Le décret du 23 juin 2009 relatif à la composition du gouvernement, paru au JO du 24 juin et le rectificatif à ce décret, publié le 25, incitent à s'interroger sur la gouvernance de notre pays. Il est bon de rappeler une fois de plus que le pouvoir, comme l'argent, est un bon serviteur, mais un mauvais maître. La gouvernance pour la France est à repenser. Voici quelques pistes.
Trop de changements
Pour commencer, l'anecdote du rectificatif est significative. Le décret fixant la composition du gouvernement, dans sa première rédaction, avait omis la Ville dans les attributions de Xavier Darcos, ministre du Travail, des Relations sociales, de la Famille, de la Solidarité et de la Ville . Ce n'est pourtant pas en juin que la ville a été ajoutée aux responsabilités du locataire de la rue de Grenelle, mais lors du remaniement du 15 janvier 2009, à l'occasion duquel Xavier Bertrand avait laissé sa place à Brice Hortefeux. Morale de cette petite histoire : les services n'arrivent pas à suivre le rythme des changements, ils ont jusqu'à deux trains de retard !
Cette difficulté du personnel d'exécution à s'y repérer dans les changements d'intitulé des ministères suggère une question d'une tout autre importance : quid des administrations, centrales et le cas échéant territoriales, ballottées d'un ministère à l'autre ? Quand la secrétaire d'État chargée de la politique de la ville a été, par le décret du 15 janvier, transférée de l'hôtel de Castries (siège du ministère du Logement) à la rue de Grenelle, qu'est-il advenu des services correspondants ? Faut-il que des incompatibilités d'humeur entre un secrétaire d'État et un ministre, ou la volonté politicienne de renforcer ou diminuer les attributions de tel membre du gouvernement, l'emportent sur la logique qui préside – ou devrait présider – à l'organisation et à l'articulation des services ?
Le cas de l'évaluation des politiques publiques
À cet égard, le passage de l'évaluation des politiques publiques, en janvier, d'un secrétariat d'État rattaché au Premier ministre, jusqu'alors occupé par Eric Besson, au ministre du Budget, est caractéristique. Il fallait confier à Nathalie Koziusko-Morizet, punissable pour cause de relations difficiles avec le ministre d'État dont dépendait son sous-maroquin écologique, un secrétariat d'État ostensiblement amputé de sa mission la plus sensible. Dès lors qu'il s'agit d'une décision d'une telle importance – administrer une fessée politicienne à la benjamine du gouvernement – qu'importe de transférer des services, comme des meubles, de Matignon à Bercy ?
Le remaniement ministériel de juin a entériné ce transfert : la réforme de l'État (à laquelle on peut supposer que se rattache désormais l'évaluation des politiques publiques, qui n'est plus explicitement mentionnée) a été ajoutée aux attributions d'Eric Woerth. Pourquoi ce choix ? Le ministre du Budget porte une part de responsabilité importante dans l'acceptation des déficits publics déraisonnables qui ont caractérisé le début du quinquennat, durant la période de croissance économique où il aurait été opportun de les diminuer vigoureusement [1]. Cela ne peut que soulever une question : Eric Woerth n'aurait-il pas été choisi pour sa docilité à la volonté présidentielle, y compris dans ses aspects les plus contestables comme de baisser les impôts en pleine phase ascendante du cycle économique ? Cette docilité fait probablement espérer qu'il ne laissera pas publier une évaluation sévère des erreurs commises par le chef de l'État et son gouvernement. Courir le risque de voir sortir d'autres rapports aussi durs que ceux de la Cour des comptes, et des déclarations analogues à celles de Philippe Seguin [2], ne fait pas partie de la stratégie de conservation du pouvoir par ses détenteurs actuels.
Par parenthèse, confier l'évaluation des pouvoirs publics aux services d'un ministre, quel qu'il soit, est maladroit : on ne saurait être à la fois juge et partie. Le Parlement, à condition qu'il cesse d'avoir pour attribution principale le vote de textes relevant de l'exécutif [3], serait mieux placé pour exercer les fonctions d'évaluation. Plus précisément, on devrait s'intéresser à un système bicamériste dans lequel une chambre assurerait la fonction législative (dégraissée, comme il a été dit, de toutes les décisions relevant de l'exécutif) et l'autre la fonction d'évaluation et de contrôle du gouvernement ; nous y reviendrons dans un autre article.
