GUERRE D’UKRAINE :  COMMENT EN SOMMES-NOUS ARRIVÉS LÀ ?

Par Yves Bonnet* & Eric Denécé** 

*Ancien préfet ; ex-directeur de la DST (1982-1985) ayant déclenché l’expulsion de 47 officiers de renseignement du KGB et du GRU de France suite à l’affaire Farewell ; deputé UDF de la Manche (1993-1997) ; conseiller régional de Haute Normandie (Rassemblement national). 

**Ancien analyste du renseignement, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R). 

L’invasion de l’Ukraine par la Russie suscite une telle émotion en Occident qu’elle empêche toute analyse objective et raisonnée de la situation, notamment la compréhension des causes profondes de l’action condamnable de Moscou, mais aussi la part de responsabilité qui revient aux Occidentaux et aux autorités ukrainiennes ; Or, seule la prise en compte des unes et des autres pourrait permettre de parvenir à une sortie de crise. 

Depuis le 24 février dernier, et un peu plus de vingt ans après la guerre de Yougoslavie, activement soutenue par l’OTAN en dehors de sa sphère géographique d’intervention, la guerre s’est réinvitée sur le sol européen et à nouveau dans sa partie slave. 

Il convient de condamner clairement l’opération militaire qui, d’initiative russe, vise un Etat souverain, l’Ukraine, de nous montrer solidaires de sa population et de manifester concrètement notre solidarité avec les victimes et les personnes en détresse, quelles qu’elles soient. 

Ceci posé sans restriction, l’honnêteté commande d’ouvrir le dossier complet de cette confrontation et de ne pas dénoncer unilatéralement des attitudes – et celle de

Moscou est la plus condamnable - sans faire un retour sur les origines d’un conflit qui aurait pu et dû être évité. La situation présente inacceptable de l’Ukraine résulte largement de l’impéritie de ses propres dirigeants depuis 2003 et de celle des dirigeants des pays occidentaux, européens et américains. 

Si l’intervention décidée par le président Poutine est juridiquement et humainement inadmissible, elle aurait pu ne pas se produire si nous n’en avions pas ignoré les signes annonciateurs et si nous avions prêté une oreille plus attentive aux avertissements venus de Moscou. Car la décision russe ne relève pas de l’irrationnel et n’est pas un acte arbitraire et gratuit. Elle procède d’un enchaînement de faits sur lesquels il est impératif de revenir, ne serait ce que pour comprendre que, comme le souligne judicieusement Hubert Védrine, ancien chef de notre diplomatie, « le Poutine de 2022 est en grande partie la création des Occidentaux ». 

Certes, pour aussi longtemps que les armes ne laisseront pas la place à la diplomatie – le célèbre « cedant arma togae » – l’émotion inspire nos pensées et nos actes et nous détourne d’une évaluation objective de la tragédie. Pourtant rien n’est plus pressant que d’en évaluer objectivement les causes et sortir de l’hémiplégie intellectuelle qui caractérise dirigeants occidentaux, experts et journalistes. 

Ce n’est pas en disqualifiant systématiquement les arguments de Moscou – dont certains sont recevables – que nous ferons avancer les propositions les plus raisonnables et, d’abord, faire en sorte que les canons (russes) se taisent. 

Tentons de rappeler des faits : 

 1. Trois décennies de mépris et d’humiliations

Un préalable essentiel doit être rappelé : les Russes considèrent qu’ils n’ont pas perdu la guerre froide ni militairement (leur armée est une des plus redoutables au monde) ni technologiquement (ils sont une puissance spatiale qui collabore avec les Occidentaux) ni en matière de renseignement (comme nous, ils peuvent voir une brouette dans votre jardin et comme la NSA, madame Merkel dans sa salle de bain). L’URSS s’est désintégrée et le système communiste a implosé. Mais la Russie demeure et ses citoyens comme ses dirigeants ne se sont jamais considérés comme des vaincus, moins encore depuis que Vladimir Poutine leur a rendu leur fierté. 

