Xavier Darcos : "Oscar Wilde était fasciné par les cérémonies catholiques"

On connaissait la passion de Xavier Darcos, président de l’Institut et plusieurs fois ministre, pour la culture antique et les auteurs français du XIXe siècle. On découvre, dans son nouveau livre Oscar a toujours raison, qu’il est aussi un fin connaisseur d’Oscar Wilde…

Liberté politique. — Gide rapporte cette confession de Wilde : « Voulez-vous savoir le grand drame de ma vie ? C’est que j’ai mis mon génie dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans les œuvres. » En quoi l’œuvre de Wilde, malgré tout, est celle d’un grand auteur ?

Xavier Darcos. — Wilde pense que l’artiste doit mettre son génie dans sa vie. C’est un homme de postures, de paradoxes et de contrepieds. Il se comporte en société comme un dandy : il clame son goût du superficiel et rejette les rites institutionnels. Wilde est aussi un grand orateur, capable de passer d’un sujet à un autre avec une virtuosité éblouissante. Mais c’est quand même un auteur complet ! Il est poète, romancier, homme de théâtre, philosophe. À la fin de sa vie, il revient même à une littérature de méditation. Wilde est un artiste à part entière.

Dans votre livre, vous opposez  le génie brumeux de Wilde à l’« Empire du bien », c'est-à-dire notre époque, moralisatrice et transparente. Annonce-t-il cet enfer moderne ?

Wilde craignait que l’esprit de sérieux n’empêche toute initiative privée, toute indépendance d’esprit. Il abhorrait le consensus moral, qui débouche toujours sur une censure morale. C’est ce qui s’est produit. Avec les nouvelles techniques de communication, une chape pesante de bien-pensance et de culpabilisation opprime la libre pensée. Les gens qui pensent encore par eux-mêmes sont souvent marginalisés.

Oscar Wilde n’aimait pas non plus ce que nous appelons aujourd’hui « transparence ». C’est la célèbre phrase de Sartre, dans Huis clos : « L’enfer c’est les autres… » si vous ne pouvez rien leur cacher. Dans l’Enfer, tout le monde est transparent. Pour être vrai, il ne faut pas être soumis sans cesse à la censure ou à la contrainte des autres. Sinon vous perdez votre identité : vous êtes un militant ou un mondain, vous pensez ce que pensent les autres. Le masque est une obligation pour quiconque veut rester libre.

« LA REALITE IMITE L'ART »

Vous montrez que, derrière son image de brillant causeur, Oscar Wilde est un grand penseur. Bien qu’il ne constitue pas ses idées en système, quelle est la cohérence de sa pensée ?   

Son œuvre le tirait naturellement vers le jeu, vers la fancy (fantaisie) comme il le disait lui-même. Wilde a voulu contrebalancer cette tendance par la construction d’une pensée philosophique. Il a voulu qu’on prenne au sérieux le Portrait de Dorian Gray. D’abord paru en feuilletons, ce texte a reçu énormément de critiques pour son immoralité. Wilde a pris le temps d’argumenter le fond de son paradoxe, à savoir que la réalité imite l’art et non l’inverse. Nous regardons le monde avec les images que les artistes nous ont léguées.

Il a aussi écrit quelques textes théoriques sur le socialisme, qu’on appellerait aujourd’hui individualisme. Ce n’est pas ce qu’il a fait de plus subtil. L’Âme de l’homme sous le socialisme n’est pas le texte le plus important de la pensée politique du XIXe siècle ! Ajoutées à ses réflexions sur la relation entre vérité et art, ces idées constituent néanmoins les prémices d’un système de pensée. Le destin l’empêchera d’aller plus loin. Mais, dans De Profundis ou la Ballade de la geôle de Reading, on peut encore observer cette tendance à raisonner, à approfondir le mystère humain. 

La bêtise des émissions de téléréalité est souvent brocardée dans votre livre. Pourtant l’une d’entre elles avait repris ce paradoxe de Wilde dans son générique : « Le seul moyen de résister à la tentation, c’est d’y céder… » N’y a-t-il pas quelque chose de postmoderne chez Oscar Wilde ?

Il y a trois approches principales à la postmodernité. La première est un présentisme. Il faut saisir les choses à l’instant parce qu’elles se fanent très vite. C’est évident chez Wilde, prêt à dire n’importe quoi pour un bon mot. Lorsqu’on lui demande pourquoi il ne défend pas Dreyfus, il répond : « On a toujours tort d’être innocent. » La deuxième approche est un refus des grilles de pensées à système. C’est le cas de Wilde. Enfin, la dernière est un hédonisme, une exaltation du principe de plaisir personnel : tirer son épingle du jeu à tout prix et immédiatement.  On pourrait donc estimer que Wilde est un postmoderne.

