Après la tragédie, la question brûlante de l'identité

Des « valeurs » : mais après ? On ne construit pas un peuple libre sans identité, ni sans la volonté de durer et de résister aux pressions délétères du politiquement correct. Seule une résistance spirituelle posera les bons diagnostics, et osera les propositions qui bousculent l'air du temps, le prêt-à-penser convenu, les formules creuses.

Après la tragédie des attentats islamistes à Paris, plusieurs questions se posent. Je vais tenter de répondre à l'une d’entre d’elles qui me paraît fondamentale : comment transmettre nos valeurs [républicaines] aux jeunes générations de notre pays ? Comment favoriser l’intégration ? Par valeurs républicaines, j’entends la tolérance, l’égalité homme-femme, la volonté de débattre plutôt que d’ostraciser, etc.

Au risque de paraître un brin provocateur, j’affirme que ce ne sont pas les outils qui nous manquent. Ni même la volonté. En revanche, il est certain que le terme même de « valeurs » reste très problématique. Non pas que leurs contenus soient indéterminés. Comme je le disais plus haut, nous les connaissons : ce sont l’égalité devant la loi, la liberté, la solidarité, la fraternité, et j’en passe.

Qu’est-ce qui pose problème alors ? Tout simplement notre faculté à faire de ces « valeurs » l’âme de nos comportements, de nos agissements, pour nous qui nous en réclamons. Une âme, c’est ce qui meut le corps, comme son moteur. L’âme de la « valeur  liberté », par exemple, contribuera à ce que ce terme ne reste pas lettre morte, un simple slogan, un voeu pieux, une incantation lancée dans le vide. L’âme de la liberté informe mon existence (comme l’âme est la forme active du corps dans la philosophie d’Aristote), afin que je devienne effectivement libre.

Autrement dit : comment rendre les jeunes citoyens libres, confiants dans notre destin commun de telle sorte qu’ils résistent aux sirènes du radicalisme islamiste ? Question que je reformulerai ainsi : comment persévérer dans la liberté ? Où trouver une âme, un moteur diesel pour la liberté ?

Car face au fondamentalisme islamique, brandir des écriteaux « Je suis Charlie » ne suffira pas. Les intégristes veillent et durent. Leur emboîtant le pas, les défenseurs de la liberté seront aux aussi dans l’obligation de durer dans leur engagement s’ils veulent décliner énergiquement les propositions de la servitude. Avant d’être militaire, la lutte contre l’intégrisme islamiste est d’abord culturelle. Le premier champ de bataille ne se situe pas dans le Waziristan, mais dans nos têtes.

Or, comment durer dans notre société du zapping, des réseaux sociaux volatils, de l’instant, de l'hédonisme promu au rang de credo, de la fin de la métaphysique, du dédain affiché par certains envers le grand récit national (comme on a pu s’en rendre compte avec l’éviction de Clovis, et d’autres grands hommes, des programmes scolaires) ? Comment durer tandis que s'effondrent les institutions de transmission : école, famille, églises, syndicats, partis politiques qui nous inscrivaient jadis dans une généalogie, une histoire partagées ?  

Pas de liberté sans identité

Pour mieux comprendre ce dont il est question, ce dont il est nécessaire de se pourvoir afin de renouer avec un destin national commun, et ainsi faire pièce au communautarisme latent qui prospère sur le terreau du nihilisme, interrogeons-nous au préalable sur le mécanisme de régulation du flux de notre vie psychique. Chaque minute notre esprit et nos sens enregistrent un nombre considérable d’impressions, de données, d’informations, conceptuelles ou sensibles. Par quel miracle ce bric-à-brac, qui vient s’incruster sur la tablette de nos esprits, ne parvient-il pas toutefois à nous déstabiliser ? Comment parvenons-nous à sauvegarder la permanence de notre moi au milieu de ce flux continuel qui nous impacte de l’extérieur ?

Tout simplement grâce au principe d’identité qui sous-tend l’ensemble de nos activités psychiques, nous empêchant de nous dissoudre au milieu du kaléidoscope de la vie sensible. Ce principe d’identité nous dit, comme une sourdine subliminale : « C’est bien moi », tandis que nous voyons, discutons, sentons, travaillons, mangeons, etc. Autrement dit l’aperception de ce que nous sommes nous défend contre l’hétérogénéité de la réalité extérieure qui nous serait mortelle si elle ne trouvait pas en nous un principe unificateur capable de la synthétiser par le haut, de la penser.

