La victoire de N. Sarkozy est sans bavure : devançant Ségolène Royal de 2,2 millions de voix et de 6 points, elle est du même ordre de grandeur que celle de François Mitterrand en 1988.

Elle est d'autant plus nette que la participation a été aussi élevée qu'au premier tour, et que le triplement du nombre de bulletins blancs ou nuls n'a pas réduit son avance sur sa concurrente.

Dès la semaine dernière on pouvait tirer trois enseignements qu'on peut rappeler brièvement : le renouvellement des deux principaux partis impulsé par leurs deux candidats, complet sur le plan thématique du côté de l'UMP et simplement amorcé du côté du PS, et que les électeurs ont approuvé ;

un second tour qui, pour la première fois depuis des décennies, a donné l'occasion d'un choix net sur la perpétuation ou la révision du modèle social français dans ses aspects politiques, sociaux et économiques ;

un débat qui a permis à certaines valeurs traditionnelles de la droite de revenir sur le devant de la scène, mais a laissé dans l'ombre celles que nous tenons pour non négociables . À la différence de tous ses prédécesseurs, le nouveau président de la République a reçu un mandat clair et incontestable pour procéder à la révision du modèle social français : il a conduit toute sa campagne sur ce thème, en le déclinant sous différents aspects. Il peut s'y référer d'autant plus fermement qu'il l'a réitéré entre les deux tours sans que l'élargissement de sa majorité ne le fasse dévier de son axe. Les enquêtes ont d'ailleurs clairement montré qu'il a bénéficié d'un vote d'adhésion très majoritaire (à près des deux tiers) dans son électorat. Il ne lui sera donc pas nécessaire de réformer par la bande ou à la hussarde, contrairement à ce qu'avait tenté Dominique de Villepin l'an dernier avec le CPE [1]. Plus que tout nouvel élu, il disposera d'un préjugé favorable de plusieurs mois pour engager les réformes les plus difficiles, et de plusieurs années pour les mener à bien s'il a pris soin de démarrer assez tôt.

Rien n'est joué pour autant, bien au contraire. Le nouveau chef de l'État va se heurter à trois séries d'obstacles : le secteur public, et plus généralement l'administration ; l'intelligentsia et le monde de la culture en général ; lui-même enfin. Ils ne sont pas minimes.

1/ Un secteur public peu disposé à la révision du modèle social français

Par secteur public, n'entendons pas seulement les grandes entreprises à statut, mais à l'ensemble de l'administration. Elle se considère en effet comme le garant d'un modèle qu'elle s'est approprié. Se percevant en détentrice exclusive de l'intérêt général vu au travers de son prisme, elle n'est certainement pas prête à la révolution culturelle que les réformes annoncées impliquent de sa part. Les freins qu'elle n'a cessé de serrer à l'encontre de toute tentative sérieuse de modernisation laissent augurer de fortes réticences au mouvement qui va lui être demandé.

Ce ne sont pas les syndicats institutionnels, habitués aux rapports de force et aux négociations réalistes qui sont à craindre. Encore que leur faible représentativité les pousse à la surenchère. Plus préoccupant est ce grand nombre de fonctionnaires dont la politisation est aussi forte que la structuration est faible, au travers de mouvements révolutionnaires ou de collectifs insaisissables.

Ayant fourni les gros bataillons des électeurs de Mme Royal dont l'électorat s'est mobilisé surtout en raison de son hostilité à son adversaire, l'appartenance au camp vaincu les prédispose davantage à la revanche qu'à l'obéissance constructive : ici ou là on l'entend déjà ! L'expérience nous a appris quelle était la force d'inertie que l'administration pouvait opposer à ses réformateurs, sa capacité à mener des combats de retardement interminables, et son aptitude à torpiller les ministres aventureux grâce à quelque fuite opportunément organisée ou à quelque brulot politique de diversion.

Comme le secteur public a la capacité de bloquer le pays, le nouveau Président de la République aura à cheminer entre deux écueils également fatals : caler et perdre la confiance de ceux qui l'ont élu, ou pousser l'affrontement à un paroxysme non maîtrisé. Il lui faudra donc opérer avec autant de détermination que d'habileté, en choisissant soigneusement le terrain de chaque conflit potentiel.

2/ Le mur de la culture

Ce ne sont pas les quelques intellectuels et artistes opportunément rassemblés sur les plateaux par Nicolas Sarkozy qui ont changé la donne : ce microcosme, on pense à ceux qui sont en vogue, qui tiennent les médias, et de qui dépendent les labels de bien-pensance et de conformité politique, a déjà déterré la hache de guerre. Les discours entendus depuis plusieurs semaines sur le danger qu'il représenterait, sur la droite dure dont il serait l'instrument, sur les combats à mener contre lui, ne laissent aucun doute : il ne bénéficiera d'aucun état de grâce de leur part.

