Saint Thomas d'Aquin

Parler de philosophie scolastique, c’est souvent déclencher une adhésion totale ou une répulsion absolue. Les uns reconnaîtront, dans cette filiation même, la certitude d’avoir la vérité et le pouvoir de la défendre quoiqu’il arrive dans un monde relativiste. Les autres refuseront toute pertinence à une manière médiévale, donc dépassée, de faire de la philosophie. Au mieux, la scolastique rencontrera l’intérêt suscité par une période déterminée de l’histoire des idées.

Et pourtant, contre toute attente – contre toute logique diront d’autres –, la Faculté de Philosophie de l’Institut Catholique de Toulouse ouvre à la rentrée 2012 un Master Actualité de la philosophie scolastique pour que des clercs et des laïcs recherchent activement la vérité par une réflexion authentiquement métaphysique. Rien ne semble plus contradictoire que cet intitulé universitaire qui rapproche actualité et scolastique ! Les maîtres se seraient-ils découvert un tout récent sens de l’humour ou bien est-ce là une filière de spécialistes réservée à une élite réduite et autosuffisante qui rumine encore et toujours des idées et concepts dépassés comme d’autres collectionneurs, chasseurs ou sportifs astiquent leurs trophées ? Cette nouveauté est toutefois l’occasion de nous arrêter un instant sur ce qu’est réellement la scolastique.

Si l’on prend la peine d’aborder avec honnêteté l’œuvre du plus célèbre des penseurs médiévaux, on acquière bien vite la certitude avec le dominicain Serge-Thomas Bonino, que la pensée à l’école de saint Thomas d’Aquin, « garde aujourd’hui une réelle fécondité pour l’œuvre de la nouvelle évangélisation [1] ». Ce master a donc la prétention d’enseigner la scolastique, non à titre de curiosité de l’Histoire de la philosophie mais belle et bien comme… une scolastique, c’est-à-dire une pensée de l’école !

L’école de la contemplation : une actualité scolastique

Être un scolastique, c’est tirer toutes les conséquences pour aujourd’hui de principes d’autant plus certains qu’ils sont très universels. C’est avant tout en cela que la scolastique peut se targuer aujourd’hui d’une « actualité ». Les problèmes contemporains sont donc les siens : les grandes questions que l’homme se pose sur lui-même, sur son action, sur le monde, sur Dieu. Mais aussi les questions actuelles – bioéthique, doctrine de l’évolution, État-Nation et démocratie, laïcité, langage politiquement correct et pensée unique – qui ne se posaient pas naguère mais se présentent aujourd’hui avec une exigence de solution si urgente qu’elles réclament précisément qu’on prenne son temps – le temps de l’étude – pour y répondre [2].

Ce temps de l’étude, n’en déplaise aux écoliers, est synonyme de loisir, c’est-à-dire de contemplation [3]. La philosophie commence par un « acte d’humilité devant le réel connu d’abord par les sens » disait Maritain [4]. Contemplative, la philosophie s’étonne de ce que les choses sont en elles-mêmes, dans leur infinie diversité. Elle n’est pas un effort rationaliste pour déduire l’intégralité du savoir d’une unique idée fondatrice comme le sous-entendent certains systèmes modernes et postmodernes. La pensée à l’école de saint Thomas n’a rien d’un système clos. Au lieu de faire entrer la réalité dans les cases de notre entendement – si commodes et esthétiques soient-elles – la philosophie scolastique appelle à avoir « le courage de s’ouvrir à l’ampleur de la raison [5] » par un étonnement toujours renouvelé [6].

Cela n’a rien d’une considération éthérée. Faire de la philosophie scolastique, ce n’est pas nier l’importance d’une exégèse historico-critique de l’œuvre de l’Aquinate. Les études médiévales permettent au contraire de comprendre les sources, les influences, les postérités du Docteur commun, bref : le contexte dans lequel son œuvre s’est élaborée et prend place. Notre propre expérience nous aide à le comprendre, toute recherche rationnelle a une dimension historique qui l’influence et la féconde. Cela n’enlève rien au caractère pérenne de la vérité, d’où l’expression de philosophia perennis qui caractérise parfois la philosophie scolastique. De fait, les causes premières et transcendantes qui sont contemplées, comme d’ailleurs les réalités les plus humbles, sont toujours, dans leurs natures, identiques à elles-mêmes.

