On est épouvanté de voir qu'en tête des remèdes imaginés par nos politiciens à la suite de la crise grecque figurent des réformes européennes qui déplaceraient les centres de décision encore un peu plus loin des peuples. Ils n'ont toujours pas compris que cette crise est aussi un produit de l'éloignement et de l'obscurité dans lesquels sont prises les décisions européennes. Ils semblent ignorer que ces institutions mal contrôlées sont de ce fait insensibles aux souffrances des peuples, et qu'elles peuvent donc persévérer plus longtemps dans des politiques erronées.

Probablement le désarmement commercial unilatéral n'aurait jamais vu le jour, ou en tout cas n'aurait pas duré si longtemps, si les peuples avaient eu plus grande part au chapitre. C'est donc une politique inverse qu'il faut préconiser : la restauration des démocraties nationales.
On est encore plus épouvanté quand on voit que le remède numéro 2 est un plan de garantie mutuelle qui ne peut que déboucher sur un nouvel accroissement de l'endettement général, puisque les plans d'austérité vont être aussi impuissants que les relances antérieures. Un merveilleux plan pour couler tous ensemble. Bien sûr, il fallait peut-être le faire dans l'immédiat pour gagner un répit face aux marchés. Mais on ne peut se contenter d'infliger aux Grecs et aux autres – c'est-à-dire à tous – des mesures de rigueur pour qu'ils remboursent leurs dettes. Surtout quand on sait que ces dernières sont le pansement posé sur les plaies causées par un libre-échangisme mondial qui continue de faire rage.
Dans un système de parités fixes et irrévocables comme l'union monétaire européenne, ces plans d'austérité reviennent à infliger, d'autres l'ont déjà dit, un appauvrissement qui ralentira encore la croissance et peut faire entrer ces pays, comme la zone euro elle-même, dans un cercle vicieux explosif.
Alors que faire ? Il est bien tard. Pourtant il existe encore quelques portes de sortie. Mais n'ayons pas trop d'illusions : les classes politiques des pays d'Europe ne sont pas prêtes à les utiliser. Il faudrait qu'elles renient ce qu'elles ont fait depuis vingt ans : Maastricht, les accords de Marrakech, la Constitution européenne camouflée en traité de Lisbonne. Pourtant, devant le désastre, on ne sait jamais ...
Flexibiliser la monnaie unique
Pour faire évoluer la monnaie unique en sauvant l'honneur de ses partisans, disons qu'il faut la flexibiliser .
Il suffit de créer un statut de suspension provisoire de la participation à l'euro pour les pays qui ne rempliraient plus les conditions. Ils seraient susceptibles de revenir dans l'union monétaire une fois leurs finances rétablies. Ne précisons pas quand.
Cette position de suspension provisoire constituerait un adjuvant sérieux aux plans d'économies du pays qui s'y trouverait placé. Elle permettrait en effet de dévaluer puisque la nouvelle monnaie nationale décrocherait immédiatement de l'euro. Techniquement, c'est très faisable, quoi qu'en disent certains : voyez comment l'ancienne Tchécoslovaquie s'est scindée en deux parties dotées chacune de sa monnaie. Il faudrait bien entendu que la dette du pays suspendu soit intégralement libellée dans sa nouvelle monnaie, de sorte qu'elle s'allègerait vis-à-vis des étrangers au même rythme que la dévaluation. Certains banquiers y perdraient une partie de leurs créances, mais ce serait mieux pour eux que de tout perdre.
Ce statut de suspension provisoire paraît aujourd'hui incontournable. Il pourrait d'ailleurs rejoindre l'idée de faillite organisée que les Allemands avaient récemment suggérée, sans succès, pour la Grèce. Sans lui, l'effort d'austérité demandé serait trop grand, et même en vérité impossible à satisfaire. Il ne faut pas oublier en effet que les plans de redressement réussis que l'on évoque ces temps-ci – Suède, Canada, Argentine – ont été menés à bien dans un contexte de flexibilité des changes nationaux. Même l'Argentine en 2002 n'a pas hésité à briser un tabou en abandonnant la parité fixe avec le dollar. Ainsi les pays pris à la gorge pourraient-ils sortir progressivement de l'euro.
Mais ce n'est pas tout. Même la flexibilisation de la monnaie unique n'empêcherait pas un désastre général, elle ne ferait que le retarder, si la dérégulation complète des échanges commerciaux continuait à prévaloir.
Pour une concurrence mondiale équitable
Pascal Lamy, directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), vient d'estimer qu'une reprise des négociations commerciales du cycle de Doha, voué comme l'Uruguay Round à une plus grande libéralisation, offrirait à la planète l'équivalent d'un plan de relance à bas coût . Ne l'écoutez pas ! Il faut faire le contraire : rétablir d'abord au niveau mondial les conditions d'une concurrence équitable par de nouvelles règles du jeu permettant de compenser aux frontières les différences de normes sociales, environnementales ou de sécurité alimentaire. Nous en avons déjà expliqué les raisons et les mécanismes à de nombreuses reprises [1].
L'Europe devrait s'investir complètement dans cette exigence. Déjà, en 1993-94, au moment de la conclusion de l'Uruguay Round, c'est la position qu'elle aurait dû défendre. Elle aurait dû demander, et si elle n'avait pas été écoutée, elle aurait dû appliquer elle-même, des droits compensateurs qui auraient pu être levés progressivement, au fur et à mesure où les niveaux de concurrence entre nations se seraient comparés équitablement. Nous aurions évité beaucoup de malheurs.
Aujourd'hui, il n'est tout simplement plus supportable de laisser déménager nos pays par ceux qui ne respectent pas nos normes.

