Vers la fin du conformisme : trois leçons de l'expérience grecque (III)

Quelles leçons tirer de l’expérience grecque pour les Français qui s’engagent pour la première fois en politique ? Après la nouveauté de la recomposition du paysage politique (I), le dévoilement du caractère antidémocratique de la technocratie européenne (II), trois leçons en synthèse de la crise : le retour de l’union sacrée, le déclin du soft-power et la conduite amnésique de l'Allemagne.

Un certain effacement des divisions historiques

La capitulation du gouvernement grec, le 13 juillet 2015, sous la pression de ses créanciers et des autres gouvernements européens, ne doit pas faire oublier un fait très instructif : il s’agit d’un gouvernement de coalition peu ordinaire.

L’expérience grecque montre que, sous l’effet d’une tragédie sociale et politique, l’extrême gauche populaire internationaliste peut s’allier à des conservateurs nationaux et s’interdire de toucher à l’Église et à la tradition chrétienne, autour d’un programme populaire et national, sans juger que ce soit là ni trahison, ni alliance contre-nature.

Cela fut possible parce que, symétriquement, des Grecs orthodoxes et patriotes ont été capables de surmonter des réflexes opposés tout aussi puissants envers ce qu’on appelle couramment l’« extrême-gauche ». En cessant d’être groupusculaire, et en devenant massive, celle-ci s’est transformée avant tout en une opposition populaire (certes maladroite et assez irrationnelle) au libéralisme économique libertaire. On n’a encore rien vu en France d’analogue à un tel rapprochement. 

Cette alliance peut-elle durer ? Oui, si les circonstances qui ont forcé à une telle alliance sont assez structurelles et durables. Une telle situation tend objectivement au dépassement des formes prises par les oppositions culturelles dans le passé.

Ce serait une catastrophe pour la ploutocratie, l’idéologie et la technocratie, car attiser ces divisions culturelles est le seul outil dont elles disposent pour éviter la conjonction de forces politiques assez puissantes pour les renverser.  

Autre enseignement : le soft power n’a plus autant d’efficacité

Durant la courte campagne du referendum, les Grecs ont été soumis à une très haute pression politico-médiatique interne et externe. Tous les coups ont été permis. Beaucoup pensaient que l’opinion ne pourrait pas y résister et allait finir par se retourner. Au pire, pensait-on, le résultat serait un 50/50 non conclusif. Eh bien ! le résultat est là, étourdissant. C’est un fait indubitable, qu’on ne peut que constater. 

La conclusion à en tirer, c’est que la propagande libérale et politiquement correcte a un rendement décroissant. La raison en est que s’accumulent les dysfonctionnements du système en place. Ainsi, l’écart entre la réalité Potemkine et la réalité tout court crève les yeux. Peut-être même la propagande devient-elle contre-productive. 

En un mot, quand les choses s’aggravent comme c’est le cas, la machine à imprimer le cerveau du peuple ne marche plus. La machine à culpabiliser les gens s’ils pensent à leurs intérêts et à leur pays ne marche plus. La machine à faire courber l’échine devant la prétendue vérité absolue du libéralisme ne marche plus. La machine à accabler les volontés devant la prétendue fatalité de l’évolution libérale ne marche plus. La machine à intimider l’individu et à le noyer dans une masse honteuse à la seule idée de résister à un irrésistible mouvement de l’Histoire – cela ne marche plus, à partir d’un certain point.

En un mot, la machine à fabriquer de l’automatisme et du conformisme ne marche plus.

Et surtout, la machine à excommunier les gens en les excluant de la démocratie ne marche plus du tout, justement parce qu’il faudrait excommunier la majorité et dissoudre le peuple.

Concluons, en nous inspirant de Paul Valéry : « Nous autres, oligarchies, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Où va l’Allemagne ?

Un autre enseignement concerne la conduite des dirigeants de l’Allemagne. Yanis Varoufakis nous a décrit en détail combien le ministre Schäuble a tout mené de bout en bout, avec une autorité sans discussion, suivi par les autres Européens dociles.

L’Allemagne a estimé que son intérêt, qui à ses yeux coïncide avec celui de l’Union, exigeait soit la soumission symboliquement humiliante de la Grèce révoltée, avec des conditions pires après le referendum qu’avant, soit sa punition exemplaire par une catastrophe humanitaire de première grandeur.

Le message était destiné en tout premier aux Espagnols : « Votez Podemos, si vous voulez. Mais sachez bien que ça ne sert à rien, premièrement, parce que Podemos devra se coucher devant nous ; deuxièmement, parce que nous n’hésiterons pas à vous traiter, si vous ne vous soumettez pas, exactement comme nous aurions traité les Grecs. Notre menace n’était pas un bluff et les Grecs l’ont bien compris. C’est pour cela qu’ils ont cédé devant notre diktat. Rentrez donc dans le rang et votez pour des dirigeants soumis à notre pouvoir. » Voilà l’Allemagne de 2015.

Le ministre « chrétien-démocrate » et, pire, « social-chrétien », et la chancelière fille du pieux pasteur luthérien, nous présentent le visage antiévangélique du créancier impitoyable face au débiteur insolvable.

Nous redécouvrons avec tristesse chez M. Schäuble et Mme Merkel le machiavélisme glacé du chancelier Bismarck, la brutalité obtuse de Guillaume II et sous cette stupide politique de force, le moralisme mortifère d’une conscience caporalisée par la loi.  

De plus, voici l’Allemagne oublieuse de son histoire.

Premièrement : elle devrait bien se souvenir que ses plus grands désastres ont trouvé leurs origines dans le traité de Versailles, diktat particulièrement odieux, violant la souveraineté de l’Allemagne, lui imposant des dettes intenables et plongeant finalement ce pays dans l’anarchie politique.

Deuxièmement, les pays européens, au nombre desquels la Grèce, s’accordèrent en 1953 pour restructurer plus de la moitié de la dette de la République fédérale d’Allemagne, alors en situation de défaut de paiement, permettant ainsi le redécollage économique allemand.

 

 

Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Sur ce sujet, lire l'Ethique des décideurs (Économica, 2004).

 

Articles précédents :
 Première leçon de l'expérience grecque : l’accélération du changement politique (I)
 Le dévoilement du caractère antidémocratique de la technocratie européenne (II)

Pour aller plus loin :
 http://www.henrihude.fr/

 

 

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