Un article de Paul Fabra dans Les Echos du 8 décembre mérite toute notre attention. Il s'intitule : Non à la culture du résultat ! S'attaquer ainsi au pragmatisme dont se vantent si volontiers nos élites économiques et politiques requiert courage et clairvoyance. Mais comment soutenir une telle position en faveur des principes alors que la formidable croissance économique chinoise a démarré grâce au bon sens de quelques-uns de ses dirigeants, adeptes de la formule peu importe que le chat soit blanc ou noir, pourvu qu'il attrape les souris ?
Il ne faut pourtant pas confondre la démarche d'un Deng Xiaoping avec un simple triomphe du pragmatisme sur les principes. Cet homme possédait la qualité première des esprits scientifiques : le respect des faits, la confrontation permanente des théories à la réalité. Il a confronté les théories communistes à ses observations, et il a constaté le manque de pertinence d'une bonne partie d'entre elles. La doctrine officielle présentait le marxisme comme une vérité absolue ; il lui a fait subir ce que préconise Karl Popper pour tout énoncé scientifique : l'épreuve de la réfutation. Cela lui a montré que différents dogmes de cette espèce de religion étaient aux antipodes de la réalité ; il a du coup aidé les Chinois à s'en débarrasser, à se rapprocher de la vérité. Les succès de l'économie chinoise ne sont donc pas attribuables à une absence de principes, mais au remplacement de doctrines fausses par des idées plus justes, plus en accord avec la nature humaine.
Inutile de se battre sur les mots : si l'on entend par pragmatisme la capacité à se remettre en question, à confronter les opinions aux réalités pour abandonner celles qui ne sont pas fondées, alors vive le pragmatisme ! Mais ce mot réfère plutôt à la doctrine selon laquelle le seul critère de la vérité, d'une idée, d'une théorie, est sa valeur pratique, son utilité , comme il est écrit dans Le Robert. Tel est le pragmatisme qui me semble, comme à Fabra, faire obstacle à l'épanouissement des personnes et au progrès de l'humanité. Il s'agit en somme d'une variante du relativisme, maintes fois dénoncé par les papes comme par Raymond Boudon et quelques intellectuels de grande valeur.
Le pragmatisme, grand allié du dogmatisme
La foi chrétienne est pragmatique au premier sens du terme : Jésus lui-même a passé une partie appréciable de sa vie publique à remettre en question des points de la loi juive (des rites, des modes de comportement) qui avaient été érigés en préceptes à respecter à la lettre.
Quand Copernic puis Galilée eurent amélioré notre compréhension du fonctionnement du système solaire, il a bien fallu finir par admettre que la gravitation du soleil autour de la Terre n'était pas un article de foi ! Ce fut laborieux, mais on y est arrivé. Et cela fut une victoire de la vérité sur le pragmatisme au second sens du terme, car le géocentrisme servait aux clercs à faire comprendre que Dieu prête infiniment d'attention aux hommes, conformément à la parole de Jésus : Il a plu à votre Père de vous donner le royaume (Lc 12, 32).
Antérieurement, il avait fallu dépasser le judéocentrisme, selon lequel le peuple hébreu bénéficiait seul en plénitude de l'attention et de l'amour divin. Cette doctrine du peuple élu était on ne peut plus pragmatique : elle a servi à souder ce peuple, à lui faire préserver son identité et sa spécificité, à garder sa foi. Mais ce dogme pragmatique a commencé à céder la place à la recherche de la vérité lorsque les Hébreux ont pris conscience qu'ils n'étaient pas les seuls à être aimés de Dieu, que leur Dieu était en fait celui de tous les hommes. Ce message, Jésus l'a lui-même délivré avec vigueur, puis certains dirigeants de son Église naissante, notamment Paul, l'ont fait triompher.
Néanmoins, le pragmatisme utilitariste a connu encore des heures de gloire avec la formule hors de l'Église, point de salut , ou plus exactement avec l'interprétation ultra de cette formule, si commode pour légitimer l'endoctrinement et les conversions plus ou moins forcées. Pour la culture du résultat (nombre de baptisés, budget des organisations ecclésiales) il s'agissait d'un outil précieux.
Le créationnisme est pareillement une doctrine pragmatique en ce sens qu'elle transforme en vérité scientifique une parabole (le récit de la Création) destinée à nous montrer que Dieu a confié à l'homme des responsabilités et une dignité particulières.