Certes, certains d'entre eux sont prêts à des compromissions pour demeurer dans les allées du pouvoir et bénéficier de ses fastes et largesses. Mais la droite a largement déserté le terrain culturel ; formée elle-même à l'esprit soixante-huitard , elle a beaucoup concédé à ceux qui la conspuent et n'a trop souvent de cesse à se faire pardonner de préférer ses intérêts matériels à ceux de l'esprit. En outre, une bonne partie de ce monde de la culture appartient au secteur public et émarge à ses budgets. Ajoutons-y la posture avantageuse de l'indépendance vis-à-vis du pouvoir. Triple motif de contestation ! Ne va-t-on pas assister à la multiplication des conflits de même nature que celui des intermittents du spectacle, avec les universitaires, les chercheurs, que sais-je encore ? C'est probable.

Le nouveau président de la République va manquer de relais. Ce ne sont pas les propriétaires des journaux, radios et télévisions avec qui il est plus ou moins lié qui compenseront sa faiblesse : recourir à eux n'est pas sans risque sérieux de contrecoup, étant observé que leur aide s'arrêtera à la limite de leurs intérêts. Où trouvera-t-il les intellectuels et artistes suffisamment forts pour se démarquer du conformisme et pour tenir le débat sur les valeurs au niveau requis ?

3/ Le risque qu'il représente pour lui-même

Chacun a les défauts de ses qualités. Actif, interventionniste, rapide, exigeant, le nouveau président de la République va forcément se trouver très vite en première ligne sur les réformes les plus emblématiques. Son tempérament le pousse naturellement à descendre dans l'arène, et l'exigence de résultats ne le refrénera pas : ne l'a-t-il pas d'ailleurs annoncé d'avance ?

La fonction de Premier ministre, déjà inconfortable sous la Ve République, va s'avérer acrobatique, nécessitant une immense abnégation, tandis que son rôle traditionnel de fusible risque de devenir inopérant. Nicolas Sarkozy saura-t-il se défier de lui-même, garder la distance que requiert la fonction présidentielle ? Il ne pourra guère compter que sur lui ; espérons néanmoins que se trouvent aussi auprès de lui quelques très proches conseillers assez sages et désintéressés pour le lui rappeler.

Les valeurs auxquelles il s'est référé pendant la campagne électorale, et auparavant pendant qu'il était ministre, ne sont probablement pas de simples colifichets : sinon pourquoi avoir pris le risque de s'en parer ? Sont-elles néanmoins suffisantes et suffisamment ancrées pour armer l'âme de celui qui doit exercer la magistrature suprême ? S'il est assailli de façon trop violente sur d'autres fronts, ne sera-t-il pas tenté, comme ses prédécesseurs, de faire la part du feu en opérant des concessions sur les sujets de société , c'est-à-dire les grandes questions morales, où la droite est traditionnellement en posture défensive et intellectuellement défaillante ?

Le risque existe, incontestablement.

Le Président de la République ne peut pas se passer d'une majorité parlementaire cohérente avec ses propres orientations. C'est là que les chrétiens, quel qu'ait été leur vote antérieur, ont un rôle à jouer. Leur engagement permanent et son caractère multiforme, est plus que jamais nécessaire, inutile d'y revenir. Il leur faut montrer à nouveau où sont les limites infranchissables à l'occasion des élections législatives qui arrivent et discerner comment voter en fonction du meilleur possible .

Si les critères de discernement demeurent les mêmes, tels que développés dans notre Guide de l'électeur, la façon de s'en servir sera différente puisque l'enjeu se situe dans chaque circonscription : chacune d'elles doit être examinée en tant que telle, avec ses protagonistes et leurs positionnements respectifs. En fonction des pressions et des exigences que les futurs députés auront perçues dans leurs circonscriptions, leur aptitude et leur courage en sortiront plus ou moins grands.

Pour notre part, nous allons continuer de leur offrir le meilleur de nos capacités à aider tous ceux qui estiment qu'il faut toujours avancer.

*François de Lacoste Lareymondie est vice-président de la Fondation de Service politique.

[1] Cf. Fr. de Lacoste Lareymondie, "CPE : les trois fautes du gouvernement Villepin", Décryptage 24 mars 2006.

Pour en savoir plus :

■ Les résultats de l'élection présidentielle comparés aux chiffres de 2002 (Décryptage, 9 mai 2007)

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