Dieu veut-il des sacrifices ? Il semble qu'il en veuille, qu'il aime ça, qu'il en réclame toujours plus. Le sacrifice d'Isaac par Abraham, même stoppé net, nous le rappelle en ce jour[1].

Pourtant, depuis le sacrifice du Christ sur la croix, il n'y en a plus jamais eu. La religion chrétienne ne sacrifie plus ni homme ni bête. En revanche, nous reste en mémoire ce mot de "sacrifice" constamment utilisé, mais par intermittences, par exemple pour la Messe. Qu'en est-il en définitive ? Dieu veut-il des sacrifices ?

Peut-être faut-il se mettre d'accord, avant toute chose, sur ce que veut dire le mot. Or il veut dire bien des choses et cette multiplicité crée la confusion. Il y a le sacrifice qui tue, le sacrifice qui rend sacré, et le sacrifice que Dieu lui-même inspire.

Le sacrifice qui tue

Dans toutes les religions, surtout archaïques, il y a des sacrifices sanglants, des liturgies de la mise à mort pour apaiser la colère de la divinité. Hélas, l'infâme cantique Minuit chrétiens s'est fait naguère l'ultime témoin de cette théologie, puisqu'il fait chanter à Tino Rossi, dans le sacrifice du Christ, l'apaisement du "courroux" du Père.

Dans la Bible, même dans l'Ancien Testament, il n'y a jamais de sacrifice humain. Sauf une fois : la scène d'Abraham et d'Isaac dans la montagne de Moriah (cette " montagne de Moria " dont le Seigneur des Anneaux nous rappelle la dangerosité). Or cette scène nous dit que justement Dieu ne veut pas d'un tel sacrifice. Ce qui l'intéresse, c'est la fidélité d'Abraham, la pureté de son cœur, sa foi, son obéissance. Celle-ci acquise, l'Ange se précipite pour retenir son bras et promet au contraire à Abraham, au lieu d'un fils unique immolé, une descendance innombrable.

On a le droit de se poser la question : à quoi bon une telle mise en scène ? Éprouver ainsi Abraham frise la plaisanterie de mauvais goût. S'il ne s'agissait que d'un test d'obéissance, ce serait excessif ; mais il s'agit de bien davantage. À travers le sacrifice d'Isaac, c'est celui du Christ qui est annoncé : le bélier qui prend sa place annonce le Christ, Agneau de Dieu ; l'Ange qui réconforte Abraham annonce les anges qui réconfortent Jésus au Jardin des Oliviers le soir du Jeudi Saint, où il s'offre pour les péchés du monde ; le " Me voici ! " d'Abraham annonce l'obéissance jusqu'à la mort du Christ envers son Père.

Le vrai sacrifice ne se mesure pas au sang versé mais à l'obéissance.

Le sacrifice qui rend sacré

Saint Augustin nous l'enseigne et saint Thomas le rappelle avec lui : ce qui caractérise le sacrifice, ce n'est pas la mise à mort, c'est le fait de rendre sacré quelque chose, " faire une chose sacrée ", comme le nom de sacrifice l'indique. C'est plus large et plus profond que la mise à mort. Qu'est-ce que rendre sacré ? C'est offrir quelque chose à Dieu, c'est lui faire présent de cette chose pour lui faire plaisir et aussi pour conférer à la chose offerte une valeur supérieure. Lorsque les tapissiers des Gobelins offraient à Louis XIV leurs merveilleuses tapisseries (dont on sait qu'ils mettaient parfois quarante ans à les faire), ils les rendaient en quelque sorte sacrées. Ce qui compte dans le sacrifice, c'est la dignité de celui à qui on l'offre, la grandeur de ce qu'on offre, la personne qui donne, la manière de donner et aussi ceux pour qui l'on offre.

Ainsi en va-t-il dans le sacrifice chrétien, dont le fondement est le sacrifice du Christ. Que s'est-il passé ? Le Christ, en offrant sa gloire, nous a rendus glorieux. Sa gloire rejaillit sur la nôtre : c'est aussi le sens de la Transfiguration que nous relate l'Évangile de ce jour.

Il s'est offert au Père, qui est le plus digne ; il s'est offert lui-même, homme-Dieu, la plus belle offrande et le plus beau prêtre pour l'offrir. De plus, le Christ s'est offert au Père pour nos péchés, pour mettre son amour dans nos péchés. Ainsi s'est-il offert à notre place pour nous sauver, pour faire ce que nous n'étions pas capables de faire : nous rendre sacrés aux yeux de Dieu et à nos propres yeux.

Son sacrifice, offrande sublime, n'est devenu sanglant qu'à cause de nos péchés. Car la souffrance et la mort sont la conséquence du péché originel. Le Christ a voulu tout assumer. Il n'y était pas obligé, son amour aurait suffi à tout rendre sacré. Mais alors notre libération n'aurait pas été une rédemption, un rachat, le fait de nous arracher au péché en en payant le prix. Or cela était nécessaire, non pour Dieu, mais pour nous, pour nous mettre face à la responsabilité de notre péché, en nous en délivrant.

Le sacrifice que Dieu inspire

Le vrai sacrifice, c'est celui du Christ. Pourquoi ? Parce que seul le sien a la valeur requise. Cette valeur est celle de sa charité, celle de la charité divine et humaine qu'il a mise dans tout ce qu'il a vécu, dit, subi, offert. Le Christ a mis l'amour de Dieu dans tout ce qui s'opposait à Dieu : notre péché. Il a rendu tout ce qui était volé à Dieu, notre capacité de l'aimer.

Tout cela nous enseigne que lorsque nous parlons, concrètement, des "sacrifices" que nous faisons en Carême, ceux-ci n'ont de valeur que par l'amour de Dieu que nous y mettons. Ce n'est pas "parce que cela fait mal que cela fait du bien" car seul l'amour parvient à faire du bien au mal. Seul l'amour rend sacré l'amour et sauve l'amour.

Notre sacrifice à nous est d'offrir à Dieu notre vie, d'offrir tout, en bloc et en détail, d'offrir chacun des actes que nous posons. Y pensons-nous assez ? Notre vie la plus quotidienne devient un sacrifice agréable à Dieu si elle se gorge de charité, un peu comme le tournesol se gorge de soleil en se tournant vers lui.

Où la charité se prend-elle ? là où elle se trouve. Où se trouve-t-elle ? en Dieu et comme Dieu nous la distribue. Où la distribue-t-il ? dans l'Eucharistie. Dans l'Eucharistie, le Christ s'offre sacramentellement à son Père et nous nous offrons avec lui. Davantage, il se donne à nous dans la communion. Le meilleur sacrifice que nous puissions faire, c'est celui que nous recevons et qui nous rend sacrés : la communion.

Le sacrifice que Dieu veut, c'est notre communion. La communion nourrit la charité. Encore faut-il manger, manger souvent, manger dignement. La dignité requise n'est pas le sentiment de sa propre excellence ni le fait d'avoir été attentif pendant la messe. Elle est celle du pardon obtenu dans la confession, laquelle restaure la charité.

La communion fait grandir la charité, sans oublier que la communion du dimanche n'est que la ration-survie du chrétien.

*Homélie du fr. Thierry-Dominique Humbrecht o.p., 2e dimanche de carême, année B, Couvent des dominicains de Bordeaux, 12 mars 2006, sur Genèse (22, 1-8) et Marc 9 (2-10). Dernier ouvrage paru : L'Avenir des vocations, Parole et Silence, 2006.

[1] Image : Rembrandt, Le Sacrifice d'Abraham, 1635, St-Petersburg, Musée de L'Ermitage.

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