« ÊTRE INCLASSABLE, C'EST CE QU'IL VOULAIT ! »

Parmi les courants artistiques, spirituels de l’époque, on a le sentiment que rien ne pouvait convenir à Wilde. Dans le socialisme, écrivez-vous, il voit déjà la dérive totalitaire possible. Dans le christianisme, il rejette l’idée de souffrance. Est-il définitivement inclassable ?

Être inclassable : c’est exactement ce qu’il voulait !

Le cas du christianisme est très intéressant et très ambiguë. Il vient d’un milieu irlandais, très anti-anglais. L’anglicanisme comme reflet religieux de l’Angleterre ne le satisfait pas naturellement. Wilde a connu la reconquête du catholicisme sur une partie des intellectuels, notamment le cardinal Manning qu’il rencontra. C’est une période pendant laquelle un certain nombre de figures de l’anglicanisme se sont converties au catholicisme, notamment à Oxford où Wilde a lui-même été. Ces questions étaient donc dans l’air du temps.

Il était fasciné par les cérémonies catholiques. C’est un décorum qui correspondait plus à son tempérament que la froideur des cryptes protestantes. Il était passionné par l’esthétique sulpicienne, c'est-à-dire à la fois l’exubérance des décors et la souffrance. Il s’est rendu plusieurs fois à Rome, où il a rencontré deux papes.

Mais, en effet, le catholicisme ne pouvait pas non plus lui convenir. Le refus de la vie sensuelle, la culpabilisation de la sexualité ne pouvaient pas lui plaire. Ce en quoi, d’ailleurs, il se rapproche de Gide, issu d’un milieu protestant. Son attrait pour le catholicisme semble plus relever du jeu. C’est une parade bien plus que des convictions religieuses profondes, bien qu’il ait reçu les sacrements catholiques et se soit converti au catholicisme officiel.

Lorsqu’il se compare au Christ à la fin de sa vie, que doit-on comprendre ?

À ce moment là, il va très mal. Il a une forme de masochisme. On le voit dans De profundis, avec ce retour lancinant de la douleur. Il y a quelque chose de chrétien. C’est Job : l’humiliation, la souffrance physique, l’espérance de la punition par laquelle on sera sauvé.

Néanmoins, tout ce qui s’est passé à partir de son emprisonnement nous échappe un peu. Il faut se rappeler la rapidité avec laquelle les événements se sont enchaînés. Il passe de l’astre au désastre. De janvier à avril, c’est le succès absolu. Tous les théâtres jouent à la fois les pièces de Wilde. Il ne peut pas sortir sans être assailli. Et le 20 juin, il est en prison. On doit prendre en compte ce contexte humain terrible. Celui d’une déchéance brutale. Maîtrise-t-il encore sa volonté ?

« WILDE A CHOISI SA CHUTE »

La vie d’Oscar Wilde ressemble à une tragédie … Trouve-t-on des passages tragiques dans ses écrits ?

La tragédie suppose la conscience de la victime. C’est ce qui fait la différence avec le drame. Wilde a parsemé sa vie de phrases prémonitoires, y compris sur son personnage de Dorian Gray en affirmant qu’il fallait brûler sa vie jusqu’au bout et aller jusqu’au bout de sa vérité. Wilde provoque sa chute : il porte plainte, après avoir reçu la lettre du marquis de  Queensberry qui l’accuse de « sodomie ». Il refuse ensuite toutes les échappatoires, y compris l’exil. Une grande partie de l’Europe dénonçait la persécution des homosexuels qui se pratiquait en Angleterre. Il aurait pu trouver refuge dans un pays étranger. Il a choisi sa chute, d’une certaine façon.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

 

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Oscar Wilde, le génie brumeux

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« Êtes vous conservateur ou libéral, monsieur Wilde ? — Ces choses-là ne m’intéressent pas. Je ne connais que la civilisation ou la barbarie, et je suis du côté de la civilisation [1]. »

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Oscar a toujours raison, nous dit Xavier Darcos. L’ancien ministre de l’Education nationale, élu à l’Académie française en 2013, pose le regard  du poète irlandais sur notre époque, moralisatrice et transparente.

WILDE NOUS PARLE à travers un écran de fumée. De lui, nous retenons  le dandy par excellence, désinvolte et vaniteux, glissant ses bons mots dans les conversations des salons victoriens et s’entourant des plus grands de son époque. Sa superficialité de façade, ses accoutrements excentriques et son anti-utilitarisme laissent de lui l’image d’un hédoniste cultivant le mystère.

Xavier Darcos montre que derrière ce personnage façonné par Wilde se cache une pensée complexe et cohérente. L’ancien ministre s’inscrit dans la lignée de Luis Borges, cité au début de l’ouvrage : « En lisant et relisant Oscar Wilde au cours des années, je me suis aperçu de quelque chose qui semble avoir échappé à tous ses admirateurs : Wilde a toujours raison » [2].