Service de l'État ou carriérisme ?
Reste à constater ce que sont aujourd'hui les remaniements ministériels : des occasions pour le Prince de distribuer promotions et punitions. Une responsabilité ministérielle n'est pas tant l'occasion de servir son pays en dirigeant une partie de l'administration publique et en prenant des décisions en cohérence avec les autres membres du gouvernement, qu'une étape dans une carrière. Ainsi le bref passage de Brice Hortefeux rue de Grenelle a-t-il été considéré par l'intéressé comme étant sa formation continue , ce qui a été interprété, non sans raison peut-être, comme une étape sur un chemin menant à Matignon [4]. De même le récent remaniement a-t-il été l'occasion pour le chef de l'État d'accentuer l'aspect examen classant de cette opération : l'ordre protocolaire des membres du gouvernement apparaît comme un véritable classement, depuis le Premier ministre jusqu'au haut-commissaire aux Solidarités actives, en passant par les deux ministres d'État (Borloo étant situé avant Alliot-Marie), les ministres (hiérarchisés de Kouchner à Besson), et les secrétaires d'État.
Les journalistes, en parlant de promotions , nouveaux galons , rétrogradations , exagèrent-ils ? Comme l'écrit Anne Rovan [5], Jean-Louis Borloo a beau insister sur le fait que tout cela ne veut rien dire et que ces sujets sont futiles, il ne fait aucun doute que ses collègues s'intéressent de près au sujet. En observant par exemple que Chantal Jouano descend de la 25e place à la 34e, tandis que Eric Woerth monte de la 16e à la 8e, cette journaliste met le doigt sur un aspect important du microcosme (au sens de Raymond Barre). La hiérarchie gouvernementale est à n'en pas douter l'un de ces hochets à l'aide desquels les émules au petit pied de Napoléon mènent les hommes , comme disait l'Empereur [6]. Et quand, après avoir soi-même consacré sa vie à grimper vers le sommet, on a enfin atteint son but, quel autre objectif que l'ascension sait-on proposer à ceux que l'on doit mobiliser pour le service de la République ?
Il est vrai que, dans le monde tel qu'il est, ceux qui choisissent de servir plutôt que de se servir – et particulièrement se servir des responsabilités qui leur sont confiées pour se propulser de plus en plus haut dans la hiérarchie – n'ont pas de grandes chances d'exercer leurs talents à un niveau de responsabilités élevé. C'est une des structures de péché [7] qui parasitent le monde politique : dans ce marigot où l'ambition est reine, il est rare de parvenir à oeuvrer à un niveau élevé si l'on hésite à se servir sans vergogne de ceux qui peuvent vous être utiles, et si l'on n'écrase pas quand on en a l'occasion ceux qui risqueraient de vous faire de l'ombre. Garder les mains propres signifie le plus souvent renoncer à se servir de ses mains.
Quelques pistes pour une bonne gouvernance
Comment la France devrait-elle être gouvernée ? Et surtout comment peut-elle l'être un peu mieux qu'elle ne l'est aujourd'hui, car il ne s'agit pas de regarder avec nostalgie un idéal inaccessible, il faut plutôt avancer, avec les moyens dont on dispose, dans une bonne direction.
En premier lieu, on pourrait se rendre compte que l'on ne gouverne ni contre l'administration, ni en faisant comme si elle était un instrument aussi docile qu'un robot. Cela implique des relations étroites et suivies entre chaque ministre et les administrations qui lui sont rattachées. Il faut notamment que chaque ministre, sauf s'il ne fait pas l'affaire, reste en place de longues années : faute de quoi il n'est pas en mesure de connaître comme il faut les hommes et les femmes chargés de faire tourner les services, c'est-à-dire d'appliquer concrètement les lois et les politiques gouvernementales, et d'exercer vis-à-vis d'eux un véritable leadership.
