
Source [Philitt] : Pendant la Seconde guerre mondiale, la philosophe Simone Weil faisait remarquer que « l’enracinement est un besoin vital de l’âme humaine ». Mais qu’en est-il de l’ « emmurement », lorsque le discours porté sur les frontières sert de substitut à une démarche positive d’enracinement ? Or, symptôme des civilisations de l’espace qui se développent en sens inverse des cultures du temps, le conservatisme politique moderne s’est égaré en choisissant de porter son attention sur le critère spatial des frontières au lieu de prendre la mesure du critère temporel des racines.
Les Juifs pieux se lamentent sur un mur, mais les « néo-cons » (sic) en érigent. En leur nom. On ne saurait pourtant trop insister sur le danger qu’il y a à rendre complice, fût-ce par de bonnes intentions, une religion tout entière avec la politique criminelle d’un État dont le gouvernement fait l’objet d’un mandat d’arrêt international. Le conflit israélo-palestinien cristallise en effet la contradiction générale sur laquelle repose le nationalisme moderne : la revendication des « frontières » nationales au détriment des « racines » culturelles. En l’occurrence, le discours néo-eschatologique qui fonde depuis plusieurs décennies l’extension des israéliennes s’avère contraire aux racines mêmes de la religion juive, dont la spiritualité intrinsèque la rend inassimilable à la situation géopolitique désastreuse à laquelle le monde assiste en terre sainte. Les diverses sources sacrées de cette tradition, qu’il s’agisse du Rouleau du Temple (IIe s. av. JC), de la Michna (IIIe s.) et jusqu’au Talmud de Babylone (VIe s.), soutiennent au contraire que le Temple à venir « viendra tout construit » des Mains de Dieu (Traité Soucca, 41a). Témoin de cette antinomie entre les frontières israéliennes et les racines juives, le magnifique film de Jérémy Kagan, L’Élu, peignait en 1981 tout ce que l’usage eschatologique du sionisme politique pouvait représenter de problématique au point de vue de la communauté juive des Hassidim. Les membres de cette branche mystique du judaïsme récent, porté par une exigence d’orthodoxie, ont en effet longtemps considéré que la création d’un État juif sans le Messie serait une révolte contre Dieu, contraire aux principes traditionnels du messianisme juif.
Naturellement, ce problème n’a pas lieu d’être dès lors que l’État très légitimement chargé de protéger des membres de cette tradition ancestrale mortellement menacée par le nazisme et les pogroms soviétiques ne prétend pas à une légitimité théocratique et eschatologique. D’ailleurs, si l’ancienne organisation politique de la Palestine mandataire (1923-1948), alors sous domination – et sous arbitrage – britannique, est aujourd’hui vantée par les partisans de la solution à un État bi-national, il faut aussi remarquer que la fièvre des « frontières » s’est aussi violemment emparée des clans arabes contre la Palestine mandataire de 1936 à 1939. Aujourd’hui, à la politique militaire de l’ « imposition de la frayeur » (hatalat eima) dénoncée par les vétérans de l’armée israélienne, et à la traumatisante riposte du Hamas le 7 octobre 2023 contre des populations civiles engagées pour les droits des Palestiniens, une seule solution axiologique paraît possible : décorréler, comme il se doit et autant qu’il se peut, la défense des « racines » culturelles et l’érection des « frontières » militaires. La culture en général est malade de cet impensé, dont la philosophe Simone Weil a inauguré la mise au jour.