En regard, l’issue apparente de la guerre (froide) a conforté les Etats-Unis dans leur appétit de domination, dans leur messianisme et a fortement encouragé leur hubris impérial. Partant du constat qu’ils sont la première puissance mondiale, Washington a tout fait pour poursuivre l’affaiblissement de la Russie, l’exclure du jeu international, comme en Irak, en Libye, en Syrie, en Afghanistan, démoli les régimes arabes qui contenaient le fondamentalisme religieux et avaient le tort d’entretenir de bonnes relations avec Moscou. Quitte à être débordés par leurs propres créatures, car c’est bien des initiatives de la CIA que sont nés Al-Qaida et le messianisme islamique. De même, ils ont interdit aux Européens de construire un système de sécurité intégrant la Russie et maintenu en vie l’OTAN, désormais dédiée au soutien des entreprises américaines. 

Pourtant, la fin de la Guerre froide avait traduit, de la part de Moscou, une sincère volonté d’ouverture et de coopération lors des négociations qui ont consacré la désintégration de l’URSS : Mikhail Gorbatchev a accepté de rapatrier ses têtes nucléaires et de démanteler sur place les missiles stationnés hors de Russie contre la promesse du maintien de l’OTAN dans sa configuration présente et

une aide occidentale à la reconstruction de l’économie russe. 

Il a même été envisagé, y compris par les Américains, de supprimer l’OTAN rendue inutile par la disparition du Pacte de Varsovie. Nous avons en France un grand témoin des promesses occidentales, Roland Dumas qui s’en est expliqué en 2018 dans une interview très claire et étayée par des documents. 

Sur cette ligne de coopération, Boris Eltsine a répondu favorablement aux demandes occidentales du contrôle progressif des armements conventionnels puis nucléaires et développé de nombreuses coopérations avec l’Europe, dans les domaines militaire, policier, économique et technologique.  

Rappelons également qu’en 2001, après que les Etats-Unis aient été frappés sur leur sol par Al-Qaïda, enfant de la CIA, Moscou a soutenu les USA pour le lancement de leurs opérations en Afghanistan, allant jusqu’à mettre à leur disposition plusieurs bases aériennes. 

En dépit des engagements pris par les Américains, leur parole n’a pas été tenue : l’élargissement de l’OTAN a commencé et s’est poursuivi méthodiquement alors même, rappelons-le, que sa raison d’être avait disparu avec la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie, aucune aide financière ou économique n’est venue de l’Ouest. En dépit de soubresauts d’orgueil comme la tentative de coup d’État de 1991, la ligne de la soumission initiée par Boris Eltsine été maintenue. Mais la disparition complète du parti communiste a été stoppée et une tendance lourde à une résurgence du nationalisme s’est progressivement affirmée.

La venue aux affaires de Vladimir Poutine a changé la donne. Il a compris l’aspiration populaire à une résurrection de la force, remis en ordre ses armées et mis en œuvre un ambitieux programme de modernisation de ses moyens militaires. Des signaux ont été envoyés aux Occidentaux, notamment aux Américains, sur la permanence de la force de frappe sous-marine et les parades militaires ont repris sur la place Rouge.  

Dans le même temps, la mise en valeur des ressources gazières a commencé avec l’exportation du précieux combustible organisée sur la base d’une coopération renforcée avec l’Europe centrale et, notamment, l’Allemagne dont le point culminant a été le recrutement de l’ancien chancelier allemands Gerhard Schröder à la tête d’une branche de Gazprom, le gazoduc Northstream. 

S’agissant des relations de la Russie avec l’Ukraine, dont la relation avec l’URSS avait été compliquée durant la guerre par la création d’un Etat indépendant mais allié de l’Allemagne nazie, un premier raidissement est intervenu en 2002 quand le président ukrainien Leonid Koutchma a annoncé l’intention de son pays d’adhérer à l’OTAN.  

Il a alors multiplié les signes d’allégeance envers les Américains, oublieux de leur promesse de 1990, proposant, par exemple la location de la base de Sébastopol et une coopération avec la CIA pour infiltrer la Russie. 

