Atterrés. Avouons que notre première réaction, devant l'explosion de l'affaire Vincent Humbert fut d'être atterrés. L'intensité émotionnelle et dramatique du dénouement de l'épreuve familiale, tel qu'il était révélé à l'opinion, imposait le silence.

Une telle lourdeur de handicap après l'accident du jeune homme, une telle détermination apparente à mourir, une telle force de vie pour le revendiquer, une telle émotion dans l'opinion publique, une telle inversion des valeurs dans la façon de rapporter le geste maternel, une telle confusion des esprits sur la définition même des mots amour, mort et dignité..., pour toute personne un tant soit peu avertie de la dialectique et des méthodes du lobby de l'euthanasie, c'était un coup terrible d'efficacité.

La coïncidence entre la sortie du livre de Vincent (Je vous demande le droit de mourir, Michel Lafon), le passage à l'acte et la date anniversaire de l'accident signe l'orchestration. La France préparée de longue date à la légalisation de l'euthanasie par d'autres coups médiatiques, y serait majoritairement favorable — même si le libellé des sondages induit à la confusion. Elle s'en est approchée d'un grand pas.

Malaise derrière l'orchestration

Derrière l'affreuse réalité du drame familial, l'affaire Humbert est avant tout un coup médiatique. Le reconnaître, ou le dénoncer, n'est pas faire injure à cette famille. Le battage médiatique autour de la maladie, de la mort et du deuil lui rend certainement les choses plus insoutenables. Car chacun doit à l'évidence jouer un rôle convenu, s'il ne veut pas briser la cohérence d'une terrible mise en scène. D'autres familles qui vivent des drames d'intensité comparables voient au moins leur intimité préservée. D'ailleurs la presse écrite s'est faite largement l'écho d'un sentiment de malaise à propos de la mort du jeune Vincent, au delà de la vague d'émotion que les médias audiovisuels, qu'on sait souvent privés de recul, ont propagé comme une traînée de poudre dans tous les foyers de l'hexagone.

Dès le lendemain du passage à l'acte de la maman, Libération, qui titrait en Une : "Euthanasie : en finir avec l'hypocrisie", s'interrogeait en page intérieure sur le rôle de l'éditeur du livre qui paraissait le jour même. Michel Lafon a beau s'y défendre d'être "nécrophage", le quotidien s'interroge : "Jusqu'où peut-on aller trop loin ?" en notant l'accroche promotionnelle découverte sur le site Amazon.fr : "Quand paraîtra ce livre, il aura peut-être quitté ce monde." Le journaliste va même jusqu'à laisser planer le doute sur la façon dont a été écrit l'ouvrage : il aurait fallu trois semaines à Vincent Humbert pour "écrire" sa lettre à Jacques Chirac... Et voilà qu'un livre de 188 pages sort quelques mois plus tard. De son côté, Alice Sedar, du Figaro, qui voit le livre comme le cri du cœur d'un homme de 22 ans, rapporte une étrange explication de l'éditeur : "Nous avions promis à Vincent que s'il lui arrivait malheur avant la fin de la rédaction, le livre ne verrait pas le jour." On ne sait plus très bien ce que le mot "malheur" signifie ici.

Dans Libération, l'interview du docteur Jean-Pierre Tarot, anesthésiste réanimateur rend compte de la gêne ressentie par une bonne part du monde médical du fait de la médiatisation d'un drame privé : "On est dans l'ubuesque. Face à quelque chose d'inhumain. Tout paraît avoir été organisé, préparé, médiatisé. Ce n'est pas comme cela qu'on peut accompagner la dignité de quelqu'un dans ces moments-là. [...] De mon point de vue, il faut de la discrétion, de la délicatesse, du non-dit. Là, c'est l'inverse : tout est jeté en pâture. [...] Quand je vois ce reportage avec la mère de Vincent sur une plage, où elle dit "oui je le ferai", je pense que cette médiatisation et ce type de voyeurisme rentent tout impossible. Pire, cela parvient à nous faire perdre nos repères et à rendre toute aide impossible. "

Effectivement, à partir du moment où l'opinion publique est ainsi prise à témoin d'un geste annoncé, on est en droit de douter de la liberté d'une femme qui s'est engagée publiquement devant des millions de personne à mettre fin à la vie de son fils, et qui est psychologiquement contrainte, du fait des circonstances de la sortie du livre, de passer à l'acte rapidement. On a d'ailleurs noté ici ou là l'impression de grande faiblesse psychologique de la maman au moment du geste, ce qui se conçoit du fait de sa nature, mais plus encore dans le contexte de sa médiatisation. La famille Humbert a évidemment été instrumentalisée. Il n'est pas impossible qu'un jour ou l'autre, elle révèle les pressions subies.