À cet égard, le passage éclair de Brice Hortefeux au ministère du Travail est le prototype de ce qu'il faudrait éviter. Il est clair depuis longtemps que d'importantes réformes sont indispensables en matière de protection sociale, particulièrement pour les retraites et pour la conception d'ensemble du système. Or au lieu d'en charger un ministre ayant mission de s'atteler dans la durée à cette tâche de longue haleine, qui requiert la capacité de faire travailler les services sur des scénarios novateurs très éloignés de leurs horizons habituels, que fait-on ? On commence par nommer un vendeur capable de faire acheter un réfrigérateur à des esquimaux, avec mission de faire passer pour une grande réforme de menues modifications des régimes spéciaux ; puis, dès qu'il apparaît clairement que le roi est nu, Xavier Bertrand est nommé à d'autres fonctions, et Brice Hortefeux vient faire un intérim de courte durée ; enfin on nomme à cette place (pour combien de temps ?) un spécialiste de l'enseignement, de bonne volonté, mais ne connaissant vraisemblablement pas grand chose au problème, avec pour mission de préparer une réforme à l'échéance d'un an. Bref, on fait tout pour rendre impossible une véritable réforme systémique [8].
En deuxième lieu, pour éviter le désir de grimper l'échelle gouvernementale, les ministères devraient être mis dans toute la mesure du possible à égalité. On progresserait déjà dans cette direction en supprimant les postes de secrétaires d'État et de ministres délégués, vécus comme des tremplins pour des portefeuilles à part entière, et qui favorisent une hiérarchisation des ministères de plein exercice en fonction du nombre de membres du gouvernement qui leur sont rattachés. De plus, cette fonction court-circuite les directeurs d'administration centrale, avec lesquels les ministres devraient être en prise directe.
En troisième lieu, le contour des ministères devrait être stabilisé. Il est indécent de voir les maroquins prendre plus ou moins d'ampleur, à la tête du client, pour récompenser X et punir Y, sans que la question soit posée de savoir si cela est bon pour les administrations qui changent ainsi de ministre – et surtout, pour les administrés. L'administration française devrait être découpée en sous-ensembles cohérents et stables, de manière à donner à l'ensemble un maximum d'efficacité [9]. Certes, un tel partitionnement ne doit pas être fixé pour l'éternité, mais pour l'instant le problème est son instabilité chronique.
En quatrième lieu, l'agression verbale et le mépris devraient être exclus. Récemment élu à l'Académie des sciences, l'informaticien Serge Abiteboul s'est élevé contre les propos erronés, méprisants et injustes tenus par le président de la République à l'encontre de l'ensemble des personnels de l'enseignement supérieur et de la recherche de notre pays [10] . De fait, le président de la République a de cette manière savonné la planche à son ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche ; il a rendu un signalé service à tous les trublions qui souhaitaient semer la pagaille à l'occasion du décret sur les carrières universitaires et assimilées ; il a rendu possible la perte d'un semestre dans de nombreuses universités ; et il a au total contribué à déconsidérer l'université française dans le monde entier.
Le pouvoir, comme l'argent, est un bon serviteur, mais un mauvais maître
Bien d'autres pistes devraient être explorées ; la plupart ont en commun la même philosophie : faire en sorte que le pouvoir, qui est à la politique ce que l'argent est à l'économie, soit utilisé comme un moyen et non recherché comme une fin en soi. L'économie planétaire a subi une très rude secousse parce que la gouvernance du système monétaire et financier était de médiocre qualité [11], débordée de tous côtés par la recherche d'un profit rapide obtenu sans que soient rendus de véritables services. La politique, si l'on en juge par ce qui se passe en France, est confrontée à un problème analogue.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon III, vice-président de l'Association des économistes catholiques.
[1] On se rappelle qu'en d'autres circonstances (la Libération) le ministre de l'économie, Pierre Mendès-France, n'ayant pu empêcher le gouvernement provisoire d'opter pour des mesures démagogiques, démissionna.
[2] Voir le tout récent rapport de la Cour des comptes sur la situation des finances publiques et la présentation qu'en a fait son premier président. Etienne Lefebvre écrit ainsi dans Les Echos du 24 juin : Cela fait des années que la Cour des comptes alerte les gouvernements successifs sur l'état des finances publiques. Mais, cette fois, il y a urgence car la France approche d'une zone très dangereuse, a souligné hier Philippe Seguin en présentant le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques.
