Le choc du débat sur la laïcité positive entre la France et le pape théologien était attendu. Après le discours prononcé par Nicolas Sarkozy au Latran en décembre dernier et sa récidive à Riyad, on guettait les propos du chef de l'État : allait-il confirmer l'évolution amorcée ou bien s'était-il laissé emporter par un lyrisme de circonstance ?

Tout comme on attendait la réaction du Pape qui n'avait pas l'intention d'esquiver le sujet : à la veille du voyage, le cardinal Bertone lui-même l'avait annoncé.

Avec une jubilation non dissimulée, Nicolas Sarkozy a renouvelé son appel du Latran : ce serait une folie de faire autrement... De son côté, Benoît XVI a appelé à une réflexion nouvelle pour donner un contenu et un sens à cette belle [1] expression de laïcité positive , attendant du concret. D'emblée, il a cadré le sujet : le Saint-Siège désire respecter l'originalité de la situation française [2] ; voilà la borne basse. La borne haute vient aussitôt après : Il faudrait trouver une voie nouvelle pour interpréter et vivre au quotidien les valeurs fondamentales sur lesquelles s'est construite l'identité de la nation.

La confirmation présidentielle dont le Pape prend acte

S'il arrive couramment à Nicolas Sarkozy d'en dire à chaud davantage qu'il n'est prévu ou attendu, sur cette affaire de laïcité, en revanche, sa conviction est bien celle qu'il expose depuis la publication de son livre La République, les Religions et l'Espérance [3]. Il a donc réaffirmé sans ambages que les racines de la France sont chrétiennes, que nous devons les assumer, et qu'il en appelait à une laïcité positive caractérisée par lui comme une laïcité qui respecte, qui rassemble, qui dialogue .

Il a même franchi un pas supplémentaire, au moins dans l'expression sinon dans le fond de sa pensée, lorsqu'il a frôlé la condamnation du relativisme démocratique : La démocratie non plus ne doit pas se couper de la raison. Elle ne peut se contenter de reposer sur l'addition arithmétique des suffrages, pas davantage que sur les mouvements passionnés des individus. Elle doit également procéder de l'argumentation et du raisonnement, rechercher honnêtement ce qui est bon et nécessaire, respecter des principes essentiels reconnus par l'entendement commun... Les allusions à la conférence que le cardinal Ratzinger avait prononcée à Caen en 2004 [4], et plus encore au débat qu'il avait eu avec J. Habermas la même année sur les fondements pré-politiques de l'État démocratique [5], où le futur Benoit XVI avait rappelé que la conduite humaine pouvait et devait se fonder sur des normes objectives accessibles à la raison, sont transparentes ; on est loin de la démocratie purement procédurale chère aux tenants de la post-modernité.

Connaissant probablement son hôte mieux qu'il n'y paraît, et conscient que celui-ci s'était avancé dans une direction que l'Église ne renie pas mais qui reste à défricher, Benoit XVI a réagi prudemment. Il a volontiers reconnu l'évolution du climat et l'existence d'un dialogue serein et positif entre l'État et l'Église en France ; il a repris à son compte l'expression de laïcité positive en lieu et place de celle que le Saint-Siège utilise habituellement (la saine laïcité) ; mais il a surtout engagé les partenaires à ouvrir une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l'importance de la laïcité .

C'est déjà beaucoup ; Benoit XVI ne s'en est pourtant pas tenu là. Il a repris le sujet devant les évêques réunis à Lourdes, et pas de façon banale.

Un thème placé au centre de l'attention des évêques de France

Puisque les choses bougent dans la bonne direction, alors qu'elles le fassent complètement et que les évêques de France s'en saisissent.

Il est notoire, en effet, que la plupart d'entre eux considèrent les rapports actuels entre l'État et l'Église en France, non seulement comme positifs, mais comme un point d'aboutissement. Ils ne sont pas demandeurs d'une révision de la loi de 1905, le cardinal Lustiger et le cardinal Ricard, alors président de la Conférence épiscopale, l'avaient rappelé lors des célébrations du centenaire. Ils disposent désormais d'une Instance de dialogue bipartite instituée en 2002 (dont le nonce, représentant le pape, fait partie), qui permet d'aborder et de régler les problèmes pratiques au jour le jour. Instituée par le gouvernement Jospin sous la présidence de Chirac, celle-ci s'inscrit donc à leurs yeux dans un cadre consensuel qui a beaucoup de prix. Pourquoi prendre le risque de le bousculer ?