Face à ce qu’il ne pouvait pas ne pas considérer comme une menace, Vladimir Poutine, nouveau maître de la Russie, choisi, rappelons-le, par Boris Eltsine, lançait un premier avertissement en 2005, dans une interview accordée à Christian Malard (sur France 3) :  

« En cas d’intégration à l’OTAN, l’Ukraine pourrait avoir des problèmes, je le dis franchement ». Ce que corrobore et explique Hélène Carrère d’Encausse (secrétaire

perpétuelle de notre Académie Française) en mars 2022 : « Pour les Russes, pas seulement pour Poutine, l’Ukraine, c’est la Russie, qu’on le veuille ou non ». 

Deux ans plus tard, en 2007, devant la fin de non recevoir opposée systématiquement aux demandes russes de garanties de sécurité, soit l’arrêt de l’expansion de l’OTAN vers l’est, le retrait sur les positions de 1997 et le retrait des armes offensives du voisinage immédiat de la Russie, Vladimir Poutine intervenait encore devant la Conférence sur la sécurité de Munich sans que son avertissement ne suscite aucune réaction. Il se posait en protecteur des minorités russophones voire russes. 

En août 2008, la Russie intervenait militairement en Georgie à la demande des russophones d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie – régions sécessionnistes géorgiennes indépendantes de facto de Tbilissi depuis le début des années 1990 – qui s’estimaient victimes – à juste titre - d’une offensive déclenchée par le président géorgien Saakachvili. L’armée russe détruisait la plus grande partie des moyens militaires géorgiens et reconnaissait l’indépendance des régions sécessionnistes. 

En 2011, à l’occasion des « révolutions arabes » soutenues par l’Occident – qui ont largement déstabilisé l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient – Moscou, qui s’était abstenu lors du vote de la résolution 1973 établissant une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye sous le prétexte de protéger la population civile, ne pouvait que constater que sa neutralité n’était ni comprise ni récompensée puisque les Occidentaux aidés des Qataris renversaient le régime de Mouammar Kadhafi et l’assassinaient ignominieusement.

En 2014 intervenait la révolution ukrainienne qui voyait le mouvement Maïdan largement encadré par des groupes néo-nazis locaux ( Pravyï Sektor, bataillon Azov... ) et soutenu par les Etats-Unis en la personne de leur ambassadrice Victoria Nulland, renverser le gouvernement démocratiquement élu de Ianoukovitch alors qu’il était – ceci expliquant cela - sur le point de signer un accord avec Moscou.  

Devant cette violation du droit et le ciblage délibéré des populations russophones de l’est de l’Ukraine ayant largement voté pour Iakounovitch, la Russie s’emparait de la Crimée, presqu’entièrement peuplée de russophones favorables à leur retour au sein de la mère-patrie. En riposte, les Occidentaux décrétaient des sanctions économiques toujours en vigueur. 

La même année – 2014 – Washington exerçait de fortes pressions sur Paris afin d’annuler la vente de deux navires amphibies Mistral à la marine russe. François Hollande cédait aux injonctions américaines et rompait le contrat signé. Cette reculade commerciale marquait pour notre pays, la France, le début de sa perte de crédit aux yeux de Moscou, d’autant plus lamentable que la Russie récupérait son argent ...et les plans des navires. 

En 2015, à la demande de Bachar El-Assad, la Russie intervenait en Syrie et renversait le cours du conflit en frappant durement les diverses formations islamistes filiales d’Al Qaïda ou de Daech...dont certaines soutenues par l’Occident pour renverser le régime syrien et mettre à mal les chrétiens d’Orient. 

La Russie sauvait ainsi les minorités chrétiennes de l’extermination et réussissait un coup magistral : elle signait son grand retour sur la scène internationale en

mettant la main sur le port de Lattaquié et elle bloquait le gazoduc Qatar-Turquie en représailles des interdits américains sur le Southstream qui devait déboucher en Bulgarie. 