L'affaire Malèvre dont le procès rebondit en appel aujourd'hui est là pour nous montrer combien est subjective l'appréciation des faits au moment de leur découverte : ceux qui soutenaient l'infirmière comme l'égérie de l'euthanasie compassionnelle l'ont désormais rejetée. Elle-même refuse désormais la médiatisation qu'elle recherchait à l'époque, et va jusqu'à demander pardon aux familles des victimes pour ses actes. Le pauvre Vincent Humbert a certes été "relayé" dès avant son décès "définitif" par les militants que l'ADMD (Association pour le Droit de mourir dans la dignité) a proposés à la presse, telle cette jeune femme, souffrant d'une Infirmité motrice cérébrale (IMC), qui revendique à son tour - mais pas pour tout de suite - le droit à l'euthanasie à la radio puis à la télévision.

Mais bien d'autres témoignages sont allés en sens inverse. Une maman témoigne dans Libération de la pression médicale qu'elle a subie pour qu'on mette fin aux jours de sa petite fille très gravement handicapée alors qu'elle considère comme précieuse la relation qu'elle entretient avec son enfant. Un homme souffrant d'un handicap comparable à celui de Vincent Humbert, et qui ne peut communiquer qu'avec les yeux, a rendu publique une lettre au Premier ministre revendiquant "le droit de vivre". On sent bien, au travers d'autres témoignages rapportés dans les médias de personnes qui se sentent menacée par les conséquences éventuelles de l'affaire Humbert, de leurs familles et d'équipes médicales, notamment de soins palliatifs, que derrière la notion d'exception que tente d'avancer le lobby de l'euthanasie pour "mettre le pied dans la porte", il y a des conséquences en cascade qu'on ne peut méconnaître : ce "glissement progressif vers plus d'inhumanité" dénoncé dans La Croix par Bruno Frappat.

L'Assemblée nationale ébranlée

La classe politique, un moment ballottée dans l'urgence par la vague émotionnelle, semble avoir progressivement retrouvé de nouvelles marques, plus favorables à l'euthanasie, mais sans unanimité. Certes l'affaire a révélé qu'un député de l'UMP comme Henriette Martinez pouvait militer ouvertement à l'ADMD, que la gauche était désormais prête à légiférer et que la Fraternelle parlementaire présidée par Henri Caillavet qui revendique aujourd'hui "200 députés et sénateurs francs-maçons de tous horizons politiques" (Le Figaro du 27 septembre 2003) était bien opérationnelle. Mais du côté du gouvernement, la prudence semblait de mise, après les propos maladroits démentis par François Fillon. Le Premier ministre a prononcé une phrase remarquable de vérité et d'équilibre, à propos de Marie Humbert : "Cette femme a commis une faute, mais personne ne peut lui en vouloir, il faudra faire preuve d'indulgence à son endroit." Oser nommer le geste "faute" est en effet essentiel à la vérité du débat. De même s'interdire de la juger en de pareilles circonstances. Nicolas Sarkozy a évoqué le fils d'un ami, trisomique : "Et si on décidait un jour que sa vie ne méritait pas d'être vécue ?"

Seul Jean-François Mattei, après des propos solides contre toute légalisation, — y compris de l'exception qui ferait courir "le risque que cela devienne une habitude"—, une analyse lucide sur la versatilité de l'opinion publique en fonction des faits divers, et une distinction claire entre euthanasie et arrêts de soins disproportionnés, reste cependant ambigu : "S'il est normal de conserver un interdit, sur le fait de donner la mort, cet interdit peut parfois s'effacer."

C'est finalement du côté de l'Assemblée nationale que le risque semble aujourd'hui le plus grand, Jean-Louis Debré semblant saisir l'occasion de se positionner en contradiction avec le Premier ministre. Le risque d'une loi d'origine parlementaire, votée "selon leur conscience" par des députés de tous les partis et sous une majorité de droite, comme à l'époque de la loi de 1975 sur l'IVG, n'est plus à exclure.