Manifestement, Benoit XVI ne s'en contente pas : c'est pourquoi il a fait de la laïcité un des thèmes qu'il a souhaité placer au centre de (leur) attention en l'inscrivant parmi les huit qu'il a retenus dans l'allocution qu'il leur a adressée à Lourdes. Nous ne dirons pas dans la feuille de route qu'il leur a remise , parce que Benoit XVI ne gouverne pas ainsi et qu'il respecte totalement l'honneur et la responsabilité des évêques dans la conduite de la part du peuple de Dieu qui leur est confiée. Mais il n'est pas anodin qu'elle figure parmi les urgences pastorales majeures sur lesquels il a tenu à s'exprimer devant la Conférence épiscopale toute entière, réunie exprès à sa demande, en les assortissant d'orientations précises et fermes. Venant affermir la foi de ses frères, il les pousse énergiquement à s'extraire du consensus réducteur et confortable où ils pourraient avoir la tentation de se replier.

Ce qu'il a dit en France n'épuise certainement pas sa pensée sur le sujet ; mais c'est tout aussi certainement en France qu'il était opportun d'en dire le plus et d'aller le plus loin dans la perspective ouverte. Il ne s'agissait pas davantage d'évoquer tel ou tel aspect technique ou juridique de détail. Son intention était de pénétrer au cœur des deux dimensions que devrait revêtir la laïcité pour se dire positive à bon escient.

Laïcité et culture

La première dimension de la laïcité telle que Benoit XVI la voit peut sembler paradoxale ; elle ne l'est que si l'on fait l'impasse sur ce que sont les fondements de l'identité de toute nation. Benoit XVI a jugé bon de les évoquer deux fois, à l'Elysée et devant les évêques, la seconde en précisant sa pensée : chaque pays doit veiller à préserver et développer sa culture propre, sans jamais se laisser absorber par les autres ou se noyer dans une terne uniformité . Pour bien se faire comprendre, il s'est explicitement référé aux propos tenus par Jean-Paul II devant l'Unesco en 1980 : La nation est la grande communauté des hommes qui sont unis par la culture. Voilà pourquoi, à ses yeux, la mise en évidence des racines chrétiennes de la France permettra à chacun des habitants de ce pays de mieux comprendre d'où il vient et où il va.

Disant cela aux évêques, Benoît XVI les rend en quelque sorte comptables de cette mise en évidence au sein de la société française : il les charge, dans le contexte national et le respect du cadre institutionnel existant, de trouver une voie nouvelle pour interpréter et vivre au quotidien les valeurs fondamentales sur lesquelles s'est construite l'identité de la nation . Ce n'est pas rien.

Ils ne sont pas seuls à devoir y travailler et cela ne concerne pas que la France. La référence aux fondements culturels des nations est mise en rapport avec l'Union européenne et son évolution actuelle. Ce faisant, le pape assigne une cible politique à cette nécessaire réinterprétation et remise en valeur : il avait auparavant souligné devant le Président de la République que l'unité de l'Europe ne peut pas et ne veut pas être une uniformité , mais doit au contraire garantir le respect des différences nationales et des diverses traditions culturelles .

Il confie donc aussi au gouvernement français une mission particulière, mission qui correspond à la vocation de la France telle que Benoit XVI la perçoit au sein de l'Europe : dans le contexte implicite du débat en cours sur l'avenir du traité de Lisbonne après l'échec de l'ex-traité constitutionnel, il considère que l'exercice par la France de la présidence de l'Union lui offre l'occasion de remettre la construction européenne sur les bons rails.

Créer un consensus éthique fondamental

L'objectif est la création d'un consensus éthique fondamental dans la société. L'expression ne peut passer inaperçue ! Jamais sans doute un pape ne s'était exprimé avec autant de force devant des autorités politiques qui l'accueillaient en voyage officiel sur le rôle de la religion dans la société. Là sans doute, dans l'expression de cette seconde dimension, se trouve le cœur de la pensée de Benoit XVI quant à la laïcité.

Par deux fois, le Pape a pris acte de la particularité française : tout doit se faire dans le cadre institutionnel existant et dans le plus grand respect des lois en vigueur . Mais il n'a pas voulu laisser passer l'occasion que lui offrait le président de la République quand celui-ci déclarait que la démocratie ne doit pas se couper de la raison . C'est donc devant lui qu'il a fixé l'objectif du nouveau dialogue à instaurer : la création d'un consensus éthique fondamental . Puisque la République n'est pas chargée du sens de la vie ni des fins ultimes de l'homme, c'est bien la religion qui doit assumer cette fonction irremplaçable .