Année après année, le ressentiment russe a ainsi refait surface. Michel Brenner, universitaire américain, le souligne dans un article du 24 février 2022 « Something happened » : « Les insultes en paroles et en actes n’ont cessé de frapper les Russes depuis 2014 pour atteindre un crescendo à partir de mars 2021. Les Américains savent très bien que l’objectif est de dénaturer la Russie en tant que puissance politique et diplomatique en Europe et au delà.  

L’Occident veut la neutraliser et la marginaliser afin que les Etats-Unis puissent rester maîtres de l’Europe et se préparer à une lutte titanesque avec la Chine pour la suprématie mondiale. Un accès sans entraves aux richesses en ressources naturelles de la Russie est un bonus ». 

Depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine, Moscou s’est attaché à préparer, lentement mais sûrement, sa réaction.  

Indéniablement, cette remontée en puissance de la Russie dérange les Américains qui ont décidé de passer à l’action. Toujours pour Michaël Brenner :  

« L’opération antirusse en Ukraine a commencé en mars 2021 avec le renforcement, encouragé par Washington, des forces militaires ukrainiennes le long de la ligne du Donbass, la livraison de grandes quantités d’armes, dont des missiles antichar Javelin, la reprise des discussions sur de lourdes sanctions économiques ». 

On connaît la suite. 

2. Les responsabilités ukrainiennes

Comme nous l’avons évoqué plus haut, depuis l’annonce de 2002, les dirigeants ukrainiens, à l’exception de Ianoukovitch, ont donné des gages aux Américains afin d’obtenir, comme une récompense, leur entrée dans l’OTAN. 

(Note de C du T : comme la Pologne ou la République Tchèque, l’Ukraine et, a fortiori, la Géorgie, riveraine de la Caspienne, n’ont strictement rien à voir géographiquement avec l’Atlantique Nord !!!! Il faut revenir aux fondamentaux !) Un retour en arrière de trente ans nos rappelle que, lors de son indépendance, l’Ukraine réunissait toutes les conditions d’une économie florissante : d’excellentes terres – le tchernoziom –, une base industrielle solide, une main d’oeuvre qualifiée. Pourtant il n’en a rien été, en raison de la corruption généralisée des milieux d’affaires et politiques, comme en Russie d’ailleurs.  

Tels les oligarques russes, leurs homologues ukrainiens ont détourné les ressources du pays, délabré l’économie et appauvri la population. De nombreux Ukrainiens ont émigré et la population est tombée de 52 millions d’habitants en 1991 à 48,2 en 2002, 45,7 en 2011 et 43,5 en 2022.  

Une perte démographique de 8,5 millions en vingt ans. 

Il importe également de rappeler que depuis la fin de l’URSS, la Russie accordait à l’Ukraine des prêts bonifiés et lui livrait du gaz, Kiev percevant, par ailleurs, des redevances pour le passage sur son territoire de plusieurs gazoducs russes desservant l’Europe. Ce qui n’empêcha pas des « défauts de paiement » à l’égard de la Russie productrice et le déclenchement de mesures de rétorsion de la part de celle-ci . 

Ce sont les événements de 2014 qui ont provoqué la rupture entre les deux pays. Le nouveau régime ukrainien

a voulu « mater » les populations russophones de l’est, en leur interdisant l’usage de la langue russe. Un affrontement armé s’en est ensuivi avec, comme corollaire, un séparatisme de fait. Alors que les accords de Minsk la prévoyaient, aucune négociation ne s’est ouverte et le conflit qui s’est installé a déjà fait plus de 15 000 morts. 

En février 2015, un accord en 13 points est intervenu à Minsk entre l’Ukraine, la Russie, l’Allemagne et la France pour mettre un terme au conflit armé dans le Donbass et le Donetz. Force est de constater que Kiev est revenu sur sa signature et refuse de les appliquer, sans être condamné ni désavoué. Au contraire, l’Ukraine a continué de bombarder les zones contrôlées par les séparatistes. 

