Nos coups de coeur

Toxic management : le témoignage glaçant sur la manipulation en entreprise

Toxic management : le témoignage glaçant sur la manipulation en entreprise
  • Auteur : Thibaud Brière
  • Editeur : Robert Laffont
  • Année : 2021
  • Nombre de pages : 270
  • Prix : 18,90 €

  Brillant intellectuel, diplômé d’HEC et en philosophie, Thibaud Brière nous conduit dans un voyage initiatique au sommet d’une entreprise ici surnommée Godama Inc. C’est un témoignage authentique, le récit d’une expérience bien réelle : il fut « philosophe d’entreprise » au sein d’un grand groupe français. « Père Fondateur » explique sa philosophie.

« Chez nous vous êtes libres. Vraiment. Il n’y a ni hiérarchie ni chef, vous êtes votre propre patron. Il est expressément interdit de donner des ordres. Que voulez-vous, je suis un disciple de Mai 68, j’ai l’autorité en horreur : je veux qu’on s’éclate dans ma société ! » (p. 16) 

 

            Nous sommes une famille. Ici « la Patron c’est vous ». Pas de manipulateur. Pas de cachotiers. Vérité, liberté, dynamisme. Le récit commence comme un rêve où un homme génial vous invite à travailler librement à ses côtés.

 

            « J’ai travaillé avec les plus grands. J’ai fréquenté Edgar Morin qui m’a appris la complexité, le Dalaï Lama qui m’a enseigné l’art de gérer les conflits, Bill Gates qui m’a formé à réussir dans les affaires » (p. 26)

 

            Première hésitation, première gène. Le génie ressemblerait-il à un gène qui se communique par simple proximité ?  Comme un virus ? Par capillarité plutôt : entre deux liquides non miscibles. Alors, il suffirait d’approcher du Graal pour être sauvé. Il y aurait les ténèbres extérieures. Et puis il y aurait le monde de la lumière. Pour en être, il suffira d’appartenir au bon groupe. Et tout deviendrait facile, efficace. Magique alliance de la réussite économique et de la probité morale. On se demande ce qu’attendent les autres entrepreneurs pour emboiter le pas à Père Fondateur. Se mettre à son école afin de pouvoir simultanément gagner des parts de marché, de l’argent et la réjouissante certitude de guider ses collaborateurs « vers un régime de pleine transparence ».

 

            Car Père Fondateur est plus qu’un manager, c’est un « leader libérateur » qui fera de nous des « affranchis ». À ceux qui trouvent cet enthousiasme excessif, rappelons que ce livre n’a rien d’une fable. C’est un témoignage. Seuls les noms changent. Or très rapidement, la douce liqueur du  rêve, en coulant en vous, se coagule et se congestionne en cauchemar. Il y aura ceux qui sont tout de suite prêts pour la transparence, ceux qui peuvent y arriver et enfin ceux qui feront toujours semblants : les « serpents ». En fait chaque catégorie de personnel portait vraiment un nom d’animal. Et les « défaillants », les serpents (c’est un autre nom dans la véritable entreprise) devront partir.

 

Mettre l’individu sous emprise

 

            Comprenez que la transparence, tout comme le naturel et la simplicité sont par essence des qualités qu’il est impossible d’acquérir. Soyez naturel ! Qui n’a pas blêmi devant une telle demande. Faites un effort pour parvenir à être ce que vous devriez être sans effort. Soyez vous-même. Tel que vous êtes. Le naturel, la spontanéité, c’est exactement une qualité que nul ne pourra jamais conquérir. Par aucun effort. Et qu’arrive-t-il lorsqu’on exige des comportements dont les gens sont foncièrement incapables ? On leur fait perdre leurs repères.

 

            On vous dit d’être honnête, sans arrière pensée. Rien n’est plus difficile que d’éviter toute arrière pensée. Penser à ne penser à rien. Au contraire, rien n’est plus facile que de supposer chez autrui une arrière pensée qu’il aura toutes les peines du monde à récuser. Gadama Inc me fait furieusement penser l’université d’Evergreen qui a voulu éradiquer toute forme de racisme. Il ne suffisait plus d’avoir un ami « racisé » pour échapper à l’odieuse accusation. Lorsque vous vouliez prouver votre bonne foi, vous efforts multipliaient la suspicion. Que cherche-t-il à prouver ? Et donc à cacher ? Aucun argument rationnel ne peut nous faire échapper aux doutes de celui qui recherche une véracité chimiquement pure qu’il ne trouvera jamais. Tragique agitation de celui qui se noie dans un sable mouvant : chaque nouvel effort précipite la noyade qu’ils voudrait empêcher.

