En 2006, il est né en France (y compris l'Outre-mer) 831.000 enfants. L'indicateur conjoncturel de fécondité atteint 2 selon l'INSEE, niveau le plus haut depuis trente ans [1].
Voilà une nouvelle réjouissante pour tous ceux qui aiment la vie. Raison de plus pour que cette bonne nouvelle ne soit pas récupérée par des hommes politiques ou des responsables associatifs au détriment de l'honnêteté intellectuelle.
Une telle récupération, dans un contexte d'assertions inexactes, est hélas ce que fait craindre le communiqué de presse de l'Union nationale des associations familiales (UNAF) saluant l'annonce de l'INSEE. Après avoir rappelé le renforcement des dispositifs existants par la création de la PAJE [2] et le développement des structures d'accueil de la petite enfance , l'UNAF écrit en effet : Ces politiques ont donc porté leurs fruits puisque depuis plus d'une décennie, le taux de natalité a été en constante progression alors que celle de nos voisins européens n'a cessé de chuter.
La fécondité européenne se redresse
Que l'UNAF ne morde pas la main du gouvernement qui la nourrit [3], soit. Mais devait-elle, pour le caresser dans le sens du poil, aller jusqu'au mensonge ? Chez la plupart de nos voisins, la fécondité se redresse : entre 1994 et 2005, d'après Eurostat, l'office statistique de l'Union européenne, l'Italie et l'Espagne sont remontées de 1,21 à 1,34, l'Allemagne de 1,24 à 1,34, la Belgique de 1,56 à 1,72, les Pays-Bas de 1,57 (et même 1,53 en 1995) à 1,73. Le Royaume-Uni est remonté entre 2000 et 2005 de 1,64 à 1,80 et, bien que ce ne soit pas un voisin, on peut citer la performance de la Suède, passée durant ces mêmes cinq années de 1,55 à 1,77. Seuls parmi nos voisins la Suisse et le Luxembourg ont eu une performance négative.
Certes, au niveau de l'Union européenne à 25, la décennie est moins glorieuse, en raison de l'effondrement des naissances en Pologne (fécondité ramenée de 1,80 en 1994 à 1,24 en 2005) et dans plusieurs autres pays (moins peuplés) d'Europe centrale. Mais si on se limite à la zone euro (douze pays), la fécondité y est passée de 1,30 en 1994 à 1,52 en 2005. L'UNAF peut se féliciter de ce que la France soit en tête du peloton, elle ne peut pas dire que les autres ont tous abandonné la course !
Pourquoi chercher ainsi à grossir l'exception française, au sein de l'Europe, en matière de natalité ? Il s'agit de montrer combien merveilleuse est notre politique familiale. Et, dans ce but, certains vont très loin. Par exemple, en novembre dernier, dans un colloque où j'intervenais, le ministre de la Sécurité sociale et de la Famille déclara sans ambages que tous les scientifiques étaient tombés d'accord : le regain de natalité en France était dû à l'excellence de sa politique familiale. Cela aurait dû me mettre du baume sur le cœur : j'explique depuis trente ans que les couples réalisent plus facilement leur désir d'avoir un enfant si cette naissance ne se traduit pas par une trop forte baisse de leur niveau de vie, et je me suis longtemps heurté à des négations passionnées de cette relation entre économie et fécondité.
Mais les scientifiques ne sont jamais contents !
Dire que la politique familiale est un facteur important pour expliquer le niveau de la natalité ne signifie pas à mes yeux que ce soit le seul facteur. Qu'un ministre veuille attribuer à la politique familiale l'entier mérite de la hausse de la fécondité française depuis une douzaine d'années, alors que cette politique ne s'est pas significativement renforcée, et a même plutôt un peu régressé : voilà qui constitue une tentative d'instrumentalisation de l'analyse économique. Ni l'erreur de raisonnement [4], ni la volonté d'instrumentalisation ne sauraient plaire à un esprit droit.