 

Certes, les obstacles sont redoutables. Ce qui était encore assez facile il y a vingt ans devient redoutablement difficile dans le nouveau paysage mondial où les émergents sont devenus puissants. De plus, l'administration européenne, appuyée par certains pays, veut toujours maintenir le système de l'échange inéquitable bien qu'il ne profite visiblement qu'à quelques uns. Pour couronner le tout, les gouvernements ont rendu tout changement de politique encore plus difficile en adoptant entre eux le traité de Lisbonne qui veut graver dans le marbre les pouvoirs européens et la pratique libre-échangiste de la Commission.
Pourtant, il existe aussi des facteurs d'espoir. Des pays européens, dont la France, se battent aujourd'hui pour l'institution d'une taxe carbone aux frontières qui jouerait le rôle d'un droit compensateur. La Commission s'y oppose au motif qu'une telle taxe risquerait de déclencher une guerre commerciale avec la Chine. Comme d'habitude, la Commission s'associe aux arguments de nos concurrents. Elle ferait mieux de s'associer à ceux des Européens !
Il faut espérer que la Chine serait assez intelligente pour ne pas ouvrir une guerre commerciale, car c'est aussi son intérêt bien compris, à terme, de participer à des échanges équilibrés et mutuellement profitables. Et si ce n'était pas le cas, alors il vaudrait mieux nous défendre quand même maintenant. Après, nous ne pourrons plus car nous serons morts.
Autre facteur d'espoir : les idées font leur chemin. Par exemple le Parti socialiste français qui avait soutenu les accords de Marrakech au Parlement Européen, vient de changer de bord. Dans son texte sur le nouveau modèle de développement adopté le 29 mai 2010, il propose d'instituer au niveau européen des contributions sociales et environnementales appliquées aussi longtemps que nécessaire pour rétablir les conditions d'un juste échange entre les grands ensembles régionaux . Il est dommage que ces bonnes intentions soient aussitôt annulées par un vibrant appel au renforcement des pouvoirs de Bruxelles, dont on sait ce qu'il fait d'habitude des pouvoirs qu'on lui confie.
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Ainsi la pensée européenne qui s'était construite depuis l'Acte Unique autour de l'axe d'une fédéralisation linéaire et continue, sur la base d'une véritable idéologie anti-frontières (frontières intérieures et ensuite extérieures), commence à sérieusement bafouiller. Le déclin programmé de l'euro montre bien que s'il n'y a pas en Europe de zone monétaire optimale , il n'y a pas non plus de zone fédérale optimale . Et qu'en conséquence le fédéralisme ne peut pas venir au secours de l'euro.
Qu'il s'agisse des institutions politiques ou de l'ouverture internationale, ceux qui ont défendu le fédéralisme et le libre-échangisme, au premier rang desquels la Commission européenne, ont défendu des idées aujourd'hui dépassées, devenues contreproductives. Ils n'ont pas su éclairer l'avenir, et vont laisser notre continent dans une grande misère matérielle et un complet désarroi politique.
S'il est encore temps, nous devons maintenant organiser l'Europe en famille de nations souveraines, formule sur laquelle nous nous sommes souvent expliqués [2]. Elle peut inclure une monnaie commune flexible. Les nations doivent y vivre dans des frontières respectées dont l'utilité première, faut-il le répéter, est de maintenir une coexistence pacifique entre des zones de niveaux économiques, de cultures et de droits différents. Nous rejoignons ici la question d'un libre-échange international qui, pour être viable, doit être régulé par des droits compensateurs aux frontières. Le droit compensateur est l'instrument d'avenir qu'il faut promouvoir pour que, dans un monde ouvert, les différentes zones ne se détruisent pas mutuellement.
Ceci est un programme de restauration de la démocratie. Attention, messieurs les fédéralistes, de ne pas l'écarter une fois de plus d'un revers de main. Votre échec est si grand que vous ouvririez la voie à l'aventure.

*Georges Berthu est ancien député européen (1994-2004), ancien vice-président de la commission institutionnelle du Parlement européen, auteur notamment de L'Europe sans les peuples – L'essentiel sur le projet de Constitution européenne, François-Xavier de Guibert éditeur, 2004.

Sur ce sujet :

Crise de l'euro, crise de la pensée européenne : le diagnostic (I), Décryptage, 14 juin
Voir aussi de l'auteur : A chaque peuple sa monnaie, François-Xavier de Guibert éditeur, mai 1998, et chez le même éditeur La Normalisation par l'euro, recueil d'interventions au Parlement européen (2001).

[1] Voir par exemple La vraie crise derrière le krach financier (Décryptage, 14 novembre 2008) ou Comment relancer l'économie ? (en 3 parties, les 30 avril, 6 mai et 14 mai 2009).
[2] Europe – Démocratie ou super-État, François-Xavier de Guibert éditeur, 2000 - voir aussi l'introduction de L'Europe sans les peuples, op. cit.

 

 

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