 

            Le management post moderne est-il fatalement toxique ? Père Fondateur nous initie à la Relativité et à la physique quantique qui n’ont aucun secret pour lui parce - forcément ! c’était un prix Nobel qui lui avait expliqué. Conséquence : on s’est libéré de la vielle logique d’Aristote. Et tout ça pour en venir où ?

 

            « D’après ce qu’il nous enseigne, donc, les lois régissant l’infiniment grand n’étant pas valables pour l’infiniment petit, il est normal que le top management n’obéisse pas aux même lois que le menu fretin des travailleurs » (p. 87)

 

            Lorsque Planck vient servir de caution morale à des requins…  En fait Père Fondateur voulait tout changer afin que, surtout, rien ne change. Que vous soyez riche ou misérable, nous disait déjà La Fontaine. Certes ce n’est pas mieux qu’ailleurs. Mais il reste possible aussi que ce soit carrément pire.

 

            Il faut être bienveillant et « en même temps » il faut affronter le conflit, la souffrance, le courage de virer quelqu’un - véritable « acte initiatique » du manager. Qu’ajoute de particulièrement pervers la pensée 68 dont Père Fondateur se fait le prophète ?

 

Héritage 68 : asservir au nom de l’émancipation

 

            Voici la recette. D’abord le snobisme de celui qui vous répète qu’il  fréquenté les plus grands, qu’il est de cette minuscule élite pour qui la victoire est un dû, la supériorité une évidence, l’intelligence un instinct. Cela fait de vous, qui évidemment n’en étiez pas, un soupirant qui va grimper vers l’Olympe en rampant. Une loi implacable veut que ceux qui honnissent la transcendance (p 105) finissent toujours par lui substituer leur propre ego.

 

            Deuxième ingrédient : au nom de la physique quantique – qui n’en demandait pas tant – anéantir la logique. Les contraires deviennent vrais simultanément. Le bon sens se révolte ? Faire comprendre qu’en pénétrant au sein de l’entreprise libératrice, il faudra se défaire de tous ses « anciens » (le vilain mot!)  repères, se libérer de ses croyances, de l’oppressante tradition (tout le chapitre 4). Dépasser la binarité du vrai et du faux.

 

            Autre façon d’anéantir la logique et le jugement : récuser toute hiérarchie en rendant chacun autonome, responsable au point de terroriser tout le monde. Si vous voulez adapter l’entreprise aux lois (au lieu d’adapter la loi tout en faisant tout pour montrer qu’en fait l’entreprise a toujours fait ce que demande la loi ) c’est que vous ne vous êtes pas libéré de vos préjugés de classe sociale. Si Francesca, DRH, veut traduire une nouvelle législation dans la vie de Gadama Inc. c’est parce qu’elle ne s’est ps affranchie de « ses origines aristocratiques » (p 85). On voit ici aussi un des grands mantras de l’imposture 68, la fameuse question « d’où parles-tu ? » Plus de logique ni de vérité. Seulement une juxtaposition de points de vue que surplombe l’un d’entre eux. Pourquoi ? Parce qu’il en est.

 

            Comment instaurer le plus invincible, le plus redoutable contrôle des comportements ? En le faisant au nom de la liberté individuelle. Et là, Gadama constitue la quintessence de la post-modernité. Je suis étonné que Père fondateur ne cite pas Krishnamurti, ce maître spirituel suivi par des millions de néo bouddhistes tout en refusant d’être un gourou, en enseignant qu’il n’y a pas d’enseignement.

 

            Cuisson. Supposer que la « philosophie d’entreprise » est tellement géniale qu’elle devrait sourdre des esprits comme, de sources éparses, jaillissent les prémisses d’un fleuve unique. La doctrine ne peut PAS être fausse. Donc ceux qui la récusent ou la refusent s’interdisent à eux-mêmes d’être ce qu’ils étaient appelés à devenir. Tout est d’un logique tellement implacable qu’aucune contradiction n’est plus possible. Père Fondateur pasticherait Racine en songeant que tout m’oblige et m’unit et conspire à m’unir. Thibaud Brière évoque alors (p 135) la fameuse « falsifiabilité » de Popper pour qui une théorie qu’on ne peut plus réfuter n’est pas forcément juste : elle a seulement cessé d’être scientifique. Chez Gadama, on est tellement sûr d’être dans le génie et le vrai que cette vérité est censée jaillir des esprits pour peu qu’ils soient éveillés.