La volonté d’en découdre et d’en finir avec les républiques sécessionnistes a été entretenue par des groupes néo-nazis dont les Occidentaux persistent à minimiser voire nier l’importance, comme l’explique l’écrivain serbe Slobodan Despot : « Le réveil du nazisme en Ukraine est ignoré en bloc par l’Occident, comme il l’a été en Croatie dans les années 1990. On traite cela comme un phénomène marginal, sans impact sur la politique du pays ou comme un alibi de la propagande russe. En Ukraine, il infiltre la  

«résistance du peuple ukrainien » dans les médias occidentaux. Ainsi on peut voir un leader du mouvement extrémiste Secteur Droit interviewé par Fox News au titre de « brave militant ukrainien » alors qu’il est accusé de meurtres de civils dans le massacre d’Odessa en 2014 ». 

Faire de ce pays un modèle de démocratie par opposition à la Russie poutinienne relève de la fiction. Kiev a largement contribué à la dégradation de la situation sur ses marches orientales et le président Volodymyr Zelenski, triomphalement élu en 2019 avec les voix des russophones sur la promesse de faire la paix en Ukraine n’a rien fait.

Rappelons aussi que l’Ukraine a soutenu l’Azerbaïdjan d’Aliev, fils d’un hiérarque du KGB, dans la guerre que ce pays a déclenché contre les Arméniens du Haut Karabakh, conflit au cours duquel les Azéris firent appel à plus de 2000 djihadistes syriens et qui se caractérisa par de nombreuses exactions. Après la victoire de Bakou – obtenue entre autres grâce aux armements livrés par Kiev - toutes les villes d’Ukraine ont été pavoisées aux couleurs de l’Azerbaïdjan.  

(Note de C du T : lorsque l’Azerbaïdjan a avalé 2 provinces arméniennes, a-t-on entendu l’Occident s’en émouvoir ???). 

3. Partialité et mauvaise foi des Américains 

Si l’attaque de l’Ukraine contrevient indéniablement aux règles du droit international, et doit être fermement condamnée, que dire des Etats-Unis si ce n’est qu’ils sont mal placés pour donner des leçons de morale politique :  

outre les agissements de la CIA, de la NSA, et de toutes les agences d’intelligence américaines ou satellites, outre leur refus de ratifier la Cour internationale de Justice, outre leur refus, imposé à leurs alliés, d’accepter la traduction de leurs ressortissants devant des juridictions autres qu’américaines, la liste est longue et sanglante de leurs interventions armées impunies : le Viet Nam – autour de 4 millions de morts sans compter les blessés et les victimes de l’agent orange, la Grenade, la Somalie, le Panama, l’Irak, l’Afghanistan, la Serbie, et de leurs concours à des dictateurs avérés : Pinochet, Videla, Somoza, Stroessner.  

Les donneurs de leçon ne sont jamais loin des « malfaisants » comme l’aurait dit Audiard.

L’OTAN sous contrôle américain a joué un rôle majeur dans le viol délibéré de la charte de l’ONU et des principes premiers du droit des gens que constitue la création du Kosovo, et sa reconnaissance comme un Etat indépendant, alors qu’il s’agit d’une province serbe et du berceau historique de la Serbie. 

Plus gravement, parce que c’est le fond du problème, l’engagement pris à la conférence de Moscou de mettre fin à la mission initiale de l’OTAN et d’engager le désarmement n’a pas été tenu et est à l’origine du conflit actuel.  

C’est une vérité énoncée clairement par un des derniers participants, côté français, Roland Dumas en 2018 : le ministre français rappelle que l’idée était alors de mettre fin à l’OTAN. Roland Dumas est formel sur ce point qui insiste sur la promesse de James Baker à Mikhail Gorbatchev (faite en 1990 ) que l’OTAN n’avancerait pas « d’un pouce vers l’est », engagement renouvelé en 1991. Les preuves de ces affirmations françaises sont aujourd’hui documentées ( Der Spiegel du 18 février 2022 ). 

