RESEAUX SOCIAUX et VIVRE ENSEMBLE

Beaucoup de sans-vergogne ont converti Internet – et plus particulièrement les sarcastiquement appelés « Réseaux sociaux » - en un mélange de vomissoir ou d’échafaud dont ils se servent pour cracher et éructer leur haine, déverser les pires calomnies et libérer leurs plus abjects instincts. 

Chaque fois avec une plus grande assiduité, nous connaissons des cas de personnes converties en putois qui derrière leur écran, depuis internet, jouissent du malheur d’autrui, profèrent les menaces les plus graves d’égorgement, de viol et les injures les plus sordides. Il est de plus en plus fréquent que des personnes publiques dénoncent le harcèlement dont elles souffrent à travers les réseaux sociaux, ou les persécutions de tarés qui les injurient furieusement. Mais il est aussi fréquent que des personnes publiques (acteurs, chanteurs de variété, sportifs, saltimbanques, journalistes, militants ou cadres politiques), voire « des représentants du peuple » (députés, ministres, sénateurs…) utilisent ces réseaux pour appelés au meurtre, à la suppression de la parole en se retranchant derrière l’humour, la liberté d’expression, la création artistique…

 « Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu'une tempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l'Océan » comme l’écrivait Léon Bloy à propos des « Chants de Maldoror ».

Voilà qui nous confronte à l’aspect le plus dépravé de la nature humaine devenu modélisable et source de toutes les violences que la toile diffuse et le négoce juteux commercialise.

Si pour aimer il est nécessaire de connaitre la personne aimée, pour haïr il n’y a besoin que de chosifier la personne haïe, la convertir en une abstraction, la réduire à une caricature, à une marionnette. Si l’amour requiert patience et consécration, la haine demande juste urgence et jugement expéditif. L’amour est exigeant et plein d’abnégation, parce qu’il embrasse la misère et la douleur d’autrui ; parce qu’il exige que nous nous enfouissions, que nous nous fondions avec le corps du prochain, que nous plongions en son âme, jusqu’à nous amalgamer totalement avec elle. L’amour a une vision recueillie et microscopique du prochain qui se fixe dans les détails les plus infimes jusqu’à les comprendre ; la haine, en revanche, a une vision panoramique et zénithale qui néglige les nuances et se conforme aux simplifications. La haine peut ignorer aussi complètement la personne concrète sur laquelle elle se projette aussi bien que ses circonstances, elle peut déchirer sa chair et triturer son âme jusqu’à les transformer en une entéléchie. Sans doute que la haine est une passion beaucoup moins humaine que l’amour ; mais, pour cela même, plus naturelle, plus simple et spontanée. Et, en ce temps de rythme aussi effréné que le nôtre, infiniment plus gratifiant, celui qui aime doit non seulement être juste, mais aussi enclin à la compassion (car seulement ainsi les misères et faiblesses de l’autre peuvent s’accepter) et cependant celui qui haït peut se permettre le luxe de n’être non seulement pas juste mais de devenir justicier.

Pour exprimer notre amour nous devrions écrire une encyclopédie ; pour exprimer notre haine 140 caractères suffisent. Il est vrai qu’en cet espace limité on pourrait aussi écrire un aphorisme lumineux d’affection ou un haiku pléthorique de tendresse. Mais pour écrire un aphorisme ou un haiku emplis d’amour il nous faudrait quintessencier ; pour écrire une menace, un outrage ou une calomnie il nous suffit de cracher. Pour aimer il nous faut être accompagné ; tandis que pour haïr, nous pouvons être seul et plus nous sommes seul plus nous pouvons haïr sans mesure, inconsidérément). Celui qui aime est une personne ; tandis que pour haïr il suffit d’être un individu. Maritain disait que toute civilisation homicide se caractérise en  sacrifiant la personne à l’individu : elle concède à l’individu une multitude de droits et libertés ( en commençant, bien entendu, par la liberté d’expression et d’opinion) ; et en revanche, elle isole, dépouille, affaiblit la personne, en la privant des charpentes communautaires qui la soutiennent et la protègent, la jetant dans le tourbillon des forces dévorantes qui menacent la vie de l’âme, à la chienlit  des intérêts et des appétits débridés, à une incessante avalanche d’excitations sensuelles et d’erreurs aveuglantes. Et, une fois qu’elle a dépersonnalisé l’homme, elle lui dit : « Tu es un individu libre. Défends-toi et sauve toi tout seul ».

Là où il y a des personnes, la liberté s’enracine et se répand, elle s’incarne en d’autres âmes et d’autres corps, se faisant compréhensive, humble et responsable ; là où il n’y a que des individus, la liberté se détache et se désincarne, elle devient impudique et insultante, elle devient frivole et hautaine, ambitieuse et frénétique, narcissique et implacable avec l’autre qu’elle ne cherche d’ailleurs pas à connaître. Cette liberté injurieuse cependant, finit par découvrir sa profonde et irrévocable solitude ; alors elle se transforme en prédateur assoiffé de vengeance, à la recherche d’un coupable qui apaise sa rage, un clown à claques sur qui cracher sa frustration.

Ainsi s’explique la haine suintante de rage qu’on trouve sur les réseaux sociaux, qui furent créés afin que les personnes sacrifiées à l’individu puissent se délecter ou s’amuser d’un simulacre grotesque de « vivre ensemble ». Les réseaux toujours prompts à se convertir en vomissoirs, potences ou échafauds à cause desquels une fourmilière d’individus peut détruire des vies de personnes - qu’internet nomme en dénaturant profondément son sens « amis » ou « Friends » - qu’ils ne pourront jamais aimer, parce qu’elles ne les rencontreront jamais. 

Thierry Aillet

Ancien Directeur Diocésain de l’Enseignement Catholique d’Avignon.