Nos coups de coeur
Jean Raspail a créé un univers qui lui est propre. Son premier roman, Le Camp des saints l’a placé dans la catégorie des infréquentables. Réduire son œuvre à cette fiction jugée stigmatisante, mais dont le prophétisme saute aux yeux tous les jours en cet été 2015, est au mieux de l’ignorance, au pire de la mauvaise foi. Là-bas, au loin, si loin… est un recueil de romans reprenant deux thèmes chers à l’écrivain : la Patagonie, et les « confins ». Le dernier texte du recueil est un roman inédit et inachevé — si l’on peut dire que Raspail aie jamais terminé un roman —qui tranche lui aussi avec l’ensemble de son œuvre : La Miséricorde.
Quel est cet univers ? « Monde perdu, monde halluciné, monde dont on se souvient, monde que l’on emporte, monde que l’on imagine, monde que l’on espère » écrit Sylvain Tesson dans la préface. Le monde de Raspail n’existe plus, mais il se peut qu’il n’ait jamais existé… Que ce soit la Patagonie, le royaume imaginaire d’Antoine-Aurélie de Tounens, dont Raspail s’est proclamé Consul général, la province de Septentrion, ou cette Ville mystérieuse que fuient les sept cavaliers…
Les pays de Raspail nous sont familiers, parce qu’ils ressemblent à ce (ceux ?) que nous avons toujours connu(s). Mais, comme les(ses) personnages de romans, nous ne les reconnaissons plus, car ils ont changé, sans doute irrémédiablement. Ils se sont le plus souvent dissous dans un monde uniforme, gris et triste, comme dans Septentrion. Les personnages de Raspail, eux, feignent l’indifférence, et s’enfuient. Ou se réfugient dans le rêve. Sans détestation de ce qui arrive : « Rien n’est plus facile que se faire haïr. C’est à la portée du premier venu. Chacun, aujourd’hui, est tout près à haïr. La haine se compte en milliers de millier. Mais se faire haïr de cette façon, c’est un luxe. Une haine sans réciproque, tout entière crachée de bas en haut. Cela vous hisse sur un pavois. »
Seule, dans ce recueil, La Miséricorde tranche avec les autres récits. Ici, pas de grandes chevauchées, de steppes glacées, ou d’épiques combats. Mais simplement le « face-à-face avec Dieu » d’un prêtre prisonnier après un crime affreux. Mais que l’évêque cherche à sauver, face à la baisse prévisible des effectifs de son clergé — situation ô combien actuelle —, avec l’aide de son solide vicaire épiscopal et de son fragile secrétaire.
Commencer sa carrière d’écrivain par un roman sidérant par son prophétisme glacé, percer comme apologiste de l’héroïsme désespéré et boucler son œuvre avec la miséricorde divine en point de mire. Le vieux maître tient sans doute là son plus beau pied-de-nez à ceux qui ont voulu en faire un repoussoir. Peut-être est-il cet « incroyant qui prie [et] se révèle en réalité un homme de grande foi ». Et d’espérance.
T.L.
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