Les nuances terminologiques sont ici importantes. Benoit XVI ne parle pas de séparation entre le politique et le religieux : la séparation renvoie trop manifestement la religion (toute religion) à la seule sphère privée. Il parle de distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l'État envers eux . Pourquoi ? Parce que la religion (toute religion) exerce une fonction irremplaçable pour la formation des consciences . Par nature, la religion tend à s'incarner dans toutes les dimensions de la vie sociale, non pour s'enfouir ou se faire oublier, mais pour éclairer tout homme dans sa conduite, et en particulier dans la conduite des affaires publiques ; non pour revendiquer la place de l'État ni se substituer à lui , car l'Église respecte l'indépendance et l'autonomie de chacune (la communauté politique et l'Église) dans son propre domaine ; mais parce que la religion, l'Église en particulier, se sait responsable du tout et ne peut se limiter à elle-même .

D'où son insistance sur la liberté de parole de l'Église et sur sa capacité à dialoguer aussi librement, dans le seul but d'arriver à la construction de la liberté commune , parce que c'est un service rendu à l'homme, ordonné à son épanouissement personnel et social .
Et de joindre immédiatement le geste à la parole (si l'on veut bien me pardonner l'expression) en assortissant son propos devant le président de la République de quatre pistes d'application qui constituent autant de poil à gratter dans le contexte français :

  • une situation sociale marquée par l'élargissement de la distance entre les riches et les pauvres, qui rend plus urgente la nécessaire protection des plus faibles, notamment de leur dignité, avec l'affirmation qu' il revient à l'État de légiférer pour éradiquer les injustices ;
  • le rappel des droits inaliénables de la personne humaine, depuis sa conception jusqu'à sa mort naturelle ainsi que ceux relatifs à son éducation libre, à sa vie familiale, à son travail, sans oublier naturellement ses droits religieux , rappel associé explicitement à l'exercice de la présidence de l'Union européenne par la France et qu'on peut interpréter comme une invitation indirecte mais claire à corriger la Charte des droits que les Européens entendent attacher au traité de Lisbonne comme elle l'était à l'ex-traité constitutionnel ;
  • Faire aimer la France, en revivifiant sa culture, et en mettant en évidence ses racines chrétiennes ;
  • L'invitation qui sera réitérée devant les évêques, à réorienter la construction européenne dans un sens plus respectueux de l'identité culturelle des nations.

L'appel final lancé par Benoit XVI aux évêques de France à œuvrer en vue d' une véritable libération spirituelle de la France, où l'on peut voir le point de convergence de toutes les exhortations pastorales qui ont accompagné les différentes étapes de son voyage, ne se limite pas au strict domaine religieux. Évidemment, il s'agit en priorité de libérer l'homme de ses peurs et de ses péchés , de lui réapprendre que Dieu n'est pas son ennemi mais son créateur plein de bonté , et qu'il est appelé à partager à jamais la gloire du Christ dans les cieux . Mais le parallèle établi avec la libération temporelle de la France en 1944 dit bien que le Pape a en vue l'homme tout entier, y compris dans sa dimension sociale et politique ; que l'homme vit incarné et incorporé dans cette société et en ce temps déterminés ; et que l'évolution de la laïcité à la française qu'il appelle de ses vœux et dont il perçoit les prémisses, doit aussi contribuer à sa libération spirituelle.

Sans cette évolution, avec tout ce qu'elle implique de liberté pratique et de service dans la société, comment éclairer effectivement l'attente des hommes de bonne volonté en recherche de Dieu ? Comment déployer quotidiennement l'action au service de la Parole ? Comment donner un contenu concret à la lutte contre les idoles ? Comment accompagner efficacement les souffrants dans les combats que l'homme ne peut soutenir seul, jusqu'à l'heure de Dieu pour quitter ce monde ? Ces questions, le Pape nous les pose à chacun d'entre nous.

[1] Sauf mention contraire, tous les termes en italiques sont des citations tirées des allocutions prononcées, soit à l'Elysée, soit devant les évêques réunis à Lourdes.
[2] L'adjectif ne figurait pas dans le texte écrit de l'allocution de Benoit XVI à l'Elysée : il l'a ajouté oralement.
[3] Nicolas Sarkozy, La République, les Religions, l'Espérance, Entretien avec Philippe Verdin o.p. et Thibaud Collin, Ed du Cerf, 2004.
[4] A la recherche de la paix , Caen, 5 juin 2004, publiée par la Documentation Catholique n° 2319 du 1er août 2004.
[5] Débat dont une traduction française a été publiée par la revue Esprit dans son numéro de juillet 2004.