Par ailleurs, depuis le XIXème siècle, les Etats-Unis se sont arrogés un espace d’influence qui comprend les deux Amériques. Le monde entier reconnaît implicitement cette prétention exorbitante du droit international. Cela s’appelle même la doctrine de Monroë. 

Le même droit est évidemment dénié à la Russie après la chute du mur de Berlin. 

S’agissant du droit à la sécurité, dont les mêmes Etats-Unis se prévalent quand ils interviennent en Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Yémen, en Libye, ou contre le terrorisme international, il est purement et simplement refusé à la

Russie qui n’est aidé de personne dans sa propre lutte contre le terrorisme tchétchène. 

4. Mensonges généralisés 

Dans cette crise, Vladimir Poutine et son ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov sont accusés, à juste titre, d’avoir menti aux Occidentaux et méconnu leur capacité à vérifier leurs assertions, en demandant l’ouverture de négociations tout en préparant les opérations militaires. L’offensive a été cachée derrière l’organisation de manœuvres qui ont permis l’acheminement de troupes en toute quiétude le long de la frontière avec l’Ukraine. Mais ont-ils été les seuls à recourir à la duplicité ? 

En dépit des preuves du mensonge des Américains concernant la non-extension de l’OTAN, aujourd’hui clairement documentées, le secrétaire général de l’OTAN, le Norvégien Jens Stoltenberg, a affirmé qu’il n’existait aucune trace d’un tel engagement et a déclaré que Moscou avait fermé la porte à une solution politique, ce qui est pour le moins inexact. 

Surtout, rappelons qu’en 2003, Colin Powell, secrétaire d’Etat, et George Tenet, directeur de la CIA, ont effrontément menti devant l’ONU et les caméras du monde entier, avançant des arguments construits de toutes pièces pour justifier leur invasion illégale de l’Irak. 

5. Le devoir de mémoire 

L’Union Soviétique a apporté une contribution décisive à la paix quand elle a résisté puis vaincu la plus formidable armée du monde. Les 28 millions de morts dont elle a payé cette victoire ne comptent pour rien au regard des moins de 300 000 Américains tombés au combat.

C’est toute l’injustice d’une mémoire à éclipses et à trous qui nous conduit à l’ingratitude et, plus gravement, à la faute politique. 

Les Russes ne le comprennent pas. 

D’autant moins que, rappelons-le, Roland Dumas nous a livré son témoignage et expliqué comment l’existence même de l’OTAN a été mise en cause en 1990 et comment les participants à la conférence de Moscou– François Mitterrand et Roland Dumas côté français – avaient essayé d’engager le processus du désarmement – le conventionnel puis le nucléaire – mais s’étaient heurtés à l’intransigeance américaine. 

On ne peut pas faire comme si ces promesses n’avaient pas été faites puis reniées par le secrétaire général de l’OTAN soucieux d’arrondir « sa » sphère d’intervention aux territoires anciennement couverts par le Pacte de Varsovie. 

C’est pourtant la clé de la sortie de crise. 

6. L’hystérie médiatique 

Nous voici revenus aux temps de la propagande telle que nous l’avons subie en des temps où nous avions perdu jusqu’à l’espérance. Que cette propagande nous vienne de Kiev, c’est de bonne guerre. Qu’elle émane des Etats Unis, premiers fauteurs de guerre contemporains, cela devient plus problématique. Qu’elle soit alimentée sur nos chaînes publiques, par nos fonds et notre crédulité, c’est juste intolérable. 

Les politiques, de leur côté, font assaut d’outrances, de Bruno Le Maire qui veut voir mourir de faim des dizaines de millions de Russes, à Grégory Doucet, maire de Lyon, qui ne doit pas se souvenir d’Edouard Herriot, premier homme politique à s’être rendu en URSS, et invente des déclarations que Poutine n’a jamais faites. Un magazine qui n’a jamais brillé par la pertinence de ses commentaires fait

de M. Zelinsky un « héros de la liberté » (sic) : le ridicule qui ne tue plus pourrait quand même l’achever. 