Erreur de principe et chiffres inexacts
Le domaine de la réflexion sur la politique familiale est hélas largement occupé par des esprits confus ou partiaux. C'est notamment le cas pour les aspects fiscaux. Dans les années 1970 la mode fut de présenter le quotient familial comme une aide fiscale aux familles — un mécanisme procurant des réductions d'impôt. Avec Gérard Calot, j'ai beaucoup combattu cette idée fausse, me référant à ce qu'Alfred Sauvy avant nous avait fort bien vu : il ne s'agit pas de procurer un avantage fiscal aux familles, mais de mettre en œuvre le principe à niveau de vie égal, taux d'imposition égal . L'OCDE, la Cour des comptes, et finalement Bercy, ont admis (parfois en y mettant le temps) la justesse de nos vues : les documents présentés aux parlementaires ont cessé d'inclure dans les sommes consacrées aux familles des soi-disant prestations fiscales découlant du quotient familial. Or voici que l'UNAF reprend à son compte, dans le communiqué déjà cité, cette présentation fallacieuse : Aujourd'hui la France consacre 3 % de son PIB à la politique familiale : 30 milliards d'euros pour les aides directes, 15 milliards d'euros pour les aides fiscales.
À l'erreur de principe s'ajoute ici l'inexactitude des chiffres. Ouvrons les comptes de la protection sociale [5] : la fonction maternité-famille a utilisé (hors frais de gestion) 46 milliards en 2005, lesquels n'incluent évidemment pas les soi-disant 15 milliards d'aides fiscales mentionnés par l'UNAF. De plus, si 45 milliards font 3 % du PIB, celui-ci s'élèverait à 1500 milliards : or, il a été de 1710 milliards en 2005 [6] ! Peut-être faudrait-il qu'à l'UNAF on apprenne non seulement à raisonner, mais aussi à lire et à compter ?
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université de Lyon III.
Notes[1] INSEE Première n° 1118, janvier 2007, intitulé Bilan démographique 2006 : un excédent naturel record . Certains démographes estiment qu'une estimation correcte de l'immigration pourrait ramener ce chiffre à un niveau un peu inférieur, par exemple 1,96. La sous-évaluation de l'immigration au cours des années antérieures est maintenant reconnue par l'INSEE ; celle-ci a déjà procédé à des corrections augmentant de plus de 400 000 la population statistiquement admise de la France, mais le processus de correction n'est pas achevé. Par ailleurs, GF Dumont indique dans la dernière livraison de Population et Avenir que les immigrés non européens ont une forte fécondité (au recensement de 1999 : 4,07 pour les africains non maghrébins, 3,35 pour les turcs, 3,25 pour les maghrébins et 2,83 pour les asiatiques), ce qui signifie que celle des couples français est sensiblement inférieure à 2 %.
[2] Prestation d'accueil du jeune enfant (en fait, un ensemble assez compliqué de prestations fort diverses, toutes relatives aux enfants de moins de six ans)
[3] L'UNAF perçoit un pour mille du fonds des prestations familiales, donc autant de millions qu'il y a de milliards pour la totalité des familles vivant en France. Ce pourcentage n'a pas toujours été aussi élevé, et, dans son rapport 2004, la Cour des comptes a posé des questions dérangeantes sur l'usage qui est fait des 24 millions ainsi obtenus.
[4] Scientifiquement, on peut dire ceci : si, toutes choses égales par ailleurs, la politique familiale s'améliore, la fécondité augmente. Le ministre, lui, voit dans l'augmentation de la fécondité la preuve que la politique familiale s'est améliorée. Il n'est pas nécessaire d'être un grand logicien pour voir le sophisme : il suppose implicitement que seule la politique familiale agit sur la fécondité, ce qui est une absurdité grosse comme une maison.
[5] Etudes et Résultats n° 526, oct. 2006
[6] INSEE Première, n° 1077, mai 2006
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