Xavier Darcos cherche dans la brume le fil rouge de la pensée wildienne. Le livre n’est pas une biographie, ni un roman, forme qui rend sans doute le mieux compte du génie d’Oscar Wilde [3]. L’auteur, docteur ès lettres et longtemps professeur de littérature, fait « gloser » Wilde sur « le spectacle de (notre) monde », « comme s’il était là parmi nous ». Si le livre tourne parfois à l’explication de textes appuyée de (trop ?) nombreuses citations et compte quelques redondances, il éclaire brillamment la pensée d’Oscar Wilde.

Un provocateur et un individualiste authentique

Xavier Darcos, dans un ouvrage consacré à Tacite, disait déjà tout le mal qu’il pensait de l’« Empire du bien », cet univers de conformisme et d’indignation moralisatrice. Oscar Wilde, à l’inverse des Torquemada médiatiques, cultive le cynisme, la provocation et un individualisme « vautré dans le monde » qui a peu à voir avec le tout-à-l’égo moderne raillé par Régis Debray.

Le drame de notre époque, nous disent en chœur Xavier Darcos et Oscar Wilde, est qu’elle se prend trop au sérieux. Le second degré est devenu intolérable dès lors qu’il s’attaque aux vaches sacrées du progressisme (multiculturalisme, néo féminisme, européisme). C’est l’infantilisation générale : « le drame de la jeunesse, ce n’est pas qu’on se fait vieux, c’est qu’on reste jeune » avait prévenu Oscar Wilde. Et de cette régression  le marché se frotte les mains : « Les gens connaissent le prix de tout et la valeur de rien ».

Wilde ne joue pas au donneur de leçon. Darcos non plus. L’auteur nous montre un moraliste, pas un moralisateur. Car Wilde se refuse à une simplification abusive, à une vision binaire bourreau-victime si prisée des médias. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles il n’aime pas l’ « ignorance malsaine » et le « manque cruel d’imagination » des journalistes et des universitaires. Il met sur le même plan « ceux qui savent absolument tout » et « ceux qui ne savent absolument rien ».

A cette conception de la vérité, Wilde oppose la sienne. Le vrai ne se donne à voir qu’à travers les masques. Il faut enfumer pour révéler. Son art du paradoxe, qu’il maîtrise à la perfection dans la lignée des présocratiques, est ici fondamental. Darcos rappelle cette pensée de Wilde : « L’harmonie du corps et de l’âme, quel rêve ! … Nous, dans notre aveuglement, nous avons séparé ces deux choses et avons inventé un réalisme qui est vulgaire, une idéalité qui est vide ». Le rêve et les sens, l’artifice et la vérité, la beauté et l’illusion, sont inséparables les uns des autres.

Faire de sa vie une œuvre d’art

A travers Oscar Wilde, Xavier Darcos nous parle aussi de la transcendance. C’est elle qui permet d’échapper aux sirènes du nihilisme. Wilde sacrifie tout à l’Art. Il a fait de sa vie un tableau tragique, refusant les échappatoires pour « aller au bout de sa vérité » comme il l’écrit dans le Portrait de Dorian Gray. L’hédoniste Oscar Wilde, paradoxalement là encore, est mort pour son idéal de l’Art antique. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’écriture du Portrait de Dorian Gray et de Salomé, « les seules (œuvres) auxquelles Wilde attachât de l’importance », selon Pascal Acquien, « fut chose laborieuse ». 

L’Art pour Oscar Wilde est au dessus de tout. Il est une mise en danger et l’expression de la Vérité, bien qu’il porte le masque du mensonge. « La nature imite l’art » affirme-t-il.  Les artifices de Wilde, ne relèvent donc pas seulement du jeu, ou du nonsense mais d’une recherche permanente de la Vérité. « Tout esprit profond avance masqué » disait Nietzsche.

La Vérité dans la brume

L’artiste Oscar Wilde a ses excès et ses extravagances. Mais y-a-t-il un génie sans excès ? Il nous regarde avec son sourire amusé.  Toujours improbable et imprévisible : « Je vis dans la terreur de ne pas être incompris ». Xavier Darcos donne à comprendre sa pensée sans chasser le mystère et le charme du poète. Wilde reste brumeux, et c’est tant mieux.

Laurent Ottavi

 

Oscar a toujours raison 
 Plon, septembre 2013
 251 p., 20 €

 

[1] Propos tenus lors de sa première conférence de presse à New York, en 1882.
[2]  Jorge Luis Borges, Enquêtes, 1952.
[3] Voir Les Aventures d’Oscar Wilde par Gyles Brandreth, où l’œil du poète irlandais devient celui d’un détective.