Debray : "L’Erreur de calcul" ou le triomphe de l’économisme

"J’aime l’entreprise." Le cri d’amour adressé par Manuel Valls au Medef en août dernier n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Dans un petit essai incisif (55 pages), Régis Debray peint avec le style tout en paradoxe qu'on lui connaît le tableau d’une époque bercée par l’illusion économique.

Selon Régis Debray, chaque époque a son illusion, rempart à l’abattement des peuples. La première était religieuse, et couvrait la période du baptême de Clovis à la Révolution française. La seconde était politique, du jacobin au bolchevik, a succédé l’illusion économique. Après la messe et la révolution, la consommation.

Régis Debray date la naissance de l’économisme, c’est-à-dire d’une idéologie qui s’ignore dont l’échelle des priorités place au premier rang l’économie, à la chute du mur de Berlin. La présidence de François Mitterrand, que l’auteur a conseillé, aurait ainsi été une période de transition entre les illusions politique et économique.

Sans doute préférera-t-on un autre découpage historique. En France, le « virage libéral » du Parti socialiste date de 1983, et s'inscrit dans le sillage du mouvement européiste et économiste du giscardisme. Le propos de l’auteur étonne aussi lorsqu’il écrit que la déclaration de Manuel Valls au Medef marque un tournant historique, quand on y verrait plutôt l’aboutissement d’une soumission de la gauche aux forces du marché.

Le constat de Régis Debray, en revanche, est sans appel. « La France est devenue elle-même, quoiqu’en péril, une grande entreprise. » Une firme multinationale au sein de laquelle le succès d’un film se mesure au nombre de ses spectateurs et la gouvernance, terme issu du privé, constitue l’horizon indépassable de gestionnaires-VRP incapables de gouverner. L’homme d’affaires reçoit l’homme d’État. Le Contrat remplace la loi. L’argent chasse le mérite.

La culture au rabais

Régis Debray montre dans ce livre à quel point l’illusion économique est indissociable d’une soumission idéologique à une certaine philosophie anglo-saxonne, qui fait de la liberté individuelle et de la table rase les conditions nécessaires d’une désaliénation à un ordre ancien oppresseur. La conception latine de la France reposait au contraire sur la définition de la Modernité comme un mélange d’archaïsme et de nouveauté, et ne concevait pas le bien commun comme une somme d'intérêts particuliers.

L’expression de cet économisme (culture de masse au détriment de la culture populaire, consommation de masse plutôt que préservation des terroirs, productivisme aux dépens de l’écologie) se traduit jusque dans le langage, anglicisé et réduit à une fonction purement utilitaire. George Orwell, déjà, avait noté que sa langue maternelle, celle d’un peuple marchand, pouvait générer un appauvrissement de la pensée si l’on y prenait garde : « La grande faiblesse de l’anglais est son aptitude à être perverti. C’est justement parce qu’il est facile à parler qu’il est facile de le parler mal [1]. » L’uniformisation et la corruption du langage est sans doute l’un des traits les plus frappants de ce début de XXIe siècle…

Régis Debray identifie trois grands perdants de l’illusion économique. La Défense, l’école et la culture. La première n’est plus guère l’objet d’intérêt, ses soldats sont déclassés, les économies de gloire y sont nombreuses et les sociétés militaires privées prospèrent. La seconde enferme l’« apprenant », et non plus l’élève, dans un tout-présent alors qu’elle avait autrefois vocation à être le sanctuaire de la République. Quant à la troisième, elle a été « démocratisée » pour mieux se réserver aux élites et financiarisée pour permettre l’ « absorption du spectaculaire par le spéculatif ».

L’économisme cependant joue aussi contre l’économie qu’il prétend mettre au premier plan. Debray convoque l’ombre tutélaire du général, dont il écrivait en 1990 dans À demain de Gaulle, qu’il était « le premier homme du XXIe siècle ». Le fondateur de la Ve République était l’exemple même d’une tradition française, qui subordonnait les finances à la politique et à la culture. On connait son fameux mot : « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille ! » Mais il fût aussi le président des centrales nucléaires, des fusées spatiales et du TGV. Comme si la relégation de l’économie à un niveau inférieur de l’action était une condition nécessaire à son plein épanouissement…

La désillusion économique

C’est tout le ridicule et la vulgarité de notre époque, insensible au tragique de l’existence et de l’Histoire, que l’auteur met ainsi en relief. Régis Debray se fait mordant : « Quand le monarque a le Ciel pour témoin, il a Bossuet. Quand il pense à Vercingétorix, il a Malraux. Quand il pense au taux d’intérêt, il a Jacques Attali. » On mourait pour Dieu, on mourait pour la Nation. On ne se sacrifie pas pour le marché unique et le « mariage pour tous ».

La spécificité de l’illusion économique, nous dit en fait Régis Debray, est qu’elle est bien plus horizontale que ne l’étaient les transcendances religieuse et politique. Cette misère symbolique est donc facteur de désunion, étant entendu que « le commun est en surplomb ou ne l’est pas, il se trouve que les hommes ne peuvent s’unir qu’en quelque chose qui les dépasse ». Le temps est au marketing électoral, au jeunisme, au communautarisme [2]. Bref, aux fractures.

L’exercice politique, à l’inverse, consistait, écrit-il joliment, à « transformer un tas en tout » en proposant « un point de fuite ». On songe une nouvelle fois à de Gaulle comme dernier des géants, les pieds sur terre et la tête dans les nuages, pour lequel il n’y avait à la fois « pas de politique en dehors des réalités » et « pas d’action sans rêve ». C’est à cette imagination raisonnée que nous exhorte Régis Debray, pour briser le monopole sur l’Occident de la surmodernité (Marc Augé), cet empire des feuilles mortes qui ignore le souffle de l’Histoire.

 

L. Ot.

 

L’Erreur de calcul
 Cerf, « Le Poing sur la table »
 60 p., 5 €

 

 

 

Photo : capture d'écran, "CSOJ", France 2

 

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[1] George Orwell, The English language.
[2] Qu’il aborde longuement dans son essai, Le Bel âge, Flammarion, 2013.