Cette identité : « C’est moi », qui empêche notre éclatement, rend possible notre navigation au milieu du bariolage de la vie sans risque de pulvérisation, sans risque de sombrer dans la schizophrénie, en nous permettant de nous reconnaître nous-mêmes au milieu de nos activités, mais surtout au sein des sensations qui nous affectent sans volonté de notre part. Cette conscience de soi, même implicite, opère l'unification du vécu hétérogène parce qu'à sa base réside un principe d'identité par lequel l'individu accepte d'être identifié à celui qui vit ce que vit sa psyché, son esprit.

Il n’en va pas différemment de la vie des sociétés. Une civilisation ne peut tenir debout que si un principe d’identité la rend suffisamment forte pour traverser sans dommage culturel ou politique le flux du devenir historique. Et cette nécessité d’un principe unificateur se fait encore plus sentir en période de crise.

Or pour la France de 2015, quelle identité ? Quel « nous » national profond nous habite ? C’est une question que les tragiques événements de ce début d’année posent à chacun d’entre nous d'une façon encore plus aiguë que d’ordinaire.

Admettons qu’il existe un large consensus, parmi les Français qui ont marché le 11 janvier, au sujet de ce que nous ne voulons pas. Nous ne voulons pas de la servitude islamiste, d’une inégalité homme-femme, d’une charia qui remplacerait les lois votées à l’Assemblée, d'une foi imposée de force par une minorité agissante. Mais cette volonté, ou ces volontés, pour durer, devront tôt ou tard répondre à cette question : « Qui sommes-nous ? » « Qui est la France ? », ou « Qu’est-ce la France ? » Autrement dit la liberté est dans la nécessité de s'adosser à une identité pour conserver ses chances dans les temps à venir.

Pour résister, la foi tout simplement

Durer dans l’engagement, respecter, aimer, vivre les valeurs républicaines (de res publica, la « chose publique », autrement dit l’attention prêtée au bien commun) ne s'opérera pas en effet magiquement, ou parce que nous avons communié intensément à l'occasion de la marche historique du 11 janvier. Je pourrais, pour ma part, proposer une liste de mesures tout à fait respectables : plus d’autorité à l’école, application stricte des règles de laïcité, transmission des trésors de notre histoire et de notre langue, etc. Cependant, comme l'heure n'est plus aux édulcorations, je n’irai pas par quatre chemins. Pour durer, non seulement il est nécessaire de rester fort, mais aussi d'en avoir envie longtemps. Et je ne vois pas ce qui pourrait se substituer à la foi sous ce rapport. La foi chrétienne, je précise.

Si je suis tolérant et respectueux de mes concitoyens d’autres confessions, néanmoins je ne suis pas fou au point d’envisager comme une hypothèse de travail efficace, susceptible de succès, le fait de croire que Jésus-Christ puisse avoir un égal. Non pas que je veuille « confessionnaliser » la vie politique, et donner dans le panneau d'un autre communautarisme, chrétien celui-là. Encore moins dans celui d'un conflit des civilisations. Mais la langue de bois, ou de buis, n'est plus de saison. C'est la raison pour laquelle je précise les conditions spirituelles qui, selon moi, présentent les meilleures garanties afin de durer dans la liberté.

Bien sûr, cette proposition n’a aucune chance d’être retenue par les groupes de travail de l’Éducation nationale qui planchent sur les problématiques de la transmission et de la laïcité. Mais je garde bon espoir que la vérité fasse son petit bonhomme de chemin. À situation exceptionnelle, réponse décalée ! Il y a un temps pour tout dans la vie : un temps pour le discours consensuel, et un temps pour la vérité dérangeante, mais salutaire.

Ce que nous devons craindre, en effet, ce n’est pas la désaffection pour les valeurs républicaines en général, ou pour ce qui fait la force de « l’esprit français », mais plus fondamentalement l’incompréhension des enjeux auxquels nous sommes confrontés, que nous le voulions ou non, ainsi que l’auto-censure du politiquement correct. Résister spirituellement, c’est d’abord poser les bons diagnostics, et aussi oser des propositions qui bousculent l'air du temps, le prêt-à-penser convenu, les formules creuses.

Il ne s’agit pas de partir en croisade, ni d’abolir la laïcité. Il s’agit simplement de se donner toutes les chances de durer. Intelligemment. Efficacement. Charitablement.

Personnellement, « Je suis Français », « Je suis chrétien », « Je suis républicain ». Sans contradiction ni conflits d'obédience entre ces identités. Sans hashtag non plus. Mais avec un contenu précis (et j’oserais dire « opératoire ») derrière ces mots.

 

Jean-Michel Castaing est essayiste. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

 

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