Il existe deux récits de la Création (respectivement aux chapitres 1 et 2 de la Genèse), en apparence contradictoires :
- dans le premier, Dieu crée les animaux d'abord, et l'homme ensuite, ce qui indique sa position au sommet de l'échelle des choses et des êtres, puisque la structure du texte est ascensionnelle ;
- dans le second, l'homme est créé avant les plantes et les animaux car il fallait qu'il soit là pour cultiver le sol (Gn 2, 5) : l'accent est cette fois mis sur la responsabilité. C'est d'ailleurs pour qu'il ait les moyen d'exercer ses responsabilités que l'homme reçoit une aide , la femme, dont la création survient in fine, Dieu s'étant aperçu qu'il en demandait trop à un être solitaire.
Cette dualité aurait dû suffire à faire comprendre que les deux premiers chapitres de la Genèse n'étaient pas un cours d'histoire, mais deux paraboles nous donnant des indications complémentaires pour comprendre ce que Dieu attend de l'homme. Pourquoi cela n'a-t-il pas toujours été le cas, pourquoi les éléments communs aux deux textes ont-ils été interprétés comme une sorte de révélation scientifique sur l'histoire de nos origines ?
C'est qu'il est plus simple, plus efficace — plus pragmatique — dans certaines circonstances, d'accueillir les mythes comme des vérités historiques ou scientifiques. Croire à la lettre de la Genèse entraîne la conviction, seule importante, que l'homme est à la fois maître et serviteur du monde qui l'entoure — une proximité des extrêmes que Jésus s'appliquera à lui-même. Le pragmatisme — disons le mauvais pragmatisme — nous incite donc à prendre ces récits au pied de la lettre, puisque c'est un moyen pratique de parvenir à la fin recherchée, à savoir prendre conscience de la dignité et de la responsabilité de l'homme.
Mais quel risque ce mauvais pragmatisme fait courir à notre conception de l'homme en la reliant étroitement à une interprétation littérale des textes bibliques ? Il nous embringue dans une liaison dangereuse : le jour où il apparaît clairement que les textes ne nous donnent pas une description scientifique des commencements du monde et de l'humanité, combien sont désorientés, tentés de jeter le bébé (le message sur le rapport de l'homme à la nature et à Dieu) avec l'eau du bain (la présentation imagée et mythique de la façon dont les choses se seraient passées aux origines).
Le pragmatisme en politique économique
Nous voilà bien éloignés, dira-t-on, de la culture du résultat en politique économique. Pas du tout ! Le virus du mauvais pragmatisme est quasiment le même, à quelques détails près, qu'il soit implanté dans l'organisme religieux ou dans l'organisme politico-économique. Les dirigeants, qu'ils le soient dans la sphère économique, politique ou religieuse, sont soumis au même type de tentation : demander au bon peuple de croire à des calembredaines parce qu'ils ont dans l'idée que cette croyance produit des résultats bénéfiques. Qu'ils partagent ou non cette croyance est important du point de vue de leur sincérité, mais ne fait pas une énorme différence pour ce qui est des conséquences de cet usage utilitariste et manipulateur des croyances.
Beaucoup de dirigeants politiques ont voulu que leurs sujets soient élevés dans une religion donnée, parfois pour faciliter l'exercice de leur pouvoir, parfois par altruisme, convaincus qu'ils étaient que la religion fait du bien au peuple. Des penseurs ont théorisé leur pratique, expliquant que la croyance religieuse est nécessaire, ou du moins fort utile, pour fournir aux populations un cadre moral rendant la vie en commun moins difficile. Et les résultats furent souvent au rendez-vous : si l'on croit en Dieu, tout n'est pas permis : tu ne tueras point, tu ne voleras point, etc. Le revers de la médaille est que cette instrumentalisation moraliste de la foi débouche logiquement sur le cri de ceux qui viennent à douter : Si Dieu n'existe pas, tout est permis. Bien entendu, que l'on croit ou non en Dieu, la morale existe : Comte-Sponville et bien d'autres philosophes contemporains sont là pour en témoigner. Mais, après que des générations de pragmatiques aient compté sur la religion pour inculquer de la moralité au bon peuple, le déclin du christianisme (ou de toute autre foi) laisse inévitablement un trou éthique : en Occident, nous en savons quelque chose !
À l'intersection des sphères économique et politique, le pragmatisme est souvent célébré sous la dénomination de volontarisme . En schématisant, le dogme volontariste consiste à croire que les interventions de l'État sont presque toujours utiles. Par exemple, s'il y a un problème d'emploi des personnes à faible qualification, des réductions de charges sociales sur les bas salaires vont certainement améliorer la situation. Ou encore, s'il y a un déficit de culture économique dans la population, yaka augmenter le nombre d'heures d'économie au lycée.
