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Terres de sang – L’Europe entre Hitler et Staline

Terres de sang – L’Europe entre Hitler et Staline
  • Auteur : Timothy Snyder
  • Editeur : Gallimard
  • Année : 2012
  • Nombre de pages : 717
  • Prix : 32,00 €

Communisme soviétique, nazisme, réalité de leurs secrètes et maléfiques épousailles : les historiens à présent émergent de leur sommeil dogmatique (pour reprendre, appliquée à la science historique, l’expression kantienne.). Il s’avère ainsi que le cauchemar ne se cantonnait pas au seul ordre intellectuel et théorique. Les troupes allemandes, seules, eurent une connaissance concrète des atrocités soviétiques, en particulier celles perpétrées par le NKVD ; ce dernier et l’Armée Rouge, en un invisible et synallagmatique contrat, se retrempèrent de tous leurs sens des criminels agissements et de l’armée et de la police allemandes. Le jeune historien américain Snyder élabore dans cette somme une chronologie et une cartographie de l’Enfer sur terre. Nous pouvons dater sa naissance, la rupture du pacte germano-soviétique en juin 1941, et, sous réserves, sa fin, en 1945. Il a connu une gestation que d’aucuns remontent à 1933, mais d’autres à 1917. Son étendue va grosso modo des Etats baltes au nord de la Roumanie, de la Russie occidentale à l’est de l’Allemagne actuelle, l’activisme diabolique conjugué à temps et contre-temps de Staline, Hitler et Himmler (et de leurs affidés conjoncturels, volontaires ou involontaires) se démenant particulièrement en Biélorussie, en Ukraine, la Pologne passant et repassant selon les années de l’un à l’autre, toujours par pertes (pour elle-même), par profits pour les autres. Nous le vérifions : la ligne Molotov-Ribbentrop signifie à dire vrai plus un axe doctrinal qu’une frontière physique.

L’ouvrage de Snyder sent à un double-titre le souffre : pour les scènes que, sous une étrange implacabilité, il donne à pressentir, pour les déductions doctrinales, psychologiques et, en dernière instance, théologiques qu’il suggère. A plus d’un, sa narration seule donnerait du grain à moudre au moulin d’un Ernst Nolte. Le problème comme on dit, c’est que certains soutiennent que sa farine est empoisonnée (on pense au pourtant – mais ce ‘‘pourtant’’ lui-même donnerait lieu à des considérations en cascade ! du très catholique Edouard Husson, ancien collaborateur de L’Homme nouveau, vice-chancelier de l’Université de Paris, à ses acolytes, les Pères Dubois et Desbois, arpenteurs de la Mémoire de la Shoah par balles) tandis que d’autres affirment bien au contraire qu’elle gonfle du levain de la compréhension ultime du Mal (partant, de la prévention de sa réitération.)

Ici, on se relit : le terme ‘‘Juif’’ n’apparaît pas. A lire Snyder, il est toutefois pour Hitler et sa clique ce que nous appellerons un «implicite explicite» de ‘‘communisme’’ [1]. Le dictateur, nous dit l’historien américain, perçoit l’URSS comme « un régime juif illégitime et oppressif » et le sentiment d’un perpétuel et immémorial ressentiment semble habiter ses sujets/possédés, voire justifier (au sens luthérien) leurs pires agissements.

Les Terres de sang seraient donc l’illustration (aux divers sens du mot) de la tentative de démonstration entreprise par Nolte. Les Terres de sang grouillent de chiffres, de cadavres, d’images sobres et fortes. A la réflexion, ces adjectifs ne suffisent. Les enfants ukrainiens s’entre-dévorant ; les officiers polonais presque élégants abattus un à un, chaque nuit et par centaines, par un certain Blokhine, bourreau en chef du NKVD, en casquette de cuir, tablier et longs gants ; les milliers de soldats soviétiques mourant à ciel ouvert dans le froid, les excréments, la faim ; le tunnel de Tréblinka large de quelques mètres, long d’une centaine, appelé la « route du ciel », au bout duquel les Juifs apercevaient une grande étoile de David dans le gâble placé au-dessus de la porte d’entrée d’une salle obscure, avec, au-dessus, inscrit en hébreu sur un rideau cérémoniel : «voici la porte de Dieu. Les justes passeront», voilà des images dont on se sait si ce ne serait pas uniquement intellectuellement mais aussi moralement qu’elles devraient nous laisser interdits.

La réponse à cette interrogation, ne pourriez-vous l’entrevoir chez Idith Zertal ? [2]. Sur les Conseils juifs (Judenräte), les kapos, sur les rouages de la Shoah, et donc les chemins qui y mènent, la Nation et la mort abondent en éléments de compréhension, si ne c’est d’élucidation.

Snyder fait reposer sa thèse sur la nécessaire distinction entre camps de concentration (un million de morts environ dont peu de Juifs) et camps d’extermination. Les premiers (Dachau ouvert en 1933, Buchenwald en 1937…) relève Snyder, nous sont connus (par les films des armées américaines de libération.) Les seconds, ainsi que les autres sites d’extermination de l’aire soviétique, ajoute-t-il, étaient demeurés jusqu’à ces derniers temps inconnus sauf des troupes hitlériennes et soviétiques toutes deux enferrées dans leur complicité belligérante et une sorte de chantage reposant sur la mutuelle connaissance de leur criminalité réciproque, la question majeure étant de savoir si cette dernière était uniquement bilatérale, ou, aussi réactionnelle voire métaphysiquement et mystérieusement ontologiquement consubstantielle.

Un Suisse décédé en 1974, Carl Schrade, nous invite à nous rappeler que, selon l’assertion d’Alain Besançon, l’histoire du monde depuis qu’il est monde n’est qu’un vaste crime contre l’Humanité. Aviez-vous seulement entendu parler de Schrade, lequel, dès 1934, a survécu à Dachau, Buchenwald et, surtout, Flossenburg, sauvé la vie ou atténué la souffrance de centaines de ses compagnons ?

Schrade et Snyder ont certes tous deux écrit des ouvrages à tous les sens passionnants. Mais le premier nous montre que, si la distinction entre camps de concentration et camps d’extermination est politiquement, idéologiquement en partie opérante, elle ne l’est point moralement.

 

Hubert de Champris

[1] voir Ernst Nolte, Entre les lignes de front (entretiens avec Siegfried Gerlich), éditions du Rocher.

[2] Idith Zertal, La nation et la mort – La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, La Découverte. Comparer par exemple les pp. 111-112 avec Snyder, op. cité pp. 235 et 408.

 

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Carl Schrade,

Le Vétéran - Onze ans dans les camps de concentration,

Présenté par Fabrice d’Almeida,

Fayard,

362 p.,

20 €.


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