À l’heure où fut publié cet entretien avec Pierre de Lauzun, essayiste et économiste, le président Macron ne s’était pas encore exprimé. Mais des Gilets jaunes avaient d’ores et déjà annoncé une nouvelle journée de mobilisation le 15 décembre. L’analyse de cette crise à travers cet entretien garde aujourd'hui toute sa pertinence et offre des points de réflexion essentiels pour clarifier le débat et sortir de l’impasse.
De manière générale, comment analysez-vous la crise des Gilets jaunes ? S’agit-il d’une crise passagère ou d’un mouvement plus profond ?
Il y a quelque chose de très profond, c’est une voix nouvelle qui se fait entendre dans le débat public et qui pèsera au moins pendant un temps. Mais la limite de ce mouvement c’est qu’il s’est construit comme un réseau et veut le rester, sans porte-parole ni élaboration commune d’un programme ou de revendications. C’est une limite importante pour qui veut peser dans le débat public. Les revendications qui circulent sont nombreuses, parfois contradictoires et surtout, ne sont pas endossées, ce qui signifie que l’on ne peut pas en discuter, que ce soit avec le gouvernement ou avec n’importe qui d’autre.
S’il est difficile de faire émerger un ensemble de revendications claires, une certaine ligne se dessine, qui met en cause un État incapable de remplir sa mission tout en réclamant plus d’État, par l’intermédiaire d’aides et de financements divers. N’est-ce pas contradictoire ?
C’est une contradiction réelle et profonde, qui vient de ce que le malaise et l’insatisfaction s’expriment à travers des jeux de revendications qui ne sont pas nouvelles mais au contraire déjà en place ou connues. Le journal Le Monde a établi une corrélation assez forte entre les demandes qui apparaissent ici ou là, et les programmes de Jean-Luc Mélenchon il y a un an et, dans une moindre mesure, celui de Marine Le Pen. C’est ce qui fait qu’une revendication profonde et originale, par ce que le géographe Christophe Guilluy appelle la « France périphérique », se traduit de fait par des demandes très classiques comme la hausse des salaires, etc., qui sont peut-être justifiées mais qui ne sont pas originales. Ce qui l’est un peu plus, c’est la demande de démocratie directe, qui pourrait se traduire par des mesures de type référendum populaire, ce qui peut être intéressant au cas par cas, mais pas être un mécanisme permanent. Bref, le mouvement est nouveau mais n’arrive pas vraiment à porter de choses très nouvelles.
Les Gilets jaunes ont vite dépassé le seul combat pour le prix du carburant pour parler de « pouvoir d’achat ». Est-ce à l’État d’en être le garant et, si oui, comment peut-il en même temps respecter le principe essentiel de la subsidiarité ?
Il est manifeste, en effet, que l’essentiel des demandes des Gilets jaunes sont adressées à l’État, et pas aux entreprises. S’adresser à l’État, c’est demander l’utilisation de moyens étatiques, qui ne sont plus vraiment en état d’y répondre dans bien des cas. Il y a une difficulté importante avec le SMIC, par exemple, dont parlent les Gilets jaunes. Effectivement, l’État peut décréter l’augmentation du SMIC et cela aiderait certaines personnes, mais cela priverait d’autres d’un emploi puisque nombre de PME ne pourraient assumer cette augmentation du SMIC. Il n’y a pas d’appréhension claire de ce qu’est l’économie au sein des Gilets jaunes. Dans tout ce que j’ai pu lire d’eux, le terme d’Europe est quasiment absent, que cela soit pour la critiquer, revendiquer quelque chose, ou au contraire lui demander d’accélérer l’évolution. Or elle conditionne très largement l’économie de notre pays. Soit on remet en cause le cadre européen, soit on revoit ses ambitions à la baisse... Mais rien de cela n’est fait ici. On s’adresse à un cadre français qui est désormais moins pertinent que le cadre européen. Les Gilets jaunes portent moins une alternative claire qu’ils n’expriment des besoins.
Les Gilets jaunes devraient-ils alors adresser leur discours non plus seulement à l’État mais aussi aux entreprises, par exemple ?
La difficulté c’est que cela s’adresserait essentiellement aux patrons de PME plutôt qu’aux multinationales, car celles-ci payent très bien. Le vrai problème des multinationales est plutôt qu’elles ne créent que très peu d’emplois en France. Le gros de l’emploi est créé par des structures beaucoup plus petites, pour lesquelles le coût du travail est bien plus important. Ou alors l’on accepte la compétition et l’on s’organise par rapport à elle – ce qui peut signifier la baisse des charges sociales, etc. – ou l’on décide de sortir du système européen.
L’impression d’un trop plein de taxes a été à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. La France est-elle vraiment surtaxée ?