Cet interventionnisme est justifié par l'idée selon laquelle chaque problème aurait sa solution. Y a-t-il un problème de récidivisme ? Vite, quelques dispositions spécifiques pour les délinquants et criminels qui rééditent leurs exploits. Mais les prisons sont saturées, et l'Europe fait les gros yeux sur les conditions de détention ? Vite, une loi pour régulariser la pratique consistant à ne pas faire exécuter une grande partie des peines de prison. La demande en provenance des ménage mollit-elle, risquant d'aggraver le chômage ? Vite, des baisses d'impôts, de nouvelles prestations sociales, et de nouvelles dépenses publiques. Mais le déficit de l'État s'alourdit ? Ne remplaçons qu'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Etc., etc. Nul ne pratique si bien que l'État le principe évangélique selon lequel la main droite doit ignorer ce que fait la main gauche !
Le mythe un problème, une solution , combiné avec l'idée que la dite solution est entre les mains de l'État, débouche à la fois sur un capharnaüm de mesures hétéroclites et sur un désordre intellectuel étonnant. La pointe de ce désordre qui a envahi les esprits de nos dirigeants est l'érection de stèles (parfois législatives ou réglementaires, plus souvent discursives) sur lesquelles sont gravés des commandements ou principes de circonstance. Par exemple, quand cela justifie l'action décidée, on se réfère au libéralisme. Mais le lendemain, sur un autre sujet, c'est la protection contre la concurrence internationale déloyale qui sera invoquée. Chaque corpus cohérent de concepts, d'analyses et de règles est ainsi tour à tour instrumentalisé pour justifier la décision du prince. Le pragmatisme est en fait le rabaissement systématique des constructions rationnelles vouées à la recherche de la vérité au rang de pom-pom girls dont on loue les services pour mettre en valeur un projet sans aucun rapport avec elles.
Au début (n. 2 et 3) de Caritas in veritate, Benoît XVI écrit que l'amour doit être compris, vérifié et pratiqué à la lumière de la vérité , et que dépourvu de vérité, l'amour bascule dans le sentimentalisme . Ces deux phrases mériteraient d'être dupliquées en remplaçant amour par politique . La politique n'est pas, sauf exception, comprise, vérifiée et pratiquée à la lumière de la vérité : le plus souvent, elle instrumentalise ce qui émane de la raison à la recherche de la vérité pour justifier au coup par coup les différentes composantes d'une une agitation vibrionnante. Ainsi privée de vérité, elle bascule effectivement dans le sentimentalisme, comme nous le démontre la ruée des hommes politiques sur les victimes médiatisées.
Dans le premier volume de Droit, Législation et Liberté, Hayek consacre un chapitre au thème Principes et expédients . Il y écrit : Appliquer à chaque tâche les "techniques sociales" les mieux adaptées à sa solution, sans s'embarrasser de croyances dogmatiques, voilà ce qui semble à certains la seule façon de procéder digne d'un âge rationnel et scientifique. Ces mots datant de 1973 s'appliquent on ne peut mieux à la situation française et européenne actuelle. Or il montre que cette façon de décider au coup par coup, en adoptant une solution au vu de ce qui constitue ses avantages propres n'a en réalité aucun rapport avec une attitude rationnelle et scientifique. Il démontre que la liberté ne peut être sauvegardée qu'en suivant des principes, et on la détruit en se servant d'expédients .
En insistant vigoureusement sur la nécessité d'un corpus cohérent de principes, des principes qui se renvoient les uns aux autres et s'éclairent mutuellement (n. 9), le Compendium de la doctrine sociale de l'Église conforte cette position.
La raison de cet attachement aux principes est simple : on juge l'arbre à ses fruits ; or les politiques pragmatiques , faites d'une accumulation de décisions prises au coup par coup sans avoir de ligne de conduite cohérente, ne donnent pas de bons résultats. Les mêmes erreurs sont répétées, sans que leurs causes soient identifiées. Inversement, les principes constituent la façon dont nous autres hommes tirons les leçons de ce que nos ancêtres et nous-mêmes avons vécu. S'en passer revient à se couper les jambes avant de participer à un marathon.
Mieux vaut donc nous appuyer sur des principes éprouvés, mûris au fil du temps, des succès et des échecs. En fait le bon pragmatisme, celui qui consiste à tenir soigneusement et honnêtement compte des faits, conduit à répudier le mauvais pragmatisme et à gouverner en suivant des principes.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon III, vice-président de l'association des économistes catholiques
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