La charte fondamentale de ce qu'il est convenu d'appeler la " mondialisation " a été posée en 1947 avec la signature du protocole provisoire à un " Accord général sur les tarifs et le commerce " (GATT).

Ce protocole n'a jamais été ratifié par les parlements (sauf en Allemagne) jusqu'à la constitution de l'Organisation mondiale du commerce en 1995, laquelle a donné à cet accord une forme solennelle, alors qu'il était déjà effectif depuis près de cinquante ans.

Le but poursuivi par l'organisation au travers de " cycles " (rounds) successifs, dont le dernier est celui de Doha, est simple : créer un monde sans restriction d'aucune sorte (tarifaire ou non tarifaire) aux échanges de biens et de services. Les traités européens depuis celui de Rome se sont calqués sur le même objectif.

Les convictions qui le fondent sont également simples : le libre-échange est la clef de la prospérité économique pour tous ; elle est facteur de paix alors que le protectionnisme (et sa forme exacerbée, l'autarcie) fut , croit-on, avant 1939, facteur de guerre.

L'objectif est-il encore légitime ? Il ne manque pas d'esprits éclairés pour remarquer que l'économie mondiale était plus prospère de 1945 à 1975 alors que le GATT n'ayant pas encore accompli pleinement son œuvre, le monde était bien plus cloisonné qu'il ne l'est aujourd'hui. On dira aussi que s'il favorise le commerce, le libre-échange prive chacun des acteurs étatiques pris à part et par conséquent l'économie mondiale dans son ensemble, du moteur keynésien. Ou bien que l'OMC ne s'attaque pas aux protections monétaires et que celles-ci, sous la forme par exemple de la sous-évaluation flagrante du yuan sont bien plus efficaces que les droits de douane pour protéger et promouvoir un espace économique au dépens des autres.

Mais une des questions les plus aiguës qui se posent aujourd'hui est : doit-on appliquer le même régime aux produits agricoles ?

Les années quatre-vingt ont vu des avancées considérables du processus de libéralisation des échanges: outre la libre circulation des capitaux, laquelle s'est faite en dehors du GATT, l'extension des négociations aux services et à l'agriculture jusque là tenus à l'écart du processus.

À ce progrès apparemment inexorable du libéralisme, c'est aujourd'hui l'agriculture, sous la forme notamment de ce qui reste de la politique agricole commune européenne, qui offre la plus forte résistance. On lui en fait reproche. M. Lamy qui le supportait déjà mal quand il était en charge des intérêts commerciaux de l'Europe à Bruxelles, espère depuis qu'il est à la tête de l'OMC en finir avec ce qu'il tient pour le dernier vestige d'une époque révolue. Le commissaire européen en charge de ces affaires, le britannique Peter Mandelson, malgré le mandat qui l'oblige à défendre l'agriculture européenne, sans doute aussi.

La France fait de la résistance. Elle a raison.

La théorie économique n'a pas assez souligné combien l'agriculture, comme tous les produits de base, occupe une place à part dans la chaîne des échanges et que pour cette raison on ne saurait lui appliquer les mêmes règles qu'aux produits industriels et aux services.

Dans tout le reste de l'économie, les impulsions de la demande sont répercutées de l'aval vers l'amont. Les nombreux intermédiaires qui se trouvent sur la chaîne, allant de la collecte au commerce de détail en passant par les industries de transformation ou les services associés, y compris les services publics – et qui constituent aujourd'hui 90 % au moins de l'économie - souffrent peu de l'ouverture des marchés du fait de cette possibilité de répercuter sur d'autres ses aléas.

Seuls ceux se trouvent en bout de chaîne prennent, si l'on peut dire, " en pleine gueule " les à-coups du marché : ce sont les producteurs de produits primaires , produits agricoles, matières premières, sources d'énergie. La plupart se sont toujours protégés de différentes manières généralement par le monopole d'Etat ( charbon, électricité) ou les cartels ( pétrole).

Seuls les secteurs dispersés comme l'agriculture demeurent pleinement vulnérables ; ce sont aussi curieusement les seuls où les théoriciens voient à l'œuvre un marché qui ressemble à celui des manuels d'économie. À la vulnérabilité économique s'ajoute, s'agissant de l'agriculture, celle du climat, des épizooties (vache folle, grippe aviaire) aux effets dévastateurs sur des productions hautement sensibles.

Que pour cette raison, il faille protéger celles-ci , tant sur le plan intérieur que sur le plan international, ne serait-ce que pour assurer un minimum d'équité vis-à-vis du reste de la population, allait de soi dans les années cinquante, quand se mit en place la politique agricole commune (moyennement protectrice, à mi-chemin de la politique agricole du Japon qui l'était extrêmement et de celle des États-Unis qui l'était alors un peu moins) ou que des personnalités aussi éminentes que Pierre Mendès-France préconisaient une organisation des marchés des matière premières au bénéfice des pays du Tiers-Monde, dont les accords de Lomé s'inspirèrent. L'idée que le contrôle des stocks devait aller avec celui des prix, comme il en va dans les monopoles ou les cartels, n'alla pas toujours de soi ; elle finit néanmoins par s'imposer au travers par exemple des quotas laitiers.

Le vent du libéralisme emportant aujourd'hui ces dispositifs, les petits et moyens producteurs d'Europe se trouvent voués à la disparition. La seule alternative à l'organisation des marchés est en effet la concentration de la production entre des entités peu nombreuses et financièrement assez solides pour amortir seuls des chocs que les autres secteurs économiques peuvent, eux, répercuter. Cela suppose une grande puissance financière et sans doute à terme d'autres formes de cartellisation.

Le consommateur trouve-t-il son avantage à la logique du tout-marché promue sans restrictions par l'OMC ? Payer le kilo de bananes 1 euro au lieu de 1,5 est-il un avantage qui vaille par exemple la ruine de la production dans les Antilles françaises ? On peut en douter. En France, les baisses des prix à la production entraînées par la réforme de la PAC et l'alignement progressif des cours agricoles sur le marché mondial, n'ont pas eu d'effet sur les prix à la consommation.

En tout, l'excès est nuisible et les raisonnements trop simples sont dangereux. Si instiller dans l'économie internationale une bonne dose de libéralisme pouvait être utile au sortir de la guerre, toute logique poussée jusqu'à ses extrémités finit par devenir perverse et c'est ce qui se passe aujourd'hui en matière de commerce international.

La poursuite de cette logique signifie en particulier la fin de la civilisation rurale en Europe et sans doute ailleurs. Pour quel avantage ?

*Roland Hureaux est essayiste, il est l'auteur notamment de "Un avenir pour le monde rural", Pouvoirs locaux (diff. La documentation française - http://www.ladocfrançaise.gouv.fr).

> D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage

>