ à assumer notre rôle de législateur en dénonçant l'hypocrisie sémantique des fausses distinctions opérées sur le clonage ou les embryons ; 5/ à mettre fin à la conception des embryons surnuméraires ; 6/ à promouvoir leur adoption par des couples stériles ; 7/ à soutenir exclusivement la recherche sur les cellules souches adultes.
Même si le choix de la recherche sur les cellules souches adultes semble être le plus coûteux, c'est à ce prix que nous devons orienter la recherche scientifique vers un vrai progrès, durable, tant scientifique que humain, c'est le prix de la civilisation.
Si l'on veut que l'innocence ne soit plus sommée de fournir ses justifications, si l'on veut en finir avec les crimes de logique, il faut en appeler à un critère distinctif plus haut que les critères des assemblées. Ce critère, comment l'appeler autrement que " le caractère mystérieusement irréductible de la personne humaine ", c'est-à-dire cette petite flamme fragile mais qui éclaire les chemins de crête, tient éveillée les cordées assoupies.
À l'instant, en écoutant les scientifiques, je pensais à une phrase de Camus qui pourrait être la nôtre, qui sera sans doute celle de la génération qui nous suivra, plus exigeante que la nôtre : " Les générations qui nous ont précédé ont cru qu'elles avaient à refaire le monde, la nôtre devrait se contenter d'une mission : éviter que le monde ne se défasse. "
PH. DE V.