L’école des maîtres : l’art d’être disciple

Etudier la scolastique, c’est aussi se former à l’école des maîtres. Cela ne veut pas dire être un suiveur ni un répétiteur stérile. « L’étude de la philosophie n’a pas pour but de savoir ce que les hommes ont pensé mais de savoir ce qu’il en est de la vérité des choses [7] » explique saint Thomas d’Aquin. Ce dernier enseigne à chercher dans toute pensée, quelle qu’elle soit, la part de vérité qui s’y trouve [8]. On apprend ainsi à philosopher à partir du verbe de ceux qui nous ont précédés, sans généralisation abusive ni réduction ad hominem.

Les disciples sont ceux qui écoutent attentivement les anciens, conscients d’être « comme des nains montés sur les épaules de géants [9] », et ne voulant pas laisser passer cette chance de voir plus loin qu’eux. Être scolastique, c’est recevoir un enseignement pour l’assimiler jusqu’à, peut-être, s’en séparer, alors même que c’était la pensée d’un maître ou d’un ami : « amicus Plato sed magis amica veritas (Platon m'est cher, mais la vérité m'est encore plus chère) ». Bref, être un scolastique, c’est être un homme qui reçoit la sagesse et l’étudie.

L’école du dialogue : une formation tournée vers l’autre

Enfin, on ne fait pas école tout seul. La recherche de la philosophie ne peut, à moins de graves erreurs, être une entreprise solitaire. Une formation qui se reçoit est le fondement d’une recherche qui s’élabore dans le dialogue. Un dialogue avec les maîtres – nous l’avons vu – mais pas seulement. Avant de répondre aux questions que nous pose l’actualité, il convient de commencer par reconnaître son ignorance, et donc par écouter avec bienveillance la parole d’autrui.

La sagesse pourra ainsi être trouvée puis transmise par l’enseignement, comme une œuvre de charité [10] pour que soit entretenu dans le cœur des élèves le désir du vrai, du beau et du bien. C’est l’objectif de ce Master qu’ouvrira la Faculté de Philosophie de l’ICT à la rentrée 2012.

L’heure est à la nouvelle évangélisation. La prochaine Assemblée générale du synode des évêques, qui se tiendra à Rome du 7 au 24 octobre 2012 est là pour le démontrer. Elle abordera le thème « La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne ». Or si « la nouvelle évangélisation passe par la christianisation en profondeur de l’intelligence [11] » comme l’affirme le frère Serge-Thomas Bonino, la scolastique, au service de cette « christianisation de l’intelligence » est plus que jamais d’actualité.

 

Renseignements sur le Master de l'ICT

 

[1] Fr. Serge-Thomas Bonino, O. P., « Proposer le thomisme dans la société acuelleactuelle », dans Thomistes ou de l’actualité de saint Thomas d’Aquin, Paris, Parole et silence, 2003, p. 11.

[2] A Paris, la faculté libre de philosophie comparée (IPC) dispense un enseignement philosophique inspiré des pensées d’Aristote et saint Thomas. Elle délivre des diplômes d’Etat en philosophie et psychologie et propose également tout au long de l’année, cours du soir et conférences. Renseignements : www.ipc-paris.fr

[3] Voir par exemple les analyses lumineuses de Josef Pieper, Le Loisir, fondement de la culture, chap. i : « Le loisir, fondement de la culture occidentale », genève, Ad Solem, p. 17-21.

[4] Jacques Maritain, Les Degrés du savoir, dans Œuvres complètes, vol. IV, Fribourg-Paris, Éd. universitaires-Éd. Saint-Paul, 1983, p. 361.

[5] Benoît XVI, Foi, Raison et Université : souvenirs et réflexions, Ratisbonne, 12.09.2006.

[6] « ce fut, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques (Aristote, Métaphysique, L. A, chap. 2, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2000, t. 1, p. 8-9).

[7] Saint Thomas d’Aquin, In De Caelo, L. I, lect. 22, n. 228.

[8] « Toute vérité, quel que soit celui qui l’exprime, vient de l’Esprit saint comme source de la lumière naturelle et comme exerçant sur l’esprit de l’homme une motion pour saisir et dire le vrai » (Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, Q. 109, art. 1, ad 1um).

[9] « Nous voyons plus loin que nos aînés. Nous sommes comme des nains montés sur des épaules de géants, en sorte que nous pouvons voir des choses plus nombreuses et plus éloignées qu’eux, non par la pénétration de notre propre vue ou par l’élévation de notre taille, mais parce qu’ils nous soulèvent et nous exhaussent de leur hauteur gigantesque » (Bernard de Chartres, cité par Jean de Salisbury, Metalogicon, III, 4, éd. Webb, 136, 23).

[10] Voir Saint Thomas d’Aquin, Q. D. De magistro, art. 4, s. c.

[11] Ibid., p. 13.