Il se trouve heureusement des politiques et des journalistes qui savent raison garder : il faut les écouter et prendre en compte tous les points de vue, toutes les déclarations. 

Nous préférons la judicieuse remarque d’Alexandre Del Valle « Par sa folle politique d’extension de l’OTAN vers l’est, l’Amérique est parvenue à faire de l’Europe le théâtre potentiel d’une bataille nucléaire de l’avant ». 

Nous préférons nous référer aux deux tomes d’un ouvrage monumental écrit par le général Pierre-Marie Gallois dans les années 90 sous le titre générique du Sang du pétrole. Ce géostratège, qui n’est hélas ! connu que des initiés, y dissèque la politique américaine et nous donne les clés de notre propre avenir, ne serait-ce qu’en nous dissuadant de suivre aveuglément les dirigeants d’un autre pays, d’un autre continent, d’une autre philosophie.  

Nous pouvons encore relire ce bon Monsieur de Tocqueville et sa Démocratie en Amérique. 

Certes l’offensive de l’armée russe en Ukraine met à mal nos principes et notre conscience. Pour les premiers, il faut les rappeler, les marteler, mettre notre politique en uniformité. Pour la seconde, elle ne peut se satisfaire que d’un regard lucide sur les évènements qui ont précédé la crise et de leur traitement pacifique. 

Trente ans après la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique, la France, la Grande-Bretagne et leur ancienne ennemie commune l’Allemagne étaient réconciliées et appartenaient à des organisations communes. Pourquoi n’avons-nous pas été capables d’agir de même avec la Russie en dépit de sa main tendue ? Tout le problème vient de là. Il eût été simple

de décréter ou, à tout le moins, de suspendre l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN tout en garantissant sa sécurité et ses frontières. L’application des accords de Minsk y aurait beaucoup aidé. Kiev s’y est refusé. 

Cette crise nous renvoie à la prise en considération des données de la géopolitique qui nous rappelle qu’aucun Etat ne peut assurer sa sécurité au détriment de celle des autres, surtout quand l’un d’eux est surpuissant, et que les alliés sur lesquels il compte se dérobent. Lorsque l’on néglige ces principes et que l’on joue avec le feu, on finit immanquablement par se brûler : c’est ce que l’Ukraine a fait. 

Trente après la fin de la Guerre froide, nous assistons au retour de la puissance russe. Bafoué et trompé pendant trois décennies, Moscou a reconstitué sa force militaire et n’est plus prêt à des concessions.  

C’est un peu la répétition de la situation d’après la Première Guerre mondiale quand les sanctions et réparations imposées à l’Allemagne firent naître un ressentiment qui conduisit à la venue au pouvoir d’Hitler. 

D’autres leçons s’imposent : 

Le désarmement et les dividendes de la paix ont été des illusions car l’usage de la force restera une constante des relations internationales et nos pays doivent s’y préparer.  

Or, excepté la France, et dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne, les pays européens ont démissionné en la matière et confié cette tâche aux Américains qui ne prennent en considération que leurs intérêts. 

L’Europe reste politiquement insignifiante : l’addition des impuissances ne fait pas une puissance et nous

sommes incapables d’infléchir, si peu que ce soit, la politique impériale américaine. 

De plus, elle est devenue hétérogène depuis son élargissement à l’est, voulu par les Etats-Unis : le ressentiment des pays de l’ex-pacte de Varsovie à l’encontre de la Russie influe très négativement sur les positions qu’adopte l’Union européenne. 

Or, les Américains ne sont pas fiables : après avoir poussé les Ukraniens à défier Moscou et à laisser de côté les accords de Minsk où ils ne sont pas partie, ils les lâchent au moment critique, quittent la table et nous laissent avec la note à régler, comme ils l’ont fait en 1991 avec les Kurdes irakiens et en 2021 avec les Afghans. 

Mais comme le disait Kipling, ceci est une autre histoire.  Yves Bonnet et Eric Denécé.