[3] Une grande partie des dispositions contenues dans les lois relève en bonne logique du décret ; elles représentent en effet de ce que Hayek appelle des lois de gouvernement par opposition aux lois de juste conduite . Quand il a impulsé le passage de la IVe à la Ve République, Charles de Gaulle a bien compris que le corps législatif se mêlait de ce qui relevait de l'exécutif, et qu'il fallait remédier à ce dysfonctionnement majeur ; mais il a réagi en soumettant assez largement le législateur au gouvernement, ce qui, tout en résolvant dans l'immédiat le problème de l'impotence de l'État, était à long terme une mauvaise solution : il aurait fallu organiser la séparation des pouvoirs. Cette erreur commise à l'origine de la Ve République continue à peser lourdement sur la gouvernance de notre pays, mais aucun des chefs de l'État qui se sont succédés depuis le Général n'ont, semble-t-il, eu la hauteur de vue nécessaire pour poser, analyser et résoudre un tel problème. L'élargissement de l'initiative parlementaire qui résulte de la dernière en date des réformes constitutionnelles est symptomatique des changements rase-bitume auxquels, en l'absence d'élévation d'esprit, nos institutions sont soumises.
[4] Voir l'article de Anne Rovan dans Le Figaro du 16 janvier 2009.
[5] Le Figaro du 27 juin 2009.
[6] Napoléon aurait dit : On prétend que la Légion d'honneur est un hochet. Et bien, c'est avec des hochets que l'on mène les hommes !
[7] Cf. le Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise, Bayard-Cerf, 2005 ainsi que J. Bichot et D. Lensel, Les autoroutes du mal, Presses de la Renaissance, 2002.
[8] Les déclarations présidentielles et gouvernementales qui se succèdent depuis quelques jours relativement au recul de l'âge de la retraite , concept antédiluvien dont le travail du Conseil d'orientation des retraites sur une réforme systémique (sortie prévue en janvier 2010) devrait en bonne logique proposer l'abandon, sont caractéristiques de l'état d'esprit qui sévit en haut lieu : un mélange de dirigisme bécasson (tout le monde à 61 ans, ou 62 ans, au lieu de 60 ans) et d'ignorance du fonctionnement économique des retraites par répartition. Il faudrait commencer à préparer les Français à passer à un système du type de celui qui existe dans nos régimes complémentaires, ou éventuellement à un système à la suédoise, mais dans tous les cas à une formule où la durée d'assurance ne jouerait plus aucun rôle, et où surtout chacun deviendrait responsable de son âge de départ à la retraite, de ses arbitrages entre une retraite plus longue ou une pension mensuelle plus forte (principe de la neutralité actuarielle). Au lieu de quoi le Président et le gouvernement (cf. le séminaire gouvernemental de ce dimanche) enferment les Français dans la problématique la plus éculée ! Quand la droite comprendra-t-elle que la liberté responsable donne des résultats économiques autrement meilleurs que le dirigisme ?
[9] C'est ce que l'on appelle en mathématiques et en informatique un problème de partitionnement de graphe. Le traitement numérique des images, par exemple, doit une partie notable de ses gigantesques progrès à l'utilisation de logiciels de partitionnement de graphes sans cesse plus perfectionnés. Pourquoi un gouvernement nanti d'un secrétariat d'État à l'économie numérique, qui doit être au courant de l'existence de telles techniques, ne songerait-il pas à en utiliser l'esprit pour se réformer ?
[10] Interview parue dans Le nouvel économiste n° 1482 du 25 juin 2009.
[11] Nous ne sommes d'ailleurs pas sortis de l'auberge. Yves de Kerdrel, dans Le Figaro du 23 juin, a signé un article critiquant les nouveaux pouvoirs des banques centrales qu'il a intitulé : Attention, les fous ont pris le contrôle de l'asile ! S'il est véridique, l'enregistrement qui circule sur le net d'une audition d'une inspectrice générale du système de réserve fédéral américain, audition au cours de laquelle elle esquive toutes les questions délicates qui lui étaient posées, corrobore l'analyse de ce journaliste. Et la majorité des observateurs compétents estiment que la finance mondiale a repris avec entrain les errements qui ont eu les conséquences que l'on sait.
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