La France se distingue des autres pays européens bien plus par ses prélèvements sociaux que par l’impôt pur. Mais avec toutes ses taxes prises ensemble, la France détient effectivement le record de tous les pays développés. Le ras-le-bol fiscal est porté par tous, les gens aisés comme les autres. Là où le système Macron a échoué, c’est que ses mesures sont illisibles, avec la suppression de l’ISF ou de la taxe d’habitation d’un côté, et l’augmentation de la CSG de l’autre, plus les autres taxes et, en plus, le fait que les pensions ne sont plus indexées sur l’inflation. La seule attitude raisonnable aurait été une baisse générale de la pression pour tout le monde sans aucune augmentation d’impôt ; sauf que cela suppose de réduire drastiquement la dépense publique. Les gens ont donc le sentiment, qui n’est pas absurde, que ce n’est ni juste, ni équilibré. Ils voient ce dont bénéficient les autres alors qu’eux doivent payer plus. Mais ce que ne voient pas les Gilets jaunes, c’est qu’en réduisant les ressources de l’État, il faut réduire aussi les prestations ; il ne sert à rien de se focaliser sur le coût des parlementaires ou des ministres qui, cumulé, ne pèse pas lourd.
Reste que malgré un système social qui fait l’originalité de la France, les gens ont un sentiment très clair de gaspillage de l’argent public...
Dans les pays scandinaves, la pression fiscale est légèrement moins élevée qu’en France mais les gens ont l’impression d’en avoir pour leur argent. Ici, l’argent est beaucoup moins bien employé. Il faut choisir de mettre de l’argent sur les points prioritaires, et ne pas changer de cap tout le temps.
Comment se fait-il par exemple qu’en Allemagne, on dépense moins dans l’éducation mais que les professeurs sont bien mieux payés ?
La politique d’Emmanuel Macron reposait, notamment par le biais de l’annulation de l’ISF, sur le pari du ruissellement, les fortunes non taxées devant entraîner des investissements, une reprise de l’emploi et de la consommation. Le pari était-il tenable et quelle marge de manœuvre reste-t-il à l’État français pour sortir à la fois d’une crise économique et d’une crise sociale ?
Remettre en place l’ISF serait envoyer un signal très négatif au plan international puisque c’est un impôt qui tel quel n’existe nulle part ailleurs. Le remettre, c’est dire « si vous gagnez de l’argent ici en France, on va vous pressurer ». Je vois bien la valeur de symbole que cela a pris aujourd’hui ; mais il est très difficile de mesurer les effets de la suppression de l’ISF avec aussi peu de recul et, quand quelque chose devient un symbole, justement, elle finit par échapper au débat rationnel. Au fond, en France, on pense désormais comme si l’argent appartenait à l’État et que chaque baisse d’impôt était un cadeau de sa part. Mais c’est le contraire ! L’argent est dans la poche des Français et c’est à l’État de donner une justification à chaque fois qu’il veut le prendre ! L’ISF n’est pas le problème central. Nous avons des impôts très compliqués et des charges sociales très lourdes, avec ce sentiment diffus que nous n’en avons pas pour notre argent. Avec la baisse des impôts, la vraie priorité, même si elle est politiquement douloureuse, c’est de faire un examen précis des dépenses.
Comment fiscalement associer la notion de justice et le besoin nécessaire de réformes, notamment vis-à-vis des retraités, qui se voient taxés sans bénéficier à leur tour de la solidarité qu’ils ont montrée envers les générations précédentes ?
C’est tout le problème d’un système de retraites par répartition. Un système par capitalisation est plus individualiste, ce qui a des inconvénients, mais a l’avantage de la clarté : chacun met la main à la poche et retrouve à la retraite, sous forme de rente, ce qu’il a investi. Dans un système par répartition comme le nôtre, les gens payent au fil de l’eau pour financer les pensions des gens qui sont déjà à la retraite, et n’ont plus qu’à espérer que leurs successeurs feront de même pour eux. La question est de savoir quel est le rapport correct entre une retraite et les revenus de vie active. Il me semble qu’une fois qu’on a établi un tel rapport, il ne faut pas y toucher car c’est un pacte social fondateur. Le grignoter en ne l’indexant pas sur l’inflation, c’est injuste. En revanche on peut reculer l’âge de la retraite si la vie s’allonge. Les Gilets jaunes, eux, sont contre le système des retraites à points. Il peut être mal appliqué, c’est vrai, mais il ne me semble pas mauvais en soi.
En tout cas, on a l’impression générale d’une crise dans l’obscurité, dont on voit mal l’issue. D’un côté, Macron ne s’est pas montré assez clair et a fait preuve de beaucoup d’agressivité et de mépris. De l’autre, les Gilets jaunes sont volontairement non structurés, et ils réclament en même temps une baisse des taxes et des prestations supplémentaires. Quoiqu’on pense de ce mouvement, et quelle qu’en soit l’issue – c’est-à-dire que le gouvernement Macron s’en relève ou pas –, le danger pour la suite c’est l’immobilisme. Exercer la violence pour remplacer un pouvoir ne se justifie que lorsqu’on a une solution alternative, et là il n’y en a pas.
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