 

            Cela me rappelle douloureusement le pédagogisme qui infectait autrefois les IUFM (et encore les INSPE). Comme chez Godama (p 139 – 140), il fallait adhérer de tout son coeur et vouloir se libérer des « obstacles  psychologiques et épistémiques » (là je cite le vocabulaire psychopédagogiste) empêchant la potentielle « personne ressource » (nouveau nom du professeur) d’opérer une salvatrice « décentration didactique » qui devait permettre à chaque « sujet apprenant » de « construire son savoir à partir de ses propres procédures didactiques ». Gadama me rappelle cette « journée pédagogique » où un  « référent de l’Enseignement Catholique » (ceux qui se sentent toujours obligés de faire du zèle et d’être encore plus bêtement pédagogistes que leurs collègues du public) était venu nous parler de la nouvelle manière de remplir les bulletins trimestriels. Le matin nous devions parler librement de nos ressentis et de nos attentes. Fin de matinée : l’incontournable « remontée ». Puis, après une courte pause, le « référent » nous présenta une synthèse de nos remontées projetée sur rétroprojecteur (ancêtre du Power point). En cinq minutes, il avait réussi à synthétiser les trente points remontés depuis six groupes ? Évidemment, il était venu avec sa synthèse déjà toute faite. Avant de venir, il savait ce que nous allions lui dire ? Pas de chance, quelques esprits un peu taquins ont dénoncé l’imposture. Nous avions la chance d’être contractuels, presque fonctionnaires. Notre parole était libre. Les employés de Gadama n’ont pas cette chance.

 

            Lorsqu’on annonce à des gens qu’ils doivent s’investir corps et âmes dans un esprit d’entreprise dont les règles changent tout le temps et contredisent le bon sens et la logique, si en plus ils perçoivent obscurément que leur avenir et leur salaire dépendent de leur adéquation avec cet esprit dont ils ne peuvent pas connaître les règles, alors ils ne peuvent que ressentir un insécurité permanente qui les rendra parfaitement dociles. Père Fondateur s’est un jour confié à son philosophe : il était ravi de voir que, grâce à cette « philosophie d’entreprise » il parvenait à pressurer ses employés en les payant moins bien que ses concurrents. Hé ! Il faut bien pouvoir s’acheter un chalet à Megève, non ?

 

            Côté employé, c’est nettement plus douloureux. On leur avait annoncé qu’ils seraient libres, coauteurs des lois. En réalité les voici totalement asservis, stressés, abrutis par l’angoisse, prêts à approuver n’importe quelle vanité passagère qu’ils devront recevoir comme une intuition dont ils auront éprouvé le génie au point de prétendre que c’est ce qu’ils avaient rêvé de faire. Plus probablement ils tenteront de la recevoir comme une sorte de révélation à laquelle ils devront croire faute de l’avoir comprise.

 

            Ces intuitions où l’éveil d’une conscience affranchie coïncide avec l’approbation du « savoir être » sont censée monter spontanément de la base et librement venir rencontrer les attentes de l’entreprise. Comme cette harmonie préétablie ne se réalise finalement pas, il devient nécessaire d’orienter la libre réflexion des individus : «  en coulisse ». Comme les professeurs qui auraient dû aspirer et conspirer spontanément vers le souffle spirituel émanant du « référent », les employés de Gadama sont censés trouver par eux-mêmes les vérités qui leur donneront simultanément liberté épanouissement, efficacité et intégration sociale. Puisque cela ne se produit pas, on découvre finalement que certains ont été initiés pour conduire les autres vers la vérité. Leur privilège d’initiés  flattera suffisamment leur ego pour leur faire accepter de mentir auprès de leurs collègues.

 

            Thibaud Brière évoque Orwell p 148. On pourrait aussi songer au Traité de la servitude volontaire de La Boétie. Comment un despote pourrait-il à lui seul, imposer sa volonté à des millions d’hommes tout aussi forts que lui ? En choisissant quelques proches qui accepteront de lui obéir afin de pouvoir, à leur tour en tyranniser, chacun, une trentaine. Et chacun de ces trente obéir afin d’en tyranniser cent etc. Tout en bas il y a ceux qui n’ont plus personne à tyranniser mais qui ont au-dessus deux toute une lourde machination administrative qui les écrase.