La tentation de l'acédie

Peu de voix oseront nommer "faute" le geste de Marie Humbert. Et pourtant, comment contester autrement l'acte d'euthanasie ? À moins que son auteur n'ait pas été en pleine maîtrise de ses moyens. L'AFP rapporte un propos du prêtre qui a eu la charge délicate d'assumer les obsèques religieuses du jeune homme : "Vincent nous a quittés comme il le souhaitait, nous n'avons pas à juger." Même si cette phrase nous gêne, en ce qu'elle semble cautionner le geste désespéré, nous ne jugerons en effet ni le jeune homme, ni sa maman, ni le prêtre dont on ne sait ce qu'il a dit d'autre au cours de la triste cérémonie. Mais pouvons-nous taire la vague d'acédie qui est révélée derrière cette mort, pour la famille de Vincent et toute notre société ?

L'acédie est à la fois une tentation commune et un péché, celui de désespérance. Elle transparaît terriblement dans les lignes attribuées au jeune homme : "Ce livre, je ne le verrai jamais... car je suis mort depuis le 24 septembre 2000... Depuis ce jour, je ne vis plus, on me fait vivre, on me maintient en vie. Pour qui, pour quoi, je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que je suis un mort-vivant, que je n'ai pas souhaité cette fausse mort, et encore moins tout ce que j'endure depuis près de trois ans. [...] Je voudrais tellement trouver un moyen de crever, pour partir avant de devenir cinglé, méchant, aigri. Plus le temps passe, et moins je me vois finir mes jours en légume racorni, sur un lit d'hôpital. Ce n'est pas possible."

Cette tentation et ce péché, ils sont les nôtres, ils sont les miens. Et nous n'avons pas tous les terribles circonstances atténuantes de Vincent lorsque nous nous y complaisons. Il est d'autant plus essentiel de les traquer au fond de nos âmes. Nous avons maintes occasions de désespérer, de ne plus croire en l'avenir, de ne voir en lui qu'aggravation, de nommer mort des parties de nos vies pourtant bien vivantes. Mais l'acédie n'est pas une fatalité, nombre de personnes gravement handicapées et malades en témoignent par leur rayonnement, au delà des inévitables crises. Beaucoup seront bouleversées par la façon si dure dont Vincent semble décrire sa vie traversée par l'épreuve du handicap et de la dépendance. Car la désespérance est contagieuse : c'est une affection personnelle, mais aussi familiale et même sociale. C'est pourquoi le drame de Berck souligne à nos yeux l'urgence de l'appel adressé récemment par Jean-Paul II à l'Europe pour qu'elle s'enracine dans l'Espérance.

 

Vincent Humbert dédie les derniers mots de son livre à sa mère : "Ne la jugez pas, ce qu'elle aura fait pour moi est certainement la plus belle preuve d'amour au monde [...]. Pensez à tout ce qu'elle a accompli pour moi. Pensez à tout l'amour qu'une mère doit avoir en elle pour aimer autant. Et laissez-là vivre en paix le semblant de vie qui lui reste à vivre." Derrière ces phrases élaborées par le journaliste qui affirme avoir recueilli les propos du jeune homme, on saisit un amour qui paraît fusionnel. Marie Humbert n'a-t-elle pas affirmé : "Je lui ai donné la vie, je peux lui donner la mort ?" Et l'on voit aussi, paradoxalement, une grande solitude dans ce face à face. Comment cette femme a-t-elle été accompagnée pour qu'elle en vienne à se faire l'avocate d'une revendication de son fils à mourir, même si cette revendication méritait d'être écoutée ? Quel regard sur son enfant lourdement dépendant cette maman vivant seule pouvait-elle lui renvoyer ? Personne ne peut le dire. Mais chacun peut se sentir concerné. Car une grande partie de notre société ne cesse de proclamer que seules la santé, l'autonomie et l'efficacité donnent à la vie sa dignité.

La mort de Vincent Humbert nous rappelle que, devant les épreuves que nous sommes conduits à affronter, quelles que soient nos limites, il est essentiel que le regard des autres continue de nous dire : "Tu es en vie", "Ta vie a du prix". Mère Teresa ne faisait pas autre chose, lorsqu'elle prodiguait à Calcutta ses soins et son regard maternels aux mourants, parfois plus rayonnants que jamais au soir de leur vie.

Tugdual Derville est délégué général de l'Alliance pour les Droits de la Vie

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