 

            Une fois encore cela me rappelle les formations IUFM ou plus tard celles des professeurs tuteurs : on amadouait notre vanité en nous laissant entendre que nous aurions à transmettre le nouvel esprit qui souffle dans l’Institution auprès des chefs d’établissement qui « ont grand besoin de sortir de leurs certitudes et de leur zone de confort ». Vanité des vanités.

 

Experts achetés et mots menteurs

 

            Gadama se veut à la pointe de l’ingénierie sociale et managériale. Elle sera donc légitimement étudiée par des universitaires. Sauf que seuls seront admis, invités, encouragés, finalement achetés, ceux qui se montrent assez serviles pour accepter que leurs études soient relues et corrigées. Si un article est jugé malveillant, on vous encourage à vérifier vos sources.

 

            « En cas de bad buzz, un travail de fourmis est engagé. Patiemment, l’ensemble des gestionnaires de sites Internet relayant des informations défavorables sont contactés ; On leur explique qu’ils subissent une désinformation, qu’ils se font manipuler. On les invite d’abord  amicalement à véhiculer une image plus positive ; s’ils n’acceptent pas, on leur fait suivre des articles de presse concoctés par des journalistes amis et on leur demande de bien vouloir les publier  pour équilibrer la balance. S’ils refusent c’est qu’ils sont volontairement partiaux, en quoi ils s’exposent à des poursuites judiciaires pour dénigrement » (p 170).

 

            Est-il complotiste de craindre que les mêmes pratiques sévissent aussi dans le monde pharmaceutique ? Ici, c’est tout notre système post moderne de pseudo expertise que fustige Thibaud Brière.

 

            La manipulation se fait aussi pour les employés. On les invite à exprimer librement leurs difficultés dans le souci d’éviter tant de se dévaluer et de manquer d’audace que de se surévaluer au risque de se mettre en danger. En réalité ces aveux sont minutieusement consignés et pourront, au moment opportun justifier un licenciement.

 

            Brière cite p 208, les entreprises condamnées pour espionnage. À la « Halle aux chaussures », des « pauses sauvages » ont été détectées grâce au scanner porté à la main pour gérer les stocks. Le monde de l’enseignement suit cette dérive orwellienne du près. L’an dernier, Les copies du bac étaient dématérialisées, corrigées sur un site internet afin que des « copies ne soient plus perdues » - fait pourtant rarissime. Résultat : le Rectorat pouvait connaître votre moyenne instantanément. Plus grave : rien ne l’empêchera de contrôler le temps écoulé entre le moment où la copie est ouverte et celui où une note est mise. J’exagère ? Un ami de prépa m’a confirmé qu’un de ses collègues avait déjà subi ce genre de contrôle pour la correction des copies pour HEC. Toute cette manipulation passe par le vocabulaire.

 

            « Dans le langage feutré du monde du travail, il ne faut pas parler d’endoctrinement mais d’acculturation, pas de propagande mais de communication institutionnelle, pas de flicage mais de transparence. La réalité ne s’en trouve pas changée pour autant » (p 207).

 

Enchainés au fond de la Caverne au nom du savoir et de la vérité.

 

            Les « libres collaborateurs » de Gadama sont comme les esclaves de l’allégorie de la Caverne. Ils sont enchaînés pour voir non pas l’ombre naturelle des choses mais les images qu’on leur projette. « L’objectif du manager « managinaire » est bien de les faire renoncer au réel pour se complaire dans un imaginaire et s’en satisfaire » (p 240).

 

            Platon parlait des sophistes comme d’habiles marionnettistes qui se glorifient de leur emprise sur des esclaves dociles. Fascinés par ce mirage changeant et miroitant, ayant perdu tout repère et abandonné toute certitude, les esclaves ignorent leurs chaines. Ils se croient libres puisqu’ils identifient la liberté avec leur initiation. Ils se croient émancipés par le savoir puisqu’ils identifient la vérité avec des procédures truquées de fabrique du consentement et qu’ils confondent le réel avec la réussite. Quelle effroyable et lumineuse description de notre monde post-moderne !

 

 

Pierre Labrousse

Professer agrégé de philosophie, auteur de La sagesse du désir (DMM 2015),

Aux miroirs de Jonas (roman, chez l’Harmattan 2019). A paraître en mars, une dystopie apocalyptique chez Téqui : Le